Pour cette nouvelle série de chroniques, la parole est donnée aux femmes : de la Turquie en passant par le Mexique et la Norvège, leurs trois voix résonnent durablement dans l’esprit de leurs lectrices et lecteurs… Celle d’Asli Erdogan, courageuse et déterminée, dénonce les crimes et les injustices au péril même de sa liberté. Aura Xilonen (mexicaine comme son nom ne l’indique pas) offre quant à elle sa jolie plume au service d’autres oppressions, elles aussi d’actualité, avec humanité et humour. Quant à Monica Kristensen, elle nous convie à un polar haletant et glacial sur la banquise !
Les éditions Actes Sud, éditeur des romans d’Asli Erdogan, ont réuni dans cet ouvrage vingt-neuf de ses chroniques parues ces dix dernières années dans le journal pro-kurde « özgür Gündem ». Ce journal a été fermé et tous ses collaborateurs arrêtés, victimes de la purge massive lancée par le président Erdogan (aucun lien de parenté avec Asli) après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016… Dont Asli Erdogan, arrêtée et emprisonnée le 16 août dernier, pour appartenance à une « organisation terroriste »… Elle fut libérée de prison le 29 décembre après presque cinq mois de mobilisation internationale. Affaire réglée ? Hélas, non, puisque le 14 mars prochain, Asli doit se présenter à son troisième procès et qu’elle risque la perpétuité…. Son unique « crime » est d’écrire depuis trente ans sur les opprimés du monde entier et d’être devenue le symbole gênant de la liberté d’expression… Dans ces chroniques bouleversantes, Asli évoque, avec courage et détermination le centenaire du génocide arménien, les atteintes aux libertés des femmes, les crimes commis contre les civils kurdes, toutes ces abominations qu’elle condamne avec souffle et exigence de vérité. A la lecture de ces textes politiques, actes de résistance d’une combattante de la liberté et de la justice, on tremble pour Asli, car il est certain qu’elle ne reniera pas ses convictions et ses engagements pour sauver sa liberté… La mobilisation est donc loin d’être terminée et il faudra encore et fortement faire entendre notre voix pour faire pression sur les oppresseurs… Écrits dans le sang et les larmes, les mots percutants et puissants d’Asli, traversés de fulgurances poétiques, laissent une empreinte indélébile et nous donnent une vibrante leçon de courage et d’humanité…
Le silence même n’est plus à toi d’Asli Erdogan (Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), Actes Sud, 2017 / 16,50€
La vie n’a pas fait de cadeau à Liborio… Orphelin, il est recueilli par sa marraine, une vraie marâtre qui le jette à la rue alors qu’il n’est encore qu’un enfant …Liborio tente l’aventure et réussit, après bien des périls, à traverser la frontière entre son Mexique natal et les États-Unis. Clandestin et totalement démuni, mais doté d’une force de caractère hors du commun, il réussit à se faire embaucher dans une librairie hispanique. Son patron qui peut se montrer odieux et tyrannique, lui offre toutefois la possibilité de loger dans la mezzanine au-dessus du magasin. C’est là que Liborio, par ennui au début et par passion ensuite, va découvrir la littérature et la poésie, en passant ses nuits à lire tout ce qui lui tombe sous les yeux… Le jour où Aireen, une jeune fille que Liborio a déjà remarqué, se fait agresser devant la librairie par des « kékés », Liborio n’écoute que son courage et fonce au secours de la belle… Et en tombe illico amoureux ! Quant aux agresseurs, ils sont tous sur le carreau…Car, si Liborio ne paye pas de mine et paraît un peu freluquet, à la bagarre, il ne craint personne et possède une sacrée droite et un sérieux sens de l’esquive ! Peu de temps après, la librairie est vandalisée et Liborio se retrouve une fois de plus à la rue… Il trouvera refuge dans un foyer de jeunes migrants où, en échange de coups de mains pour la communauté, il trouvera une forme de sérénité en aidant ceux qui l’entourent. C’est là aussi qu’il s’entrainera à perfectionner ce qu’il sait le mieux faire : se battre. Mais en respectant les règles de la boxe, en vrai sportif ! Premier roman d’une jeune mexicaine de 20 ans, « Gabacho » est une vraie révélation et tout laisse à penser que son auteure a un très bel avenir devant elle ! Aura Xilonen a déjà l’essentiel : un style original, une « patte » qui fait sa marque de fabrique : le fait de faire s’exprimer son jeune héros dans le seul langage qu’il connaisse, une langue expressive et imagée, mélange d’argot et d’expressions mexicaines, est une sacrée trouvaille qui renforce le côté « réel » de son histoire (et qui a dû donner des sueurs froides à Julia Chardavoine, sa traductrice ! Tout comme à Serge Quadruppani avec les romans du truculent sicilien Andrea Camilleri !) Gabacho (que l’on pourrait traduire par « gringo », celui qu’on méprise, que l’on chasse) est un roman à multiples facettes : à travers Liborio, Aura nous parle de politique et de social, d’amour, de persévérance et d’humanité… Ce superbe roman, avec finesse et humour, dessine à travers l’ascension de ce gamin courageux et obstiné, un portrait de nos sociétés, dures et individualistes, où perce parfois l’espoir par la grâce de personnages lumineux qui, par leur action et leur générosité laisse entrevoir une autre forme de vivre ensemble… Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir et de son odieux programme de politique migratoire, « Gabacho » revêt bien des symboles et résonne avec force et de manière magistrale…
Gabacho de Aura Xilonen (traduit de l’espagnol par Julia Chardavoine), Liana Levi, 2017 / 22€
Karsten et Mads, avocats et amis d’enfance, rêvent tous deux d’organiser une expédition vers le Pôle Nord en partant depuis l’archipel le plus septentrional de la Norvège, avec des chiens de traîneau. S’ils réussissent (et ils n’en doutent pas une seconde …), ils entreront dans l’histoire, car même leurs plus illustres prédécesseurs n’ont jamais accompli pareil exploit… Ils trouvent deux coéquipiers pour rallier l’aventure : Svein, qui conduira les chiens, et Terje, futur riche héritier qui apportera une participation financière dont ils ne peuvent faire l’économie. Malgré l’apport de ce dernier, l’argent manque cruellement et comme l’expédition a été largement médiatisée, difficile de faire marche arrière sans sombrer dans le ridicule… Les hommes décident donc de partir, malgré ces funestes conditions, laissant leurs épouses dans la petite ville de Longyearbyen où elles attendront leur retour. Peu de temps après leur départ, les autorités reçoivent un appel de détresse des explorateurs : un ours polaire rôde autour de leur campement… Un policier, Knut Fjeld est envoyé en reconnaissance et découvre à son arrivée sur les lieux un spectacle désolant et inquiétant… Tous les chiens sauf un sont morts, vraisemblablement empoisonnés, vus leurs symptômes. Quant à Svein, leur musher, il semble lui aussi atteint du même mal… Knut demande l’évacuation immédiate du malade et celle de l’équipe au complet, leur expédition se trouvant désormais plus que compromise… Mais les trois hommes refusent obstinément d’être évacués, obligeant Knut à rester près d’eux pour tenter de les convaincre d’abandonner… En attendant le retour de l’hélicoptère, il profitera de ce laps de temps pour tenter d’élucider le mystère de la « maladie » de Svein et de la mort des bêtes … La situation devient irrespirable et de plus en plus tendue entre le policier et les trois hommes… D’autant plus qu’une tempête retarde de plusieurs jours les secours … Monica Kristensen nous offre avec cette « expédition » un roman intense qui oscille entre polar, tragédie et roman d’aventures. Elle distille goutte à goutte un suspense qui va crescendo jusqu’au dénouement révélé dans les toutes dernières pages de ce livre aussi palpitant qu’angoissant… Glaciologue de formation, Monica a été la première femme à diriger une expédition en Arctique. On ne s’étonne donc pas que son récit recèle de tels accents de vérité ! Quant à la psychologie des personnages, livrés à eux-mêmes dans une nature sauvage et hostile, elle les dépeint là aussi avec une grande justesse et une belle acuité. Un voyage réaliste et inquiétant dans une nature sauvage et hostile, mais aussi dans les machiavéliques rapports humains… Brrrr !!!!!!!!!!!!
L’expédition de Monica Kristensen (traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon), Gaïa, 2016 / 21€
Christine Le Garrec