Julien Leclercq et Éric Serra empruntent la dangereuse route du remake du Salaire de La Peur (1952), adaptation culte du roman de Georges Arnaud, qui se voit remodelé en un film d’action made by Netflix. Auréolé d’une confiance absolue, le comparse de Luc Besson, un brin nostalgique, nous projette au cœur d’un convoi de nitroglycérine grâce à une riche palette de teintes qui déclinent aussi bien l’imbroglio de la fratrie incarnée par Franck Gastambide et Alban Lenoir que l’atmosphère anxiogène de leur mission. Son challenge ? Faire grimper le palpitant des abonnés Netflix et honorer sa promesse de se renouveler à chaque projet. Le temps d’un court instant, ce grand contributeur du cinéma s’est livré sur cette bande-originale explosive, éditée par Milan Records, en se remémorant le souvenir impérissable que lui a laissé le film originel de Henri-Georges Clouzot. Qui a dit que la musique d’Éric Serra était cantonnée à l’univers de Luc Besson ?
Comment votre nom a circulé sur Le Salaire de la Peur ?
Je connais le réalisateur Julien Leclercq depuis près de huit ans. A l’origine, nous nous sommes rencontrés pour mener un projet de film ensemble – un biopic sur Alain Prost [un champion français de Formule 1, ndlr]. Chaque année, il est retardé puis reporté pour différentes raisons complexes liées à la production. Il n’a toujours pas été réalisé mais il est toujours d’actualité. Entre temps, Julien a notamment réalisé des séries pour Netflix et, de mon côté, j’ai aussi été embarqué dans d’autres projets. Mais l’on continue de se parle régulièrement au sujet de ce film. Quand Julien s’apprêtait à réaliser Le Salaire de la Peur, il m’a demandé d’en écrire la musique. J’avais tellement envie de travailler enfin avec lui que j’ai accepté sans hésitation.
Partagez-vous une connexion particulière avec le film originel de Henri-Georges Clouzot ?
Le remake du Salaire de la Peur me plaisait bien, justement parce que fais partie de la génération qui a connu l’original. Ce film cultissime est un peu plus vieux que moi. Je ne l’ai vu qu’une seule fois étant gosse. Le souvenir qu’il m’a laissé n’était pas du tout précis mais extrêmement positif. J’avais été complètement fasciné par ce suspense incroyable, cette ambiance prégnante avec ces monstres de ferraille très impressionnants ; dans le même esprit que le futur Mad Max. Avant de commencer à travailler sur le remake, j’ai voulu revoir l’original. La première heure m’a beaucoup surpris car l’intrigue principale met beaucoup de temps à démarrer : on s’attarde sur la présentation des personnages ; les camions ne sont toujours pas apparus à l’écran. Mais l’ambiance générale dont j’avais le souvenir est toujours aussi incroyable. L’idée d’en faire un remake était excellente. Julien propose une version très différente de l’original, sans les lenteurs de la première heure. A vrai dire, le seul élément qui a été conservé est le convoi de camions chargés de nitroglycérine. On est vraiment dans un film d’action pur et dur !
Les films d’action ne vous sont pas étrangers : Goldeneye, Anna, Braqueurs d’élite ou Lucy portent tous votre signature. Vous paraît-il difficile de vous démarquer ou de vous renouveler dans un genre aussi balisé que celui-ci ?
C’est toujours difficile de se démarquer. J’ai la volonté de ne pas faire la même chose sur chacun de mes films. Le problème, c’est que je ne suis pas en mesure de juger à quel point j’y arrive, parce que je suis le plus mal placé pour le faire. En tout cas, je m’efforce de respecter cette volonté en m’imposant, par exemple, de ne pas réutiliser certains sons qui font partie de ma signature. Ça me force justement à créer une partition inédite. Au moment où je compose, je ne me pose pas trop de questions. Je suis très spontané dans mon travail : je compose à partir de ce que je ressens au moment où je regarde le film. Et comme chaque film est forcément différent, ça génère de nouvelles inspirations à chaque fois. Les scènes d’action du Salaire de la Peur ne sont pas les mêmes que celles d’Anna ou Goldeneye ; mais ce n’est pas tout : les acteurs sont différents, les lieux sont différents, l’époque est différente. Moi-même, je suis différent : ma culture a changé et je n’ai plus le même âge qu’à l’époque de Goldeneye !
Julien Leclercq expliquait avoir « pour ambition de faire un film pour Netflix qui va rayonner dans le monde entier » et « rêver de faire la même chose que [les films américains] avec notre langage et nos moyens ». Cette intention ne vous rappelle-t-elle pas, dans un sens, certains aspects de votre collaboration avec Luc Besson ?
Luc et moi ne cherchons pas à faire comme les américains. On ne se l’est jamais dit de cette manière-là. C’est juste que nous nous sentons plus connectés à cette culture parce qu’en tant que spectateurs, nous faisons partie de la génération fan de Steven Spielberg, George Lucas et Stanley Kubrick. On a toujours été beaucoup plus influencés par leurs œuvres que par les films français, tout simplement parce que ça nous plaisait davantage. En musique, c’est pareil d’ailleurs : depuis tout petit, j’ai toujours écouté essentiellement de la musique anglo-saxonne : du rock, de la pop, du jazz, du jazz-rock, etc. Je me sens plus proche de ces univers musicaux que de la variété française, bien que je sois né en France et que j’y ai vécu la quasi-totalité de ma vie. Pour en revenir à Julien, je dirai que sa façon de filmer et d’orchestrer les scènes d’action n’a rien à envier aux gros films d’action américain. Il maîtrise ça extrêmement bien.
A-t-il mentionné des références ou des influences spécifiques pour la musique ?
Non, il ne m’a pas donné de références musicales précises. Il avait confiance en moi pour créer l’univers musical qui corresponde à son film. A vrai dire, je crois qu’il m’aime bien : je l’ai entendu dire dans des interviews qu’il était fan !
Qu’il s’agisse du contexte géopolitique, de l’environnement désertique, de la nitroglycérine, ou des rebelles armés, les enjeux de l’intrigue sont particulièrement anxiogènes. Julien Leclercq avait-il des intentions précises quant au rôle que devait jouer la musique pour accentuer la tension ?
En général, quand un réalisateur vous demande de composer de la musique, vous êtes censé aider son film. Quand je vois une scène qui est supposée être extrêmement tendue, je vais naturellement contribuer à cette tension qui est plus ou moins dans l’image sans que le réalisateur me le demande. Dans certains cas spécifiques, on peut effectivement me demander l’inverse pour créer un effet particulier. La musique a alors pour but d’exprimer autre chose que ce que les images nous montrent. Mais pour ce film, Julien n’a rien exigé en particulier.
« Chasing Clara », « Solar Power Plant in the Desert » et « The Last Race » font intervenir des éléments rythmiques et percussifs très denses. Comment l’intensité de ces morceaux s’est-elle construite à l’image ?
Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas un compositeur conceptuel. Mon mécanisme de composition est purement instinctif et émotionnel : je compose en fonction de ce que j’ai envie d’entendre et de ce que m’inspire le film. Ce n’est pas intellectualisé. Mes rythmiques se construisent de la même façon que mes harmonies : instinctivement. Je serais incapable d’être prof de composition, par exemple, parce que je ne sais pas expliquer ce que je fais. J’ai la chance d’avoir cette inspiration spontanée mais je n’ai jamais voulu l’analyser par peur de la chambouler. Et sincèrement, je n’ai jamais eu envie de savoir.
Une guitare arabe exprime la fraternité entre Alex et Fred, la culpabilité de l’un, le sentiment de trahison de l’autre (« The Wages of Fear », « Riot in Jail »), des percussions frénétiques accélèrent le palpitant des convoyeurs (« Driving Through the Desert », « The Last Race »), quelques notes orientales nous plongent au cœur du désert (« Tears of Rage », « The Wages of Fear »), … Le choix de votre palette instrumentale s’impose-t-il aussi de manière aussi instinctive ?
En général, je choisis aussi les instruments en fonction de ce que je ressens et de ce que j’ai envie d’entendre. Dans Le Salaire de la Peur, le seul élément qui contredit légèrement ce principe est le choix de deux instruments spécifiques : le oud, un genre de guitare fretless d’origine arabe, et le bendir, une percussion typique marocaine. Je jouais moi-même de ces instruments pour apporter un côté plus organique à la partition. Ce ne sont pas des instruments programmés ou samplés. En plus de ça, il était amusant de pouvoir jouer des quarts de ton, ce qui est impossible avec des instruments occidentaux. Et bien sûr, leur utilisation amenait des sonorités légèrement arabisantes qui collaient parfaitement à l’atmosphère du film et au lieu où se situe l’action – bien qu’on ne puisse pas l’identifier précisément. Ce sont les seuls instruments qui ont été choisis de manière un peu plus conceptuelle, à l’inverse des autres.
Votre musique s’accompagne de textures plus synthétiques (« Chasing Clara », « Brawl at Sidi’s », « Old Company Headquarters ») qui, comme souvent dans vos partitions, participent à créer des atmosphères originales. Diriez-vous que les instruments électroniques vous offrent des possibilités plus infinies en termes de création d’ambiance ?
La palette des possibilités est quasi infinie, en effet, parce qu’il existe énormément de sons de synthétiseurs. En revanche, la difficulté de créer des ambiances dépend de chaque film. Dans Dogman par exemple, j’ai volontairement utilisé très peu de synthés afin que ma partition soit la plus organique possible. Tous les climats que j’ai l’habitude de créer grâce aux synthés ont été obtenus à partir d’un archet. Je jouais principalement sur un violoncelle, ou une contrebasse, des cymbales mais aussi sur toutes sortes de choses improbables qui n’avaient rien à voir avec des instruments de musique. Je me baladais avec mon archet dans mon studio ou dans ma maison et j’essayais de le frotter partout, sur chaque surface que je voyais, pour voir quels types de sons je pouvais produire. Parfois, je savais déjà que j’allais obtenir des résultats intéressants comme sur le lavabo de ma salle de bain par exemple. Quand on tape dessus, il y a une vraie résonance, un peu comme une cloche. C’était extrêmement étrange. Bizarrement, quand on écoute les sons en question, on n’a aucune idée de ce qu’on entend. Ça pourrait très bien être du synthé. C’est ça la magie de la musique ! Le fait de les avoir obtenus réellement, à la main, donne un côté plus organique, plus mystérieux. Ça véhicule plus d’émotions. Dans Le Salaire de la Peur, je n’ai pas éprouvé de difficultés particulières à créer une atmosphère. Les synthétiseurs ont une place plus importante que dans Dogman. Mais, au vu de l’énorme quantité de musique que j’avais à composer – 1h40 de musique pour 1h50 de film, c’est le record de toute ma carrière – c’était beaucoup plus rapide que ma méthode avec l’archet !
Que retenez-vous de cette expérience ?
Je me suis bien amusé avec le oud et le bendir. J’ai pris beaucoup plus de plaisir à jouer réellement avec ces instruments plutôt que les programmer informatiquement. Et forcément, quand ça a été fait avec plus de plaisir, ça se ressent dans la musique. C’était aussi très agréable de collaborer avec Julien. J’ai déjà hâte de le retrouver.
En attendant que le biopic sur Alain Prost voit le jour, Luc Besson vous a-t-il parlé de son adaptation de Dracula ?
J’ai entendu parler de ça mais, pour l’instant, je ne suis pas officiellement au courant. Je ne suis pas sûr d’être engagé pour faire la musique de son Dracula…
Peut-être parce que ça sonne comme une évidence pour lui ? Quoique nous avons tous été très surpris de ne pas vous retrouver à la musique de Valérian et la Cité des Mille Planètes…
Peut-être que c’est une évidence… ou pas ! Il faudrait lui poser la question. Peut-être qu’il n’y a pas encore réfléchi, peut-être qu’il a l’intention de me le demander, ou peut-être qu’il a l’intention d’engager quelqu’un d’autre… Comme il n’a pas besoin de musique jusqu’à ce que le film soit tourné, Je sais qu’il lui arrive d’attendre le début du montage avant de se poser cette question.
Et sinon, quels autres projets vous attendent ?
En musique de film, j’ai trois ou quatre projets dans les tuyaux, mais aucun n’a été fixé pour le moment, un peu à la manière du biopic sur Prost. Donc, concrètement, il n’y a rien de précis pour l’instant. Actuellement, je fais des concerts avec mon groupe, RXRA, et j’ai aussi un album solo en préparation. En tout cas, je n’ai pas de quoi m’ennuyer mais je n’ai rien d’intéressant pour quelqu’un spécialisé en musique de film comme vous.
*Propos recueillis par Zoom le 08 Avril 2024
Crédit photo de couverture: Emmanuelle Scorcelletti (avec l’aimable autorisation de Milan Records)
La bande-originale du Salaire de la Peur est disponible chez Milan Records en CD et Digital depuis le 29 Mars.
David-Emmanuel – Le B.O.vore