Appelé à devenir le monument de l’année, Le Comte de Monte Cristo (A. De La Patellière & M. Delaporte) vient de réveiller des ambitions de cinéma jusqu’alors inespérées dans le paysage français. Cette nouvelle adaptation du roman éponyme ne cherche pas plus à célébrer la grandeur du récit d’Alexandre Dumas qu’à nous offrir un grand moment de cinéma ; celui que l’on méritait tant et qui se révèle être à la hauteur de son succès. Guidée par ce désir commun, la musique de Jérôme Rebotier participe grandement à cette franche réussite. Mais surtout, elle fascine par sa capacité à combiner l’intime au grandiose, l’épique au romanesque, le classique au moderne ; plongeant aussi bien le spectateur dans la substance de ses personnages que dans l’épopée « Dantès-que » qui s’offre à lui. Ses notes introspectives, vibrantes de noirceur et de lyrisme, portent en elles la dimension tragique de son vengeur masqué (Pierre Niney), explorant à la fois ses failles et sa multiplicité, sans oublier de lui conférer la portée héroïque qu’il mérite, au détour d’une composition incroyablement transcendante (« Le Trésor »). Le compositeur nous livre ici son magnum opus, une partition intense et authentique, où la puissance de son écriture mélodique se voit sublimée par la virtuosité de ses musiciens. Il fallait bien un long entretien pour lui faire part de notre enthousiasme et connaître les secrets de ce trésor musical.
Avant Le Comte de Monte Cristo, vous avez déjà collaboré avec Alexandre De La Patellière et Matthieu Delaporte (Le Prénom, Le Meilleur Reste à Venir) mais aussi Martin Bourboulon (Papa ou Maman) qui a ouvert le bal avec Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan et Milady. Votre implication dans cet univers semblait inévitable, non ?
Oui bien sûr, elle me semblait inévitable. Papa ou Maman et Les Trois Mousquetaires ont été réalisés par Martin et écrits par Matthieu et Alexandre. Au final, c’est la même famille ! Sauf que Guillaume Roussel, le compositeur des Trois Mousquetaires, était tout à fait légitime dans cette aventure. La question s’est posée au départ mais j’ai finalement eu la chance d’avoir été choisi. Si vous avez aimé Le Comte de Monte Cristo je vous conseille de regarder Un Illustre Inconnu, avec Mathieu Kassovitz, parce qu’il y a énormément de références à ce film dans Monte Cristo. C’est l’histoire de quelqu’un qui met des masques pour se faire passer pour d’autres personnes.
Dans quel esprit s’est déroulée cette nouvelle collaboration ?
Comme il ne s’agit pas de notre premier film, on travaille de manière très familiale. Le maître-mot, c’était : on propose des choses et on ne se juge pas. Si je me mets à jouer de la flûte à coulisse, personne ne va me dire : « Mais qu’est-ce que c’est que cette idée complètement absurde ? On n’est pas en train de faire Le Grand Blond et la Chaussure Noire ! » Car, si ça se trouve, mettre un bout de flûte à coulisse dans un thème de vengeance, ça va être super ! Donc, on met l’idée de côté au cas où on l’utiliserait plus tard. Cette manière de collaborer est non seulement très intéressante mais surtout très rare. La plupart du temps, tout le monde est stressé par le poids de l’argent. Et, en tant que musiciens, il faut qu’on réponde tout de suite à la demande. Alexandre et Matthieu m’offrent la chance de travailler avec une grande ouverture d’esprit. Même s’ils ne sont pas d’accord, on va en discuter plusieurs fois. Et à un moment, on va trancher en votant « pour » ou « contre ». Par exemple, il y a d’abord eu hésitation sur le fait de terminer le film avec la partie épique du morceau « La Vie d’Après ». Mais aujourd’hui je crois qu’on est tous d’accord pour dire que c’était la bonne solution. Personnellement je suis très fan de cette arrivée sur le générique.
C’est donc une sorte de collaboration participative qui permet à chacun de donner sa voie ?
J’avais entendu une interview de Spielberg qui disait : « Comme je fais confiance aux gens avec qui je travaille, je les laisse faire. Je sais qu’ils vont faire des choses bien. C’est mon rôle de savoir prendre tout ce qu’il a de mieux dans ce qu’ils m’ont donné ». C’est très important pour faire un bon film. Profiter de la force des autres, je pense que c’est vraiment la force de tous les grands réalisateurs. Et je crois que Matthieu et Alexandre font ça à merveille.
Le Comte de Monte Cristo est une expérience inédite dans votre filmographie : vous avez dû créer une quantité phénoménale de musique et coordonner un travail d’équipe assez impressionnant tout en bénéficiant d’un budget plus confortable que n’importe quelle production française. Était-il difficile d’adapter votre processus artistique à l’échelle du film ?
Dans mon studio, j’ai mon piano, mon violon, mes percussions, mon violoncelle. J’écris beaucoup de musiques dans lesquelles je fais seul le travail de A à Z, en artisan. Sur Monte Cristo, nous avions bien sûr besoin de voir les choses en grand. Le travail des équipes, en termes de production, était extrêmement important. J’ai d’abord écrit toute la musique et je l’ai arrangée de bout en bout, avec l’aide précieuse de Geoffroy Berlioz, qui s’est occupé de programmer et fabriquer la plupart des sons électroniques. Lors de cette étape, nous avions déjà de longues discussions avec Cédric Culnaërt, l’ingénieur du son, sur les directions à prendre en termes de production. Une fois les maquettes des morceaux terminées et validées par les réalisateurs, j’ai travaillé avec deux orchestrateurs, Jehan Stefan et Gisèle Gérard-Tolini. On a passé des heures à discuter sur la manière de les enregistrer ou de les simplifier. Il faut savoir que lors de l’enregistrement les musiciens de l’orchestre n’ont jamais vu les partitions, et nous n’avions le temps de jouer les morceaux que 3 ou 4 fois. C’est donc un exercice extrêmement périlleux, il ne faut pas se rater. Ensuite, Cédric Culnaërt, le mixeur qui travaille avec moi depuis 10 ans, s’est retrouvé aux commandes du mixage de la musique, auquel j’assiste bien évidemment pour obtenir exactement ce que je cherche. Pendant ce temps, Cécile Coutelier, monteuse musique, est chargée à partir des mixages de faire en sorte que la musique colle parfaitement à l’image et soit fidèle à ce que j’avais proposé avec les maquettes.Toute cette belle équipe a fait un travail absolument formidable. Il y avait 90 passages de musique à orchestrer et à mixer quand même ! Et il ne faut pas oublier le rôle essentiel de Pierre-Marie Dru, superviseur musical, qui a été un acteur très important dans toute cette production pour qu’elle aboutisse à ce beau résultat.
Comment se sont déroulées les recording sessions ?
On a enregistré tous les solistes aux studios Ferber à Paris. J’ai travaillé avec des musiciens absolument formidables comme Pavel Guerchovitch, qui est à la fois un violoniste virtuose et le guitariste de Thomas Fersen, et Guillaume Latil, un grand violoncelliste. Tous les deux se sont surtout occupés des passages plus romantiques en enregistrant les parties quatuor ou trio. Il y a eu également Émilien Véret aux clarinettes, Julien Vern aux flûtes et Nicolas Montazaud aux percussions, uniques en leur genre, à qui je fais appel régulièrement. Ensuite, on est allé enregistrer l’orchestre aux AIR Studios avec Geoff Foster, un célèbre ingénieur du son qui a travaillé sur Interstellar et Inception entre autres. C’était une vraie rencontre, parce qu’il a des idées géniales et, à la fois, il est à l’écoute de ce que je voulais. Pendant ces quelques jours, je me suis retrouvé avec des gens incroyables qui se sont beaucoup amusés à enregistrer toutes ces choses différentes. Il y avait le chef-d‘orchestre, Andrew Skeet, un musicien classique qui a orchestré les musiques de The Crown et qui fait aussi partie du groupe pop Devine Comedy, Everton Nelson, le premier violon de Ryūichi Sakamoto ou le corniste de James Horner, qui a joué sur Titanic. Au final, on a enregistré 2h30 de musique, mais j’ai dû en écrire 4h.
Au final, comment avez-vous vécu cette expérience ? Cette part d’excitation l’a-t-elle emportée sur la part de stress ?
Quand on nous donne les moyens, il y a toujours une grosse part de responsabilité et une peur de rater. Mais quand tout se passe bien et que tout le monde est content, on réussit. Pour y arriver, je fais en sorte que le travail d’équipe se fasse toujours dans une ambiance familiale. C’est peut-être ma musique mais je ne veux pas me placer au-dessus des autres. Le tout, c’est d’être suffisamment précis avec les orchestrateurs pour avoir un score détaillé. Mais après, on reste très libre en enregistrement. En fin de compte, je deviens producteur, et ce sont eux les réalisateurs au moment d’enregistrer. J’ai eu la chance d’avoir des collaborateurs très précieux, de pouvoir payer toute cette équipe et d’avoir les conditions d’enregistrement que je voulais – ce qui est très rare en France. Pour la première fois de ma vie, je me dis que ma musique est exactement comme je la voulais. Si les gens ne l’aiment pas, tant pis. Mais au moins, je suis en paix avec moi-même.
Si le récit d’Alexandre Dumas est intemporel, de nombreuses adaptations cinématographiques se sont succédées pour le célébrer de différentes manières. L’ambition de cette version 2024 est de le redynamiser, de lui apporter de la fraîcheur avec un style visuel plus réaliste, à l’image des Trois Mousquetaires, D’Artagnan et Milady, sortis l’année dernière. Les réalisateurs avaient-ils une idée très précise de la musique ? Comment avez-vous défini ensemble la direction à prendre ?
Matthieu et Alexandre m’ont simplement donné le scénario et m’ont demandé de proposer des idées. La chose que je ne voulais surtout pas faire était d’écrire une musique consensuelle qui se contente d’accompagner le film, de paraphraser ou de faire de la narration. Je voulais pouvoir m’exprimer complètement, être stimulé par quelque chose de fort. L’idée d’en faire un film de vengeance qui se concentre sur l’intériorité d’un personnage m’a beaucoup inspiré pour trouver des thèmes forts. Et je savais que mon style d’écriture, relativement mélancolique et sentimental, fonctionnerait bien pour exprimer ce genre de sentiments. Mes premières propositions se concentraient sur l’intériorité du personnage d’Edmond. C’était une direction très « herrmannienne », très sombre, très Vertigo. Toute la partie épique n’avait pas encore été conçue mais elle est devenue une étape importante du score notamment travaillée à la suite de nombreuses discussions avec Célia Lafite-Dupont, la monteuse du film. Au final, la musique se révèle plus sentimentale à l’arrivée car ce n’est pas vraiment un film de vengeance. Les jeunes ont l’impression d’aller voir les prémices de Batman mais découvrent l’histoire d’un amour frustré. La musique entretient un grand rôle dans toutes ces scènes d’amour en jouant des notes très sensibles qui touchent énormément les spectateurs. C’est à mon avis la vraie force de ce film.
Pourquoi l’influence de Bernard Herrmann est-elle moins présente dans la version finale du score ?
Au début du film, quand Dantès est en train de se faire interroger par Villefort, il y a un morceau joué au piano filtré. C’est un thème très sombre et énigmatique qu’on ne retrouve jamais dans le film. Pourtant, j’avais développé quatre ou cinq versions de ce thème à partir du scénario. C’était la version sinueuse de la vengeance. Mais à un moment, on a réalisé avec Alexandre Matthieu et Célia que la vengeance ne pouvait pas être aussi calme ni aussi douce. On craignait qu’elle ralentisse le film et on a donc laissé cette thématique de côté pour utiliser des éléments plus épiques.
Les réalisateurs n’avaient pas non plus d’exigence particulière en termes d’instrumentation ? Ne serait-ce que pour évoquer brièvement la période historique du film ?
Au départ, ils m’ont dit : « on va faire une fresque opéra, on voudrait des chœurs ». Je ne les ai pas écrits car je voulais d’abord trouver notre vocabulaire. Avant de parler de forme, il faut d’abord avoir le fond. Ensuite, on voit comment utiliser la forme. Mais très vite, j’ai eu l’impression que mettre des chœurs sur un morceau comme « Le Trésor » aurait donné un côté gratuit à ce moment qui possède déjà cette ampleur et cette force. Le seul endroit où j’ai essayé, c’est lorsque André tue Villefort. En plus de l’ostinato avec le violoncelle, j’avais mis des voix pour évoquer l’opéra. Mais, quand on a écouté les deux versions de « L’Assassinat », on a réalisé qu’on n’en avait pas besoin. Il paraissait tellement attendu d’avoir une musique comme ça sur un ralenti qu’on a abandonné l’idée. Au final, la voix musicale est celle d’Haydée et de cette chanson magnifiquement interprétée par la chanteuse Guläy Hacer Toruk.
La monteuse du film, qui collaborait d’ailleurs avec Guillaume Roussel sur Les Trois Mousquetaires, pouvait-elle aussi juger de l’incompatibilité de certaines idées musicales avec les scènes qu’elles devaient illustrer ?
Célia Lafite-Dupont a joué un grand rôle dans la dynamique de la musique et ses placements dans le film. C’est une grande fan de musique. Elle m’a fait écouter beaucoup de références pour des scènes où elle pensait que la musique devait être plus dynamique. On a beaucoup travaillé ensemble sur cet aspect-là du film, à tel point que je l’ai crédité comme conseillère musicale sur la BO. On a tendance à oublier que les monteuses et monteurs ont un rôle d’échange intense avec le compositeur. On fabrique un film, on n’est pas juste en train de composer de la musique. Pour fabriquer un film, il y a un récit et un rythme. Le rythme, c’est le rythme des images. Nous, on va composer par rapport au rythme qu’un monteur donne à l’image mais à l’inverse, un monteur va aussi adapter ces images au rythme de la musique. C’est ce qui permet au film d’avoir une dynamique. Au final, on est tous tributaires les uns des autres.
Quel rapport entretenez-vous avec le roman d’Alexandre Dumas ? A-t-il eu une influence sur vos inspirations ?
J’ai lu Le Comte de Monte Cristo il y a une quinzaine d’année et j’ai vraiment adoré ! Mais je n’ai pas cherché à coller à l’œuvre d’Alexandre Dumas en elle-même parce que le film n’adapte pas réellement le livre au cinéma. D’une part, parce que le livre est beaucoup trop long. Il y a trop d’éléments qui ne rentreraient pas dans l’image. D’autre part, parce que le style d’écriture de Dumas amènerait une musique plus « classique ». Si je devais illustrer musicalement le livre, j’aurais plutôt envie de mettre des musiques très classiques comme la Sixième Symphonie de Beethoven ou la Cinquième Symphonie de Mahler. J’ai donc pensé la bande-originale par rapport au scénario plus qu’à l’œuvre de Dumas.
Diriez-vous que votre musique contribue – au même titre que le jeu des acteurs ou la réalisation – à « moderniser » son récit au cinéma ?
Je ne sais pas si ma musique modernise le film… Un jour, Gisèle Gérard-Tolini, qui a orchestré le générique de fin, m’appelle et me dit : « Mais tu es complètement obsédé par la Cinquième de Mahler ! ». C’est drôle parce que j’ai beaucoup étudié le premier mouvement de la Cinquième dans le passé mais je n’y ai pas pensé au moment de composer Le Comte de Monte Cristo. Elle avait raison : quelque chose s’y apparente : on retrouve le côté obsessionnel et l’aspect ramifié, avec ces instruments classiques qui se mélangent les uns aux autres et ces thèmes qui se phagocytent. Donc, déjà, cette influence n’est pas très moderne. La modernité se trouve plutôt dans le côté pop que l’on voulait donner au côté classique de la musique de film ou dans la manière d’écrire des thèmes cycliques, répétitifs. C’est ce que j’ai cherché à faire en développant des chaînes d’accord assez simples tout en travaillant de manière relativement classique. « Le Trésor » est au centre de ce concept : sa chaîne d’accords très typique permet de citer tous les thèmes du film à l’intérieur. Ces quatre accords qui tournent en boucle, rappelle tout ce qui se joue depuis Philipp Glass ou Steve Reich. Et tout à coup, au milieu de tout ça, il y a ce solo de violon très baroque. On a aussi le thème de « Mercédès » qui est joué par un trio à cordes mais qui pourrait très bien être une chanson pop. Si on le jouait au piano, il pourrait ressembler à une chanson d’Agnès Obel. C’était vraiment intéressant de mélanger les codes d’aujourd’hui avec une véritable approche classique.
C’est une approche assez inédite dans la musique de film française…
L’idée était de concevoir une musique pas trop lisse. J’ai beaucoup insisté là-dessus afin de pouvoir apporter du souffle et de l’humanité au film. Je voulais lui donner un côté organique. En France, beaucoup de BO sont formatées. Bizarrement, on dit que le cinéma américain est formaté. Mais c’est faux. Des compositeurs comme Ludwig Göransson ou Hans Zimmer n’ont pas peur de prendre des risques. Jóhann Jóhannsson proposait lui aussi des sons parfois déroutants qui étaient pourtant bourrés de poésie. C’est plus dans cette direction que j’ai envie d’aller chercher si je dois faire de la musique pour de grosses productions.
Vous considérez que cette BO a été conçue « à l’américaine » ?
Je ne sais pas et je n’y ai pas beaucoup réfléchi. J’ai grandi avec Ennio Morricone donc j’ai tenu à certains moments, notamment dans la scène du duel entre Monte Cristo et Albert, à écrire des mélodies en hommage à ses compositions. On est parti sur une approche « herrmannienne » mais, au final, on est plus proche des bandes-originales de western que de Bernard Herrmann. Il y a aussi tout un mélange d’orchestre classique et de musique expérimentale, de design sonore. J’ai pour cela beaucoup travaillé avec Geoffroy Berlioz qui s’est occupé de toutes les programmations. En tant que fan de Hans Zimmer, il adore ce concept de fabriquer des sons. Je lui ai laissé libre champ pour fabriquer tous les sons qui apportent une force à mes compositions. Quand vous entendez une nappe sonore derrière l’orchestre, ce n’est pas un synthétiseur mais plutôt un violoncelle dissonant ou une basse traitée dans l’infrabasse. On a aussi réalisé beaucoup de séances de structures de Cristal Baschet. Ce sont des œuvres d’art sur lesquelles on joue. C’est absolument fabuleux. Tous les sons qui résonnent dans la BO – les percussions dans « Le Château d’If » ou le son « d’hélicoptère » dans « Le Trésor » – proviennent de ces fameuses structures sonores.
Pierre Niney décrivait justement Edmond Dantès comme le Batman/Bruce Wayne de la littérature française. Ces deux héros partagent en effet des similitudes (le concept d’alter-ego, la quête de justice, les ressources financières). L’avez-vous aussi approché comme une figure super-héroïque au moment d’écrire ?
Au départ, je ne savais pas qu’ils évoquaient aussi l’histoire de Batman. Quand j’ai reçu le scénario, je crois me souvenir d’avoir envoyé un mot aux réalisateurs en leur disant que : « Monte Cristo, c’est Batman ». Ça m’est venu naturellement, sans même savoir qu’ils en parlaient.
Votre musique nous accompagne dans sa métamorphose : le thème d’Edmond se dévoile d’abord sous une forme plus romantique et « bucolique », avec ses envolées de cordes évoquant son bonheur, son innocence et sa naïveté (« Edmond et Mercedes »). Dans « Le Trésor », il prend une allure à la fois triomphante et tragique avec des cuivres qui appellent à la vengeance et un solo de violon lyrique qui lui confère une certaine noblesse mais dénote aussi une certaine fragilité. Ce morceau représente un point de bascule entre la « mort » de Dantès et la naissance de Monte Cristo en unifiant leurs thèmes respectifs. A partir de ce moment-là, on progresse vers de nouvelles sonorités plus nuancées, plus sombres qui font jaillir ses multiples facettes et reflètent davantage son intériorité (« Vengeance », « Le Domaine »). A la fin, le thème de Monte Cristo révèle son plein potentiel (« La Vie d’après ») ; comme pour signaler que Dantès embrasse pleinement sa destinée. Quel défi représentait son évolution au niveau musical ?
C’est une très bonne analyse ! Au début du film, la mélodie donne cet aspect « fleur bleue » ou « la vie est belle ». Pendant longtemps, on a appelé ce morceau « Les Jours Heureux ». Comme Dantès est devenu fou en prison, on reste sur cette même mélodie de départ pour montrer que son thème de jeunesse est devenu obsédant. Au moment où il retrouve Mercédès, on entend donc une espèce de rappel beaucoup plus triste des « Jours Heureux ». C’est la grande trame romantique du film. « Le Trésor » part aussi de cette mélodie en incluant tout le vocabulaire de « Château d’If » avec les sons de structures Baschet. Et puis, en arrière-plan, sa mélodie de la vengeance est déjà présente : c’est le thème de Monte Cristo qui reviendra sous toutes ses formes pendant le film, avec des sonorités très graves, à la « Dark Vador ». A la fin, dans « La Vie d’Après », ce thème de Monte Cristo est joué de manière plus romantique avec un caractère plus épique. Son thème de vengeance est dilué dans le romantisme de la scène. Finalement, la construction des notes m’est venu naturellement. Le jour où j’ai écrit « Le Trésor », je me suis dit : « ça y est, j’ai trouvé le centre de ma partition ». A partir de là, tout est devenu assez « simple ». Mais, entre le moment où j’ai travaillé sur le scénario, le moment où j’ai fait mes propositions et le moment où Matthieu et Alexandre les ont acceptées, j’y ai quand même passé du temps.
Pourquoi avez-vous choisi de différencier mélodiquement Dantès de Monte Cristo ?
Les deux personnages représentent le côté lumineux et le côté obscur. Le thème de Monte Cristo est un thème très intérieur au personnage qui contient beaucoup de noirceur. Il nous plonge au cœur de sa vengeance. Pour Dantès, c’est tout l’inverse. Il représente l’innocence de la réussite. Mais dans le dernier morceau du film – « La Vie d’Après » – le côté obscur redevient lumineux. Une fois qu’il s’est vengé, sa mélodie retourne vers la lumière.
« Le Trésor » sonne comme l’apogée du score. A cet instant, la musique semble prendre les commandes du film, elle s’enflamme et transcende la scène par son brillant lyrisme. On dirait que les réalisateurs vous ont complètement laissé les clés. Avez-vous ressenti une plus grande responsabilité dans votre rôle à jouer dans cette scène clé ?
Oui, j’ai senti une énorme responsabilité parce que cette quête du trésor est le centre du film. C’est le moment où il se transforme en Monte Cristo ; c’est le passage du super-héros. Quand il rentre dans cette caverne secrète, j’ai tout de suite pensé à Indiana Jones. Mais j’ai eu un grand doute au moment d’écrire la musique… Normalement, dans les endroits fermés, on met plutôt des musiques assez discrètes comme un violon solo ou un quatuor à cordes. Il est rare d’entendre une pièce d’orchestre dans une scène qui se déroule dans un appartement parisien ! Mais là, je voulais que la musique soit plus marquée, plus forte, pour donner une plus grande notion d’espace à cette caverne. Ça donne l’impression que le ciel entier est devant lui. Je trouvais intéressant que l’on repousse les murs avec cette musique qui prend toute la place et qui donne une dimension super-héroïque à la scène.
Et en même temps, la musique continue de refléter les émotions qui le traversent avec beaucoup de mélancolie tout en lui conférant un caractère noble…
Exactement. Dantès est pris dans ses obsessions, dans sa folie et, à la fois, il ressent une grande puissance se dégager de lui à chaque fois qu’il fait un pas vers le trésor. Pour le spectateur, c’est jubilatoire : il sent que ce personnage, qui n’était « rien » avant, devient la toute-puissance à ce moment-là. Il devient la toute-puissance parce que Faria lui a tout appris. Parce qu’il est devenu l’homme le plus éduqué du monde. La symbolique est très belle : en étant éduqué, on est bien plus riche qu’en possession d’un trésor. Évidemment, l’argent l’aide dans sa quête. Mais s’il réussit à se venger, c’est grâce à son éducation et son intelligence. S’il était simplement riche, il n’y arriverait pas.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de réutiliser ce thème plus tard dans le film (« Le Trésor : Reprise ») ? Ne souhaitiez-vous pas qu’il conserve un caractère unique ?
La reprise du « Trésor » donne pour moi une dimension extrêmement forte aux scènes parce qu’on ne s’attend pas à retrouver cette mélodie dans cette dynamique de vengeance. Ramener le spectateur à cette scène centrale donne une force supplémentaire au film.
On remarque que plusieurs thèmes se font écho, notamment le thème d’amour entre Haydée et Albert (« Haydée supplie Albert ») qui revient lorsque Mercédès et Monte Cristo renouent, le temps d’un instant, avec leur vie passée (« Monte Cristo raconte à Mercédès »). La musique semble signaler qu’Albert et Haydée vont pouvoir vivre la vie que Dantès et Mercedes n’ont pas eu…
C’est exactement ça ! Et c’est aussi pour cette raison qu’on réutilise « Le Trésor » quand Albert et Haydée s’embrassent. On voulait signifier qu’ils prennent la place de Monte Cristo. Car Albert et Haydée éprouvent la même sensation de puissance que lui en trouvant l’amour. Finalement, son trésor et son éducation sont les deux seules choses qui lui restent. Il refuse de retourner à la vie car, pour lui, tout est terminé. Quand il voit Mercédès, il lui dit ouvertement que leur amour appartient au passé, qu’ils ne sont plus les mêmes personnes ; contrairement à Albert et Haydée qui peuvent toujours s’aimer. Un autre thème assez important – « Le Mariage » – revient aussi à deux reprises pour créer un écho avec ce moment du film. Quand Dantès retourne à la maison des Morcerf après s’être échappé du château d’If, il pense pouvoir retrouver Mercédès. La musique apporte une force dramatique très puissante. Plus tard, lorsqu’il affronte Albert en duel, la reprise de ce thème se veut plus symbolique : il sait qu’en tuant Albert, il tue définitivement l’idée d’avoir épousé Mercédès. Il repense à son mariage et imagine qu’Albert aurait pu être son propre enfant. Enfin, pour la mort d’André, les réalisateurs ont fait le choix de réutiliser le morceau de la mort de Faria, pour créer un écho entre la perte de son « fils » et la perte de son « père ». Cela permettait d’apporter plus d’introversion. Pour cette scène, j’avais écrit une pièce plus élancée, avec une allure plus classique ; proche d’un adagio de Barber. Ce morceau – la deuxième partie de « L’Assassinat » – n’est donc pas dans le film mais se retrouve dans la version numérique de la bande-originale.
L’instrumentation, les harmonies, les motifs ou les thèmes semblent refléter « ce que l’homme a de meilleur et de pire » – comme le disait Pierre Niney. Je pense notamment aux morceaux « Les Traitres », associé à Villefort, Morcerf et Danglars ou « Les Années Faria ». Est-ce l’idée qui vous a servi à définir l’approche de chaque personnage ?
Je travaille beaucoup dans l’abstrait et dans l’émotion. Je ressens les choses de manière assez forte et je n’aime pas réfléchir à tout. Mon analyse ne va pas jusqu’à là parce que j’aurais tendance à paraphraser. Et ce qui est intéressant quand on ne paraphrase pas, c’est qu’on met plus de relief dans les images. C’est d’ailleurs le principe de la comédie. Des films comme Intouchables, qui ont plu à tout le monde, ne contiennent pas de musiques comiques, alors que tout le monde se marre. Le fait de jouer l’émotion avec le piano de Ludovico Einaudi dans les passages tristes fait qu’on rit dans les passages drôles. Le fait d’arriver dans une scène de comique en étant ému permet de libérer l’émotion. Le rire se lâche de lui-même, on n’a pas besoin de le jouer. C’est un procédé très intelligent et beaucoup plus intéressant que de mettre des pizzicatos sur une scène drôle. Au final, tout ce que je dis en termes d’analyse aujourd’hui sont des choses que j’ai réalisées après.
Guillaume Roussel décrivait la musique des Trois Mousquetaires comme « romanesque ». Diriez-vous la même chose pour Le Comte de Monte Cristo ?
J’utiliserais le même mot si je ne devais en choisir qu’un seul. Avec ces envolées de cordes lyriques, on ne peut pas être plus au cœur du romanesque !
Aimeriez-vous poursuivre votre aventure dans cet univers qui célèbre nos héros de la littérature française ?
Évidemment, ce serait merveilleux de travailler sur un autre film comme ça. Mais en même temps, j’aime les approches et les univers différents. Il y a plein d’autres choses à essayer. J’ai déjà passé beaucoup de temps à réfléchir au Comte de Monte Cristo. Si demain, on me demande de refaire exactement la même chose, je le ferais probablement moins bien. Donc, entre-temps, j’aimerai plutôt travailler sur un film de science-fiction par exemple. Ce serait génial, je pourrai imaginer une musique plus électronique, avec beaucoup plus de synthétiseurs. Mon rêve, c’est aussi d’écrire un score entièrement composé de chœurs.
Comment vivez-vous le succès du film et de la BO ?
Je reçois 40 messages en privé sur Instagram chaque jour. Ces gens me disent que j’ai changé leur vie. Rien que sur Spotify, il y a plus de 100 000 écoutes sur la BO entière ; on arrive bientôt à 2 millions de streams. Et sur le titre « Le Trésor », il y a presque 30000 écoutes par jour. C’est surnaturel ! C’est la première fois que ça m’arrive en 25 ans de métier !
*Interview réalisée par Zoom le 04 Juillet 2024
La bande-originale du film est disponible en digital depuis le 28/06 et en double Vinyle depuis le 19/07 chez Milan Records / Sony Masterworks (https://www.fnac.com/a20617198/Jerome-Rebotier-Le-Comte-de-Monte-Cristo-Vinyle-album)
Crédits photo : Caroline Sauvage
David-Emmanuel – Le BOvore