Jusqu’alors associé aux timbres énigmatiques et poétiques de James Newton Howard, le cinéma de M. Night Shyamalan s’est d’abord tourné vers West Dylan Thordson pour achever sa trilogie super-héroïque initiée avec Incassable (2000) puis Trevor Gureckis – sur le petit écran avec Servant (2019) et enfin Old, adaptation de la bande-dessinée Le Château de Sable dont le maître du twist est tombé éperdument amoureux. Après un voyage dans l’espace avec Neil Burger (Voyagers, 2021), Gureckis poursuit son exploration du huis clos avec des teintes graves et des expérimentations flippantes qui déclinent à la perfection le climax anxiogène d’un microcosme où il ne fait pas bon de vieillir. Il se pourrait bien que M. Night Shyamalan se soit trouvé un nouvel alter ego musical… Que nous avons rencontré !
DE BEETHOVEN À PHILIP GLASS
David-Emmanuel Thomas : Que raconte de vous votre musique ?
Trevor Gureckis : J’ai reçu une formation en composition classique. Mes pensées sont donc toujours guidées par des idées thématiques au sens large. Que ce soit des thèmes au sens littéral, des harmonies ou simplement des sons, ça va jouer tout au long d’un film ou d’une série comme dans le cas de Servant. Peut-être que c’est lié à mon admiration pour Beethoven et Mozart… Je pense que le public peut aussi l’entendre ou le percevoir. Ce que j’écris n’est pas aussi clair et explicite que ce que fait John Williams, à savoir des thèmes très distincts, parfaitement adaptés aux films pour lesquels il compose. La musique nécessite parfois d’être plus voilée selon le type de films. L’esthétique sonore prime donc sur l’authenticité des notes et des thématiques associées à tel ou tel personnage.
Quelles sont vos références musicales ?
Mes influences les plus fortes remontent à ma formation classique. Beaucoup de compositeurs russes comme Chostakovitch et Prokofiev, des compositeurs polonais comme Koretski et Szymanowski ou encore des compositeurs vivants comme Philip Glass – un ami pour lequel j’ai travaillé en tant qu’assistant et dont je suis fan depuis très longtemps.
Qu’est ce qui nourrit votre inspiration lorsque vous composez une BO ?
Mon inspiration survient certainement au moment où je suis impliqué dans la composition. Les compositeurs sont généralement les dernières personnes à manier le film. Le dernier élément à sortir de nulle part, c’est la musique ! Nous sommes chargés de trouver ce qui est inspirant et, généralement, ça se produit à la toute fin. On pourrait commencer plus tôt, lire les scénarios, etc. Mais il y a tellement de changements en cours de route, aussi bien au tournage qu’au montage, qu’il vaut mieux attendre. Une fois le film terminé, on a un bon montage à partir duquel travailler. A ce moment, on peut entamer sa collaboration avec le réalisateur. Nous, compositeurs, essayons simplement de faire ce qui convient le mieux pour le film. Si ça ne fonctionne pas, deux possibilités s’offrent à nous : proposer quelque chose de nouveau ou ne pas utiliser de musique du tout.
Comment établissez-vous la connexion avec un réalisateur ?
Généralement, tout commence par une rencontre avec lui. Ça peut être mis en place avec un superviseur musical ou le réalisateur lui-même, qui a entendu parler de vous ou de votre musique, sur un film ou une série. Cette rencontre initie la « connexion » et peut déboucher sur contrat lié au projet sur lequel ils travaillent. Qu’il s’agisse d’un extrait de scène, d’un premier montage ou du montage final, j’ai tendance à écrire des morceaux complètement décalés par rapport à l’image. Mais il me faut commencer par là pour établir le ton de la musique et de l’instrumentation. Si le langage convient au réalisateur et à moi-même, je me lance alors dans le scoring.
Quels changements les plus excitants avez-vous observé récemment dans les musiques de films ?
Certaines des bandes originales les plus intéressantes proviennent des films d’horreur. On y trouve des musiques à la fois très modernes et avant-gardistes avec une instrumentation intéressante et différentes techniques d’exécution originales sur les instruments. Quand on regarde un drame ou un film d’action, on a souvent l’impression d’avoir déjà entendu ces instrumentations. Sur un film d’horreur, on entend beaucoup de sons et de techniques cools. Pour autant, ça ne signifie pas qu’il s’agit du seul changement à se produire mais c’est un domaine où les compositeurs essaient d’expérimenter de bien des manières. Je trouve ça vraiment excitant !
COLLABORER AVEC SHYAMALAN
Comment s’organise votre travail avec Shyamalan ?
Night prend chaque film pour ce qu’il est. Il est très réceptif aux notes et aux réécritures, sur ce qui fonctionne ou pas. Je n’ai travaillé avec lui que sur un seul film mais nous entretenons tous les deux une bonne relation. J’aime explorer et suivre ce qu’il réalise, connaître ses pensées et les creuser afin d’observer la direction qu’elles prennent. De son côté, Night réagit à mes propositions, y réfléchit puis me fait des commentaires. Il ne se limite pas égoïstement à ses propres pensées mais cherche plutôt à découvrir le fonctionnement de ma musique, comprendre ce qu’il ressent. Tout dépend aussi de la manière dont le film doit sonner ! Sur la série Servant, j’enregistrais et je jouais principalement des instruments moi-même, à l’inverse d’Old, où nous sommes revenus à une formule orchestrale à l’image des partitions de James Newton Howard – je ne me souviens pas si c’était le cas sur Split et Glass. C’est un gros film qui m’évoquait des cuivres, des vents et des cordes. Seulement, il ne m’était pas possible d’écrire et d’enregistrer à la limite du temps comme sur Servant où j’avais l’habitude de livrer les dernières répliques musicales quelques jours seulement avant de devoir les envoyer à Apple TV. Plusieurs sessions sont nécessaires, ce n’est pas comme ça que le timing fonctionne. Sans oublier que l’autre moitié de la partition n’était pas encore enregistrée ! Night l’a bien compris et je me suis organisé avec mon orchestrateur David Crystal pour disposer d’un temps suffisant.
Votre collaboration sur la série Servant vous a sans doute aidé à vous familiariser à travailler avec lui, non ?
Night et moi venions de travailler pendant environ deux ans sur Servant. Enchaîner sur un long-métrage comme Old, c’est comme si on faisait table rase, qu’on commençait quelque chose de complètement nouveau. La complexité et la densité de la musique sont totalement différentes car il fallait trouver et explorer un nouveau langage. J’ai réalisé beaucoup plus d’enregistrements, j’ai joué du violon et des percussions sur quelques morceaux. Toutefois, j’avais quand même besoin d’un vrai percussionniste : j’ai donc fait appel à Jay Wadley qui a pu co-composer certains morceaux avec moi. Night n’a utilisé aucune musique temporaire ce qui implique une longue période d’exploration où j’ai dû composer une quantité de musique importante. Heureusement, il n’a pas cessé de nous faire confiance au cours de ces six mois de travail. Pour moi, ce fut la course folle. Lorsque j’ai commencé Old, mon enfant de deux mois, Elliot, se réveillait toutes les deux heures ! J’alternais donc entre le gardiennage et la composition dans cette installation rudimentaire qui me sert de home studio.
Shyamalan s’est régulièrement montré très réfractaire à l’utilisation d’une BO. James Newton Howard a dû batailler dur pour le convaincre de lui laisser en composer pour Signes. Avez-vous observé une évolution dans son rapport à la musique ?
Night aime commencer une scène sans aucun appui musical. Il peut très bien dire : « Je ne sais pas si nous avons besoin de beaucoup de musique » ou bien « Je ne pense pas qu’il y aura de la musique dans cet épisode ». Au final, on se retrouve avec vingt minutes de musique sur une trentaine de minutes d’épisode ! Tout ça dépend de notre exploration de la scène en question. En vérité, je ne me souviens pas de cette histoire sur la musique de Signes. Ce que je peux vous dire, c’est que Night voulait que la musique d’Old joue un rôle important. Pendant qu’il tournait, il a songé à certaines références musicales comme La Planète des Singes [musique de Jerry Goldsmith, ndlr] avec ces percussions grandiloquentes que nous nous sommes appropriées à notre manière. Nous avons ainsi pu en extraire le sens de la brutalité de la nature et de la temporalité qui régissent le film. Je pense qu’il avait prévu qu’Old serait pourvu d’une partition substantielle. Ce n’était donc pas une surprise et je n’ai pas eu à le convaincre d’utiliser de la musique.
COMPOSER POUR OLD
Pouvez-vous nous parler des expérimentations menées sur Old ?
Généralement, j’aime trouver un nouvel instrument ou une « boîte à outils » sur chaque nouveau projet pour redoubler d’inspiration et ainsi éviter de m’ankyloser ! Sur Old, il y a cet instrument métallique appelé le Marvin, inventé par Adam Morford, que j’ai utilisé comme un élément récurrent dans le score. Il se retrouve aussi bien dans les moments émotionnels et dramatiques que dans d’autres plus agressifs. Si vous le frappez contre des tiges métalliques, ça fait un peu le bruit d’un pistolet ! Il y a une variété de choses que je voulais essayer. Par exemple, lorsqu’on enregistrait les cordes, on réalisait toujours deux prises : une première où elles jouaient des accords émotionnels puis une seconde où elles le jouaient de manière ondulée. Le tout a été mixé pour obtenir des ondulations intéressantes sur certains morceaux. D’un autre côté, mes collaborations avec d’excellents violoncellistes m’ont permis de créer de superbes effets spectraux générateurs de tension. J’ai d’ailleurs toujours joué du violon étrangement. Je ne suis pas un violoniste mais plutôt un compositeur violoniste, ce qui signifie que je peux me tenir droit en jouant puis devenir fou en l’espace d’un instant. J’ai donc cherché à apporter beaucoup de petites touches personnelles de ce genre et d’autres plus « normales », comme un piano, qui me semblaient plus familières. Ce n’est pas qu’un festival de bizarreries !
A l’image de la décrépitude des corps que filme Shyamalan, la musique semble se dégrader continuellement au fil de l’écoute de la BO d’Old…
Notre approche a été relativement agressive. A l’origine, on avait quelques morceaux au début du film qui accompagnaient le public étape par étape, mais nous avons préféré les placer à la fin. Il y a cette idée de maintenir les chaînes attachées puis de les libérer. Même si la campagne marketing annonce beaucoup de choses, Night est très doué pour vous empêcher de deviner l’intrigue. Durant les vingt premières minutes, on nous présente les différents personnages sans réellement nous en rendre compte. Une fois que « l’événement » les frappe les uns après les autres, tout change : on a l’impression que l’interrupteur s’allume et que la musique explose ! Les personnages n’ont aucun répit à l’exception de quelques moments où ils réfléchissent à leur vie. Pourquoi passe-t-elle si vite ? Ont-ils fait les bons choix ? Ont-ils été bons ? Sur une heure et demie de musique dans le film, j’en ai volontairement coupé un tiers dans l’album pour obtenir une bande originale à l’économie qui ne se répète pas. Tout s’enchaîne si rapidement que je ne voulais pas surcharger l’écoute avec des morceaux trop similaires.
Il se dégage de votre partition une expérience anxiogène et viscérale qui la situe au carrefour de la musique et des effets sonores. Diriez-vous que c’était l’effet recherché ou que cela convenait davantage à l’histoire racontée ?
Pas vraiment. J’exprime simplement de la curiosité vis-à-vis des sons avec lesquels je travaille. J’utilise beaucoup de synthétiseurs ou des samples de sons du monde réel souvent associés au sound design parce que ça donne de la texture à ma musique. C’est un niveau d’intérêt supplémentaire face à la simplicité d’un sol dièse par exemple. Pour autant, je n’essaie pas de faire du sound design comme les grands bruitages de l’océan qu’on entend dans le film. Le temps s’écoule à toute vitesse, les gens vieillissent… Cette menace qui pèse, j’espère que vous la ressentirez à travers ma musique. D’un autre côté, le jeu des bois et des cordes est là pour apporter quelques lignes de notes que vous pouvez suivre plus facilement bien que les mélodies ne ressemblent pas à celles de John Williams. Certains éléments peuvent donc s’apparenter à du sound design, d’autres à de la musique de film. En tout cas, Night vérifiait que l’intérêt musical demeurait dans chacune des séquences où la musique était jouée pianissimo. Je devais toujours m’assurer de garder un certain niveau de contrôle pour que nos oreilles restent éveillées et que nos esprits s’agitent !
Un thème plus mélodique récurrent (« Slot Canyon », « Now », « Message », « Looking Back ») se détache toutefois du reste de la partition. Que représente-t-il ?
Night aime beaucoup le genre de musique qui vous connecte avec les images et les personnages ! La mélodie et l’harmonie sont extrêmement importantes et puissantes. Dans le score, beaucoup d’éléments sont texturés ou lourdement chargés en batteries et cuivres pour renforcer les attaques, le drame et l’excitation. Au milieu de tout ça, il y a des éléments plus harmoniques comme les glissades de violoncelle qui apportent du caractère. Quant à l’élément mélodique, il est utilisé à la manière d’un fragment lié à la temporalité – une part importante de l’intrigue. Il agit comme un motif circulaire venant compléter la partition. Lorsqu’il intervient, je suppose que vous y prêtez attention. C’est un peu délicat d’en parler trop car il apparaît surtout vers la fin du film…
Shyamalan planche déjà sur un nouveau film pour Universal. Vous êtes au courant ?
Oui, j’en ai entendu parler et je me demande bien ce que ça peut être. En ce moment, je suis déjà en train de travailler avec lui sur la saison 3 de Servant. Je n’arrive pas à croire que c’est déjà fini et qu’il travaille sur un autre film. Mon emploi du temps a été alourdi à cause d’Old. Je vais avoir besoin de vacances !
Propos recueillis par Zoom, le 5 août 2021.
Je remercie chaleureusement Trevor Gureckis pour sa disponibilité et sa gentillesse.
(Crédit photos: trevorgureckis.com)
David- Emmanuel– Le BOvore