Interview John Paesano – « Je voulais honorer l’héritage musical de La Planète des Singes »

C’est presque de façon confidentielle que la franchise La Planète des Singes vient de se relancer au cinéma. Sept ans après la mort de César dans le final crépusculaire de Matt Reeves & Michael Giacchino, Wes Ball (la Trilogie Labyrinthe) et son musicien John Paesano tentent une nouvelle percée dans l’univers simien de Pierre Boulle, à travers un bond temporel qui nous rapproche un peu plus du film originel de 1968. C’est d’ailleurs par amour pour l’œuvre de Franklin Schaffner et ses descendants contemporains que le tandem décide d’embrasser l’héritage musical de la franchise – comme jamais auparavant – en s’imprégnant aussi bien du sérialisme de Jerry Goldsmith que du minimalisme de Michael Giacchino. Mais Le Nouveau Royaume n’oublie pas pour autant de se démarquer par son approche immersive, ses élans mélodiques subtils et sa maîtrise de la narration musicale qui ont fait la renommée du compositeur de Daredevil. Quand vient le moment de se livrer sur sa partition, l’ancien élève de Jerry Goldsmith se montre non seulement très généreux en anecdotes mais se révèle aussi incroyablement passionné par son art.

Qu’est ce que l’on ressent en prenant part à un univers aussi iconique que celui de La Planète des Singes ?

Wes [Ball] et moi avons toujours entretenu une relation de travail informelle : nous collaborons ensemble avant même que le film n’obtienne le feu vert des producteurs. Quelque part, ça nous donne toujours une longueur d’avance. Alors, quand il m’a parlé de son intention de faire un film sur La Planète des Singes, j’ai tout de suite commencé à développer certaines idées. J’étais incroyablement excité ! Quand on a réalisé que le projet se concrétisait vraiment, je n’en revenais pas d’avoir obtenu l’écriture du score. Deux secondes plus tard, je réalisais que c’était à moi de l’écrire ! La peur s’installait en moi… Je pensais à tous ces compositeurs incroyables qui ont fait partie de cette franchise : Jerry Goldsmith – bien évidemment – Michael Giacchino, Patrick Doyle et Leonard Roseman. Je voulais être en mesure de maintenir cet incroyable héritage musical, si emblématique et iconique, comme vous dites. Mais quand on songe trop à se mettre à la hauteur des autres, on s’enfonce dans un puits sans fond. Donc, à un moment donné, il a fallu que je me mette des œillères pour me concentrer sur la tâche à accomplir. Il était important pour Wes et moi d’honorer l’héritage qui nous a précédé, de lui rendre hommage, tout en essayant de tracer notre propre voie avec de nouvelles idées créatives, pour faire avancer la franchise d’une nouvelle manière. Jongler entre ces deux challenges était à la fois excitant et effrayant. Mais on ne pouvait pas prendre exactement la même direction que Michael Giacchino et Matt Reeves ou Patrick Doyle et Rupert Wyatt car Le Nouveau Royaume est un film très différent de la dernière trilogie – Les Origines, L’Affrontement et Suprématie.  

L’influence de vos prédécesseurs se discerne très clairement dans votre approche musicale (organique, atonale et immersive comme Goldsmith ; minimaliste, mélancolique et subtile comme Giacchino) mais aussi dans votre palette instrumentale (les percussions, les timbales, le piano, les cuivres). En quoi cette cohérence/continuité musicale vous-a-t-elle parue essentielle ?

Wes et moi apprécions la musique de film, pas seulement en tant que réalisateur ou compositeur, mais aussi en tant que fans. Wes est une véritable encyclopédie vivante de la musique de film. Il en sait plus sur le sujet que moi ou la plupart des compositeurs que je connais. J’ai moi-même toujours été un grand fan de musique de film avant même de savoir jouer d’un instrument. Dans cette optique, nous nous sommes concentrés sur ce que nous voulions entendre en tant que fans. Il était très important que l’héritage et la palette sonore des précédents films de la franchise fassent partie intégrante du Nouveau Royaume ; et pas seulement pour y faire un clin d’œil ou rendre un hommage. Mais parce que nous voulions établir un lien avec l’énorme fanbase issue de la dernière trilogie. C’était une grande responsabilité que l’on ressentait. Nous voulions vraiment immerger ces fans dans ce nouveau monde en leur offrant un peu de familiarité. La musique emprunte donc une grande partie du langage de Michael Giacchino au début du film ; lorsqu’on découvre ce monde idyllique dans lequel vivent les singes, leur environnement, leurs relations avec leur clan, etc. Nous ne voulions pas utiliser ses mélodies ni ses motifs mais simplement son langage. C’était une manière de leur faire savoir que nous ne les avons pas oubliés. Et je pense qu’il était préférable de faire un peu de fan service plutôt que de les exposer à un paysage sonore complètement différent. Ce serait non seulement très distrayant mais surtout aliénant. Un peu comme si, en regardant un film Star Wars, vous entendiez d’emblée une musique électronique hybride, à l’opposé de John Williams ! Puis nous avons eu l’opportunité d’évoluer lentement vers une nouvelle texture, plus proche de Jerry Goldsmith…

Le rapprochement temporel avec le film originel semble avoir favorisé cette transition…

Wes avait conçu quelques séquences dont l’ADN visuel rappelait beaucoup le film original de 1968. L’une d’entre elles correspond évidemment la chasse à l’homme, « Human Hunt », et l’autre, à la séquence du pont. Contrairement aux films de Matt Reeves, Le Nouveau Royaume présente des singes dans un monde de singes ; les humains sont très peu nombreux. Cet aspect du scénario nous a permis d’explorer davantage la palette de Jerry Goldsmith et de citer plus littéralement son œuvre. J’estime que c’est un luxe d’avoir pu le faire. C’est la première fois que la musique originale de Jerry Goldsmith est citée dans un film La Planète des Singes. Mais attention, ce n’est pas une reprise à l’identique de sa musique, ce n’est pas du copier-coller. Dans « Human Hunt » par exemple, je réutilise les 30 premières secondes de son morceau [« The Hunt »] mais l’arrangement est très différent. Nous l’avons étoffé, élevé, pour lui donner plus d’ampleur. Une fois les 30 premières secondes passées, la musique adopte le langage que Jerry avait développé et l’utilise pour tracer son propre chemin. Quand il a écrit La Planètes des Singes, il s’est inspiré d’un style très spécifique appelé le « sérialisme » qui comportait des règles d’écriture très précises. C’est une technique classique moderne qu’il a utilisé et développé sur ce film. J’ai répertorié ces règles et ces éléments stylistiques dans un classeur entier. C’était un matériel d’étude précieux, une sorte de feuille de route que j’ai beaucoup utilisée pendant l’écriture. La scène où Noa quitte le village du clan des aigles et s’aventure dans la vallée de l’au-delà – que j’appelle la zone interdite – s’est avérée être un excellent point de transition entre le langage de Michael et celui de Jerry. La structure de l’image permettait de faire cette transition et de guider le spectateur dans ce nouveau son vers lequel on se dirigeait. Le monde de Jerry est donc une sorte de pont qui nous amène dans l’univers de Proximus.

Le choix d’établir une cohérence musicale n’est-il pas à double tranchant ? Ne craigniez-vous pas d’évoluer dans l’ombre de vos prédécesseurs en tentant de leur rendre hommage ? Ne craignez-vous pas que ce cadre précis vous limite en termes de libertés et de créativité ?

Dans notre métier, il est très rare que des compositeurs puissent imposer leur vision. La plupart du temps, le réalisateur dirige le spectacle comme Christopher Nolan sur Oppenheimer. C’est son histoire, son scénario, son film. Quand vous travaillez sur Star Wars, Marvel ou La Planète des Singes, vous êtes impliqués dans des franchises majeures qui existent depuis plus de 20 ans, 30 ans ou 50 ans. Ces franchises regroupent un grand public et un grand fandom. Beaucoup de gens pensent qu’un compositeur peut écrire tout ce qu’il veut sur un film. Mais c’est une fausse idée de notre métier. Notre responsabilité va au-delà de nos envies. La Planète des Singes ne m’appartient pas. C’est la vision de Wes qui prime sur la mienne. Mais Wes n’est pas non plus propriétaire de La Planète des Singes. La franchise appartient aux 20th Century Studios et à Disney qui ont évidemment leur mot à dire sur la musique. Il y a tellement de collaborateurs et de décideurs qui interviennent tout au long du processus… Tout le monde travaille en équipe pour essayer de déterminer la manière dont le score sera façonné. Il ne s’agit pas simplement de m’exprimer en tant qu’artiste. Je dois surtout être conscient de ce que veulent le studio, le réalisateur et le fandom. C’est mon travail de rassembler toutes ces idées différentes, d’essayer de leur donner un sens et d’en faire de l’art avec. En fin de compte, je suis comme un ébéniste. Les gens me disent le type d’armoire et le type de quincaillerie qu’ils veulent. Je leur propose la poignée que je trouve la plus adaptée pour leur meuble mais ils peuvent exiger un tout autre type de poignée que je vais devoir construire.

La Planète des Singes étant un univers très visuel, quelle a été l’influence des CGI sur votre créativité ?

Pour la majeure partie du film, nous avons dû travailler avec des images inachevées parce que les effets sonores et la musique se construisaient en même temps que les effets visuels. C’est une expérience assez déconcertante à vrai dire…  Imaginez-vous bien : vous écrivez un morceau de musique pour Owen Teague – qui joue Noa – dans son costume gris équipé d’un matériel de motion capture ; vous faites fonctionner ce morceau pour la scène, et tout d’un coup, lorsque Owen se transforme en singe, vous réalisez que votre musique n’est plus à sa place ! L’émotion transmise par ce même personnage est complètement différente : ses expressions, ses yeux, ont changé ; il est plus grand et a l’air plus confiant. Avant ça, il n’était qu’un humain. Nous avons donc dû écrire plusieurs versions différentes du score pour les mêmes personnages : une pour leur forme humaine, avant que les effets visuels n’interviennent, et une autre pour leur forme simienne. Dans un film comme Avengers par exemple, les effets visuels sont très nombreux mais, pour l’essentiel, ce sont des humains qui interagissent devant une caméra. Black Widow ressemble à Scarlett Johansson. Captain America ressemble à Captain America. Robert Downey Jr, quand il ne vole pas, ressemble à Iron Man. Ils ont des costumes ou des armures mais vous savez à quoi ils ressemblent. Vous pouvez lire leurs expressions, leurs émotions. Il est donc plus facile de se faire une idée assez précise du rendu final. À certains moments, j’ai dû ignorer l’image et créer des thèmes pour des personnages qui résonnaient avec des images fixes. Mon inspiration se basait sur mes conversations avec Wes et les illustrations de la production artistique. J’ai beaucoup travaillé à partir de storyboards, de concept art ou de dessins réalisés en préproduction.

Ça pourrait presque paraître paradoxal de ne pas composer à partir des images pour un film aussi visuel ?

Il s’agit d’une approche beaucoup plus large de la musique en tant que telle. D’une manière très étrange, ça rappelle la façon dont les compositeurs devaient travailler dans les années 1960/1970. Quand John Williams a dû composer la musique de Star Wars, il n’avait pas d’image numérique à sa disposition. Il n’avait pas non plus la possibilité de lancer sa musique dans un séquenceur ni d’y placer des marqueurs. Le processus de composition était totalement différent : George Lucas et John Williams se réunissaient pour discuter d’un personnage et décidaient de lui donner un thème. Williams écrivait une suite, la jouait pour Lucas, qui la validait ou non. Ensuite, ils la plaçaient dans le film et faisaient quelques corrections pour l’adapter à la scène. Il ne s’agissait donc pas seulement d’écrire pour l’image, mais plutôt d’écrire une musique qui correspondait à l’histoire ou au personnage, puis de l’intégrer à l’image. C’est pourquoi les partitions de John Williams, Jerry Goldsmith ou John Barry sont si mélodiques et musicales. A l’inverse, les partitions modernes sont devenues plus influencées par l’image et moins par les personnages. Quand je regarde des films récents, je suis capable de vous dire si le compositeur a écrit en fonction de l’image ou non. C’est le cas, par exemple, si la musique se cale sur les mouvements de la caméra, qui survole de grands paysages. Même si Le Nouveau Royaume est un film très visuel, la musique est structurée en fonction des personnages ; elle essaye de raconter une histoire plutôt que de s’intégrer simplement aux images. Le score est donc très thématique – il y a un thème pour Noa, un thème pour Proximus, un thème pour le clan des aigles. Pour résumer, c’est une approche à l’ancienne que j’ai adoptée ; un retour à la vieille école. J’ai abordé la partition comme Jerry Goldsmith l’aurait fait en 1968.

Cette dichotomie entre les acteurs en combinaison de motion capture et leur avatar simien CGI est intéressante… Visuellement, la différence est, bien entendu, évidente. Mais les singes éprouvent pourtant des sentiments très « humains » ; ils développent une forme d’humanité. La musique exprime d’ailleurs la tristesse, la nostalgie, la colère, la méfiance, le courage, la solidarité, l’espoir… A quel(s) niveau(x) votre première version du score dysfonctionnait ?

On a réalisé que plus les orchestrations, les harmonies ou les mélodies étaient complexes, et moins les scènes fonctionnaient. Wes estimait que la musique n’avait pas besoin d’être aussi expressive avec les singes. Il avait raison : ce n’était pas nécessaire. Il suffisait d’établir des thèmes ou des motifs simples, menés par un instrument solo. Plus la musique était simple, plus elle permettait d’exprimer au mieux leurs émotions. Trop de musicalité rendait le film plus fantaisiste. Or, Wes a toujours veillé à ce que son film soit très ancré dans le réel. Mais surtout, il voulait que le public se sente immergé dans ce monde, qu’il ait l’impression d’être assis à côté des personnages. Certains scores ont tendance à vous sortir du film et vous rappellent que vous n’êtes qu’un simple spectateur qui le regarde. C’est pourquoi nous voulions que la musique soit « ressentie », mais pas nécessairement « entendue ». Du point de vue du mixage, elle est souvent si basse qu’on a l’impression que le film en contient peu. Mais il était important que les gens restent concentrés sur les lignes de dialogues. La musique ne devait pas distraire le public. Il y a donc eu beaucoup de réflexion sur la façon d’aborder tous ces aspects au niveau musical. Finalement, je pense que la musique devait contrebalancer la richesse des images par sa simplicité. C’est peut-être la raison pour laquelle Michael Giacchino a opté pour une approche similaire.

Il y a néanmoins quelques exceptions comme « Together Strong » qui demeure le morceau le plus audible du film. Toute la complexité émotionnelle de la scène réside dans ce crescendo intense qui transcende les images.

« Together Strong » a été écrit à partir de nos conversations sur le personnage de Noa – sans images. Comme je l’ai dit, cette manière de faire se prête à une écriture plus musicale, plus émotionnelle. Si j’avais composé un morceau pour cette séquence spécifique, il aurait probablement été plus court et plus édulcoré. Je n’aurais peut-être pas trouvé la même idée mélodique ni la même construction. Si vous remarquez, elle commence par un ocarina, un instrument à vent ethnique que l’on n’entend pas dans le film. Seule la fin de ce morceau est jouée. Wes l’a adoré et a voulu conserver cette idée mélodique pour le thème de Noa. « Together Strong » a finalement été intégré à la séquence où Noa se lie avec l’aigle de son père. Wes faisait toujours attention à ne pas trop appuyer l’émotion. Peut-être l’avez-vous remarqué mais la bande-originale contient deux heures de musiques. Une grande partie n’a pas été retenue dans le montage final – comme les morceaux « Caesar’s Compassion » ou « The Valley Beyond » – parce que nous avons estimé ne pas en avoir besoin. Il ne fallait pas sur-scénariser les moments ni l’émotion dans certaines parties du film. Mais l’instant où Noa se lie à l’aigle appelait une musique plus forte. En fait, je crois que c’est le studio qui l’a demandé à Wes. Ce moment où la musique gagne en ampleur se méritait. Et nous l’avons bien mérité !

La partition de Patrick Doyle révélait la colère des singes face à la domination humaine et leur soif d’émancipation tandis que les notes de Michael Giacchino apparaissaient plus dépouillées, plus mélancoliques et élégiaques, en accord avec l’univers post-apocalyptique dépeint par Matt Reeves. En quoi votre musique reflète-elle le nouveau monde dans lequel les singes et les humains évoluent ?

Quand nous nous réunissions pour regarder les illustrations de la production artistique, une chose en particulier a retenu notre attention :  la Terre s’est appropriée le monde humain. On y voyait tous les vestiges de cette civilisation passée : des gratte-ciels entourés d’arbres, un vieux baril de pétrole, une benne à ordures, de vieux pétroliers échoués sur le rivage et même un piano recouvert de lierre dans une école. Ça a défini notre approche : la musique devait être organique. Les sons utilisés ne devaient pas paraître étrangers à ce monde mais, au contraire, ils devaient donner l’impression de lui appartenir. Tous nos choix d’instruments étaient basés sur ce concept. Il n’y a donc pas de synthétiseurs ni d’éléments modernes dans le score. Si nous devions créer une sonorité particulière, nous devions le faire à partir d’instruments susceptibles d’exister dans ce monde. Il nous est arrivé, par exemple, de pincer les cordes d’un piano pour donner l’impression que le son émanait d’une grotte géante. Mais l’orchestre traditionnel n’est pas le seul outil que nous avons utilisé. Nous avons aussi joué sur des verres et frappé des plaques en métal avec des marteaux. Il n’y a rien qui ne soit pas organique dans le score.

Quelles autres expérimentations avez-vous mené ?

En fin de compte, nous avons souhaité que l’esprit expérimental de Jerry imprègne chaque morceau de la bande-originale. C’est une manière de le faire perdurer. A chaque fois que j’écrivais quelque chose, je me demandais : « qu’est-ce que ferait Jerry ? ». Peut-être qu’au lieu de jouer de la clarinette de manière traditionnelle, on pourrait mettre une chaussette à l’avant de la clarinette pour créer un effet particulier ? Et pourquoi ne pas mettre un tas de billes sur la peau d’une batterie ?  On pourrait ainsi obtenir un son crépitent en frappant dessus. C’est ce que nous avons fait tout au long du film. Nous étions toujours en train d’explorer différentes idées, différentes façons d’aborder la musique avec cet esprit d’expérimentation ; d’essayer quelque chose de différent pour la rendre plus singulière. Je pense qu’encore une fois, tout revient au respect que nous avons pour le film et la musique de 1968. À l’époque, cette partition a transformé la musique de film. Elle a marqué un tournant dans la façon dont les gens considéraient la musique de film. Et je pense qu’elle a donné à de nombreux compositeurs l’idée qu’ils n’étaient pas obligés d’écrire une musique luxuriante ou romantique mais qu’ils pouvaient essayer quelque chose de différent. Ça a donné confiance aux studios pour qu’ils laissent les compositeurs emprunter cette voie. Ce fut une partition révolutionnaire !

Le jeu des instruments semble clairement imiter les mouvements des singes, quand ils se battent ou quand ils courent (« For Caesar », « Human Hunt », « Cannot Trust A Human », « Ape Aquatics »). Il y a un côté très « sauvage », très « bestial », dans l’interprétation des musiciens qui renforce la dimension organique et immersive de la musique. Cette approche ludique était-elle intentionnelle ?

Oui, vous visez juste ! On voulait donner l’impression que les singes jouent eux-mêmes des instruments. Cette manière de jouer révèle une grande simplicité mais reflète aussi l’aspect primitif du monde que l’on voulait représenter. Wes n’arrêtait pas d’utiliser ce mot – « primitif ». Dans une certaine mesure, cette approche avait déjà été adoptée par Jerry Goldsmith. Sur le film original, il a travaillé avec Emil Richards, un percussionniste expérimental extraordinaire dont le rôle a été essentiel. En fabriquant ses propres instruments, il a créé beaucoup de sons inédits qui ont contribué à rendre ce score si unique. Nous avons voulu adopter cet esprit et cet ADN dans notre approche du développement des sons, en particulier pour les scènes d’action. Une fois la production du film lancée, je suis allé à Los Angeles pour voir tous les instruments percussifs qui ont été utilisés sur le premier Planète des Singes. Emil Richards y a rassemblé toute sa collection dans un endroit qui s’appelle LA Percussion Rentals. Mais je ne suis pas seulement allé là-bas pour les regarder, je voulais surtout les entendre jouer. Il était essentiel de comprendre les différentes techniques de jeu utilisées afin de pouvoir les appliquer sur notre film. C’était extraordinaire ! Malheureusement, je n’ai pas pu les utiliser car le score du Nouveau Royaume a dû être enregistré en Australie et non à Los Angeles…

Le Nouveau Royaume nous immerge dans le clan des aigles avec un thème très majestueux qui installe une certaine quiétude (« Eagle Clan », « Memories of Home »). Mais très vite, la brutalité d’une musique atonale vient bousculer cet équilibre, lorsque les maraudeurs attaquent leur village (« Marauders in the Mist », « For Caesar »). On dirait que ces deux approches se contrebalancent : l’un représente la paix et l’autre la guerre. Comment avez-vous abordé l’univers de Proximus César et des maraudeurs ?

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à la manière dont je voulais aborder le score, je suis tombé sur une étude menée par une université d’Atlanta – l’Emory University – qui s’intéressait à la façon dont les primates interagissaient avec la musique. Cette étude consistait à faire écouter de la musique à des singes placés dans un grand enclos. A chaque fois qu’ils diffusaient de la musique occidentale traditionnelle – écrite avec une signature temporelle simple, de type 4/4 – les singes essayaient de s’éloigner le plus possible de la source sonore en se déplaçant de l’autre côté de l’enceinte. Ils détestaient ça ; ça les rendait fous. Je pense qu’ils n’aimaient pas la nature répétitive de ce rythme. Mais chaque fois qu’ils passaient de la musique occidentale non traditionnelle, que ce soit de la musique indienne, africaine ou orientale – écrite avec des signatures temporelles composées, comme la musique sérielle – les singes aimaient ça. Ils se sont même rapprochés de l’enceinte. Cette étude a influencé mon approche musicale du monde des maraudeurs et, dans une moindre mesure, celui de Proximus. Nous avons donc écrit dans un format de musique non occidentale en 11/8, ce qui représente une signature temporelle atypique, en nous orientant davantage vers une sensibilité plus sombre. L’endroit où ils vivaient – ces vieux pétroliers rouillés – nous a aussi beaucoup inspiré. En ce qui concerne le personnage de Proximus, nous avons repris l’idée d’un son de corne.  Dans le film original, Jerry avait demandé aux joueurs de cors d’harmonie d’enlever l’embouchure de leur instrument, de ranger le corps et de souffler dans leur embouchure en simultané. C’est le même procédé que nous utilisons. L’adoption de ces différentes techniques a donné naissance au monde de Proximus et des maraudeurs sur le plan musical.

Le thème de Noa révèle toute sa puissance au fil de l’histoire : il se signale d’abord en toute discrétion, avec quelques cors d’harmonie en quête de reconnaissance (« Eagle Clan »), s’élance dans un voyage initiatique sous l’impulsion de cuivres épiques (« Noa’s Purpose ») et célèbre son courage (« Together Strong ») et son héroïsme (« It Was Ours ») par la voie de l’orchestre. Comment s’est construite l’idée mélodique de ce thème ?

A un moment donné, Wes et moi avons pensé que le thème de Noa devait correspondre à l’hymne qu’il chante pour se lier à l’aigle. Mais jouer cette mélodie [en musique in et off] était délicat. Ce qui nous inquiétait, c’est que le film se transforme en comédie musicale. Il ne fallait pas que le public se mette à rire en écoutant un singe chanter à des oiseaux. Nous avons donc décidé de différencier ces deux mélodies mais de conserver un lien, une relation entre elles. L’hymne de l’aigle et le thème de Noa devaient donner l’impression d’appartenir au même monde. Quand j’ai commencé à composer, j’ai réfléchi à quelque chose de crédible, quelque chose qui puisse être chanté par un singe. Il ne fallait pas que ce soit trop élaboré ou trop complexe. La mélodie devait se situer dans une gamme qu’un singe pourrait vocaliser. C’est devenu « Na na na naaaa, na na na naaaa ». Cette simplicité la rendait aussi plus accessible auprès du public. Dans ce film, nous n’avons pas souvent eu le luxe de pouvoir étaler cette mélodie. Mais quand c’était possible, nous avons fait en sorte qu’elle ait un impact, que les gens puissent l’entendre et la comprendre. Au final, c’était assez complexe… J’ai l’impression qu’il est toujours plus difficile de trouver une mélodie courte et simple que de trouver une mélodie plus longue avec une section A et une section B.

D’autres idées mélodiques émanent du score comme le thème « Discovery » qui se présente comme un symbole d’espoir, à la fois pour les humains et les singes…

C’est le premier morceau de la bande originale et la première suite que j’ai écrite pour Wes. Cette suite parle des singes et des humains qui découvrent ensemble ce nouveau monde dans lequel ils vivent. C’est aussi le dernier morceau que l’on entend dans le film [« We Will Rebuild »]. Ce thème représente donc la découverte d’un nouveau monde, à travers le personnage de Noa notamment. Celui-ci découvre qu’il existe un monde plus vaste, au-delà de son clan, mais il découvre aussi l’espoir. A la fin du film, Noa pense qu’il y a peut-être une chance que les singes et les humains parviennent à vivre ensemble. Dans sa dernière conversation avec Mae, il lui demande : « Les singes et les humains peuvent-ils vivre ensemble ? » Et Mae ne lui répond pas. Le spectateur en reste là, avec cette question sans réponse et cette incertitude sur ce qui va se passer. La musique suit un peu cette idée-là : il fallait construire un morceau de musique qui insufflait de l’espoir mais qui, en même temps, laissait des questions en suspens. La première version que j’ai écrite était plus sombre mais Wes voulait vraiment que ce thème transmette une lueur d’espoir, qu’il laisse envisager de meilleures choses pour la suite. Ce nouveau monde sera-t-il porteur d’espoir ? Peut-être que les humains et les singes trouveront un moyen de vivre l’un avec l’autre ? Mais en même temps, il fallait maintenir ce courant d’incertitude sous-jacent car nous ne savons pas encore ce qui va se passer. C’était un équilibre à trouver.

Il est amusant de constater que notre empathie se tourne davantage vers les singes alors que nos semblables sont, pour la plupart d’entre eux, réduits à une forme primitive extrême et chassés comme des proies. L’ambiguïté des humains est également très marquée, notamment à travers le personnage de Mae. La musique cherche-t-elle à prendre parti dans cette lutte qui les oppose ? Ou est-ce un sentiment subjectif ?  

L’idée de ce film est fabuleuse : le méchant que tout le monde veut vaincre a en réalité raison. Proximus dit à Noa que si les humains reprennent le dessus, les singe retourneront vivre dans des cages. Il essaie d’aider Noa plus que Mae ne le ferait. Mais, pour une raison inconnue, Noa continue d’aider cette humaine qui, en fin de compte, pourrait le conduire à sa perte. Peut-être que Noa n’a pas encore compris cette lutte ? Il y a une sorte de dissonance cognitive qui se crée lorsqu’on essaye de comprendre le point de vue ou la philosophie de chaque personnage. Cette idée de jouer avec les émotions entre les humains et les singes a été délicate à aborder d’un point de vue musical. Nous devions faire très attention à ne pas trop orienter l’opinion du public dans une direction précise ; à ne pas lui dire ce qu’il doit ressentir à propos de cette relation entre l’homme et le singe. Alors que la plupart des films récents vous imposent d’aimer ou de détester tel ou tel personnage, nous avons veillé à ce que tout reste aussi ambigu que possible pour que les opinions divergent. Ce choix conscient sur la façon de traiter cette question rend le film encore plus intéressant.

*Interview réalisée par Zoom le 29 Mai 2024

(Crédit photo de couverture: Todd Williamson)

David-Emmanuel – Le BOvore