Si L’Odyssée de Pi (A. Lee, 2012) témoigne de l’apogée de son talent à n’en point douter, on aurait tort de résumer la carrière de Mychael Danna à sa simple victoire aux Oscars. De The Ice Storm (A. Lee, 1997) à Là où Chantent les Écrevisses (O. Newman, 2022), en passant par Little Miss Sunshine (J. Dayton et V. Faris, 2006) et Stillwater (T. McCarthy, 2021), la musique du compositeur canadien jouit d’un minimalisme complexe et audacieux qui puise sa force dans son parcours atypique et son intention noble de célébrer la musique ethnique – plutôt que de la caricaturer davantage – au détour de multiples voyages riches en expériences humaines et spirituelles. Il fallait bien s’embarquer à bord d’un long entretien pour retracer son odyssée et comprendre les clés de ses inspirations !
DU THÉÂTRE A HOLLYWOOD
Comment s’est réalisée votre incursion dans la musique de film ?
Complètement par accident ! La musique représente tout pour moi depuis toujours. Mon plus ancien souvenir remonte à cette époque où j’écoutais mon père chanter pour les mariages – il était soliste. J’étais assis dans cette église, les pieds en l’air, et je l’écoutais répéter avec l’organiste. Dès mon plus jeune âge, j’ai eu envie d’améliorer la musique. Ce qui m’intéressait réellement, ce n’était pas le jeu d’orgue ni le chant mais ceux qui créent ces notes et qui les assemblent. Aussi longtemps que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu faire ça. C’était programmé en moi. Je suis donc allé étudier la composition à l’Université de Toronto. Je n’avais aucun plan à ce moment-là : tout ce qui m’est arrivé n’était que pur accident. Pendant mes études, j’ai écrit de la musique pour différentes troupes de théâtre autour du campus. Je jouais aussi dans des groupes, je les produisais, j’enseignais le piano, je jouais de l’orgue et je dirigeais même une chorale. Quand j’ai rencontré tous ces gens du théâtre, j’ai eu le sentiment d’appartenir à une famille qui essayait de créer quelque chose, de collaborer, de booster chacun de ses membres, de faire circuler des idées. Cet effort collectif m’a vraiment enthousiasmé, j’ai adoré cette façon de travailler. Je doutais que l’on puisse gagner sa vie en faisant de la musique pour le théâtre. Alors, j’ai profité de chacun de ces instants. Un soir, lors d’une représentation, une amie m’a dit « Je connais un dramaturge qui veut réaliser un film ». C’était Atom Egoyan. Nous nous sommes rencontrés et avons immédiatement sympathisé. Adam avait cette énorme base de connaissances sur la musique ; c’est lui-même un très bon musicien, un très bon guitariste classique. En discutant, j’ai vu une copie du concert de David Munrow et de la musique égyptienne sur son étagère. Et il se trouve que j’adorais ça également ! Nous étions sur la même longueur d’onde dès le départ. Quand nous avons commencé à travailler sur le film [Family Viewing, ndlr], nous avons puisé dans l’expérience que nous avions acquise au théâtre. A savoir : faire ce que l’on veut, faire ce qui est juste pour raconter l’histoire d’une manière originale qui défie l’auditeur, le public tout en éclairant cette histoire d’une manière inattendue. Puis, nous avons eu la chance de pouvoir retravailler ensemble sur de nombreux films. A cette époque, le gouvernement canadien était très proactif dans son soutien au cinéma local – des partenariats comme David Cronenberg et Howard Shore doivent leur carrière à cet important soutien du gouvernement. Les films d’Atom étaient faits pour un public local mais ils ont été très populaires en France, notamment De Beaux Lendemains et Exotica qui ont été présentés au Festival de Cannes. Pour ma part, j’associe une grande partie de ce début de carrière avec notre séjour en France et le soutien que nous avons reçu d’eux.
L’influence d’Hollywood était inexistante ?
Mon parcours est inhabituel. Je n’ai pas eu de mentor, je n’ai pas reçu d’éducation ni développé de curiosité pour l’histoire de ce qui m’a précédé, jusqu’à ce que je retourne à l’université pour étudier le cinéma et la musique de film. Ce n’est qu’une fois que je baignais dans ce monde que j’ai voulu le comprendre. Et il s’avère qu’un super-pouvoir caché me permettait d’écrire pour le cinéma ! Beaucoup de compositeurs de ma génération ou la suivante affirment avoir suivi cette voie après avoir découvert Star Wars. Au risque de vous surprendre, je n’ai pas particulièrement aimé Star Wars. Les films populaires d’Hollywood n’ont eu aucune influence sur moi parce qu’ils ne m’intéressaient pas, tout comme leurs musiques d’ailleurs. Ce n’étaient pas les sonorités que j’aimais. Le cinéma canadien était une communauté très indépendante qui n’avait aucune relation avec Hollywood. Il était certainement plus proche du cinéma français que du cinéma américain. Nous essayions de créer d’une manière complètement différente. D’une part, nous n’avions pas les budgets nécessaires et, d’autre part, je ne savais pas ce qu’il m’était autorisé ou interdit de faire. Je n’avais aucune idée de ce à quoi une musique de film était censée ressembler ni de ce que l’on attendait de moi. Alors, j’ai simplement continué à faire ce qu’on m’a appris au théâtre : utiliser n’importe quel instrument ou n’importe quel style de musique qui me faisait envie pour raconter l’histoire d’un film.
Définiriez-vous votre musique de minimaliste ?
En effet, je pense que c’est le terme approprié. J’ai utilisé des techniques minimalistes à certains moments, dans certains films, en fonction de l’orientation musicale qu’il fallait prendre. Adam et moi pensons vouloir inspirer l’émotion chez le spectateur. Mais vous ne pouvez pas exiger ni contrôler une réponse émotionnelle. Le public du 21ème siècle est particulièrement éduqué à l’histoire du cinéma, il n’a pas besoin d’être mené par le bout du nez pour qu’on lui explique deux fois la même chose. J’estime qu’il est inutile que la musique répète ce que l’on voit à l’écran, ça peut devenir lassant. Parfois, c’est la bonne chose à faire mais, en règle générale, je creuse jusqu’à trouver la strate émotionnelle la plus profonde qui soit. Prenez l’exemple du film De Beaux Lendemains : c’est une histoire sur la tragédie d’un bus scolaire dans une petite ville de Colombie britannique au cours des années 1990. Pourtant, le score s’inspire de la fable The Pied Piper. Il est interprété par un groupe médiéval du Toronto Consort associé à un joueur de ney perse. A aucun moment, ça ne représente ce que l’on voit à l’écran. Dans The Ice Storm, lorsque l’on voit la banlieue de New York dans les années 1970, on y entend de la musique java, un gamelan et une flûte amérindienne. Ces instruments ont toutes les raisons d’être utilisés ; ils ont des bases thématiques et conceptuelles solides qui justifient leur présence. Mais là encore, ça n’illustre pas ce que l’on voit à l’écran. J’ai le sentiment d’être un compositeur conceptuel. Mon instinct me pousse vers le minimalisme émotionnel : je me montre très prudent au moment de libérer l’émotion. La plupart du temps, je décide de la réprimer pour ne pas écarter le public de l’histoire.
Vous mélangez la musique folk au rock dans Little Miss Sunshine (de J. Dayton et V. Faris, 2006), privilégiez les sonorités électroniques dans Transcendance (de W. Pfister, 2014) et convoquez un orchestre traditionnel dans Hors du Temps (de R. Schwentke, 2009) ou Le Stratège (de B. Miller, 2011). Comment s’oriente votre approche musicale en fonction du film ?
Je me base toujours sur un schéma conceptuel pour chaque choix musical que je fais. Si vous vous demandez quelle sera la prochaine note ou la prochaine phrase musicale, la réponse se trouve dans l’histoire. C’est elle qui vous dira par quelle tonalité vous devez commencer ou quel instrument utiliser. Tant que vous êtes connecté à l’histoire et que vous la comprenez, vous comprenez la vision du réalisateur, ce qu’il essaie de dire, le sentiment qu’il essaie de transmettre au public, les thèmes qu’il explore, etc. Comprendre tout ça en profondeur guidera l’ensemble de vos choix. Pour moi, il ne suffit pas d’associer une sonorité sud-asiatique à un personnage sud-asiatique par exemple. J’ai besoin de ressentir une connexion plus profonde avec l’histoire et les thèmes qu’elle aborde. Bien sûr, il m’arrive de choisir le son d’un instrument parce que je le trouve cool ou triste – et donc adapté à une scène triste – mais il faut toujours que ça fonctionne à tous les différents niveaux de la narration. Si vous cochez toutes ces cases, alors vous êtes en sécurité. Vous saurez au plus profond de vous-même si ces choix sont pertinents ou non.
LES VOYAGES FORMENT LA MUSIQUE
Des partitions comme L’Odyssée de Pi (de A. Lee, 2012), Parvana (de N. Twomey, 2017), Ararat (de A. Egoyan, 2002) ou La Nativité (de C. Hardwicke, 2006) célèbrent votre amour pour la musique du monde et la richesse de ses instruments. Les couleurs ethniques que vous y apportez ne sont pas simplement ornementales, vous les manipulez d’une manière très naturelle et équilibrée. Comment vous imprégnez-vous de ces différentes cultures ethniques ?
Quand j’ai débuté ma carrière dans la musique de film entre la fin des années 80 et le début des années 90, l’utilisation d’instruments ethniques était vraiment caricaturale, on en ignorait tout. Un terroriste du Moyen-Orient fait son apparition ? On y met un tabla. Ce genre de choses me rendait vraiment fou ! J’ai étudié l’ethnomusicologie à l’université pour enrichir mes connaissances. Si vous voulez comprendre un instrument, vous devez comprendre toute la culture qui l’entoure. Quelle est la place de cet instrument dans sa culture ? Comment est-il joué ? Sa pratique a-t-elle recours à l’improvisation ? Comment sont construites ses gammes ? Son utilisation est-elle répertoriée par écrit ? S’agit-il d’un savoir transmis de génération en génération ? Est-ce une combinaison de tous ces éléments ou un système unique ? En Arménie par exemple, vous avez la musique de cour, la musique religieuse et la musique folklorique. Autant de courants variés qui proviennent d’endroits différents, avec diverses influences, et qui utilisent des instruments différents. Il est donc très important pour moi de s’imprégner de ces multiples cultures avant de composer. Par exemple, j’ai écrit la mélodie du Mariage des Moussons qu’après m’être plongé dans la culture indienne. C’est ainsi que je procède. A chaque fois que je travaille avec des musiciens du monde, j’étudie leurs instruments en dépoussiérant de vieux recueils ou parfois même en engageant un tuteur. Je leur demande de m’enseigner la musique issue de leur culture afin de comprendre ce qu’il s’y passe en profondeur. Ça permet de savoir qu’un shehnai indien n’est pas utilisé pour les enterrements comme on pourrait le croire en Occident. En réalité, c’est un instrument pour les mariages. Une fois que vous le savez, vous pouvez l’utiliser de manière plus ironique. En un sens, tout est lié à mon amour pour l’apprentissage mais c’est aussi une marque de respect envers ces différentes cultures. Parce que j’aime profondément la musique. Et parce que je viens d’une tradition qui a des centaines d’années – si ce n’est des milliers d’années – qui nous a légué tout ce que nous possédons aujourd’hui.
On imagine que c’est une source d’apprentissage infinie…
L’une des expériences qui m’a le plus enrichi fut ma collaboration avec Dan Hill, un joueur de flûte amérindienne. Je l’ai rencontré à l’occasion de The Ice Storm et nous avons depuis travaillé ensemble à plusieurs reprises, comme sur Le Voyage d’Arlo. Avant d’écrire ma mélodie, je lui ai posé des questions pour comprendre son univers : « Comment jouez-vous de cette flûte autochtone ? Comment vous y prenez-vous ? Avez-vous des mélodies folkloriques ? Des gammes spécifiques ? Comment est-ce que ça fonctionne ? » C’est alors qu’il m’a répondu : « Nous reproduisons les sons des animaux, voilà ce que nous faisons ». Puis, il m’a demandé d’imaginer un aigle qui survole un champ à la recherche d’un bébé lapin avant de se mettre à jouer. C’était incroyable ! Je pensais tout connaître de la musique. Et pourtant, il me présentait une façon de composer à laquelle je n’avais jamais pensé. Ça m’a paru tellement évident ! Car c’est sûrement comme ça que la musique a commencé : quelqu’un a entendu un oiseau chanter et s’est mis à vouloir reproduire son chant. Je suis si heureux de ne pas lui avoir imposé une mélodie toute prête qu’il se serait contenté de jouer, sans l’écouter vraiment. Autrement, je n’aurais tiré aucun enseignement de sa part. D’où l’importance de laisser de l’espace à l’improvisation. Le plus grand privilège de ma carrière est certainement de travailler avec ces grands joueurs du monde entier et d’apprendre la musique sous des angles différents.
Il vous arrive d’enregistrer in situ ?
J’ai toujours voulu enregistrer autant que possible dans le pays des musiciens. Je vis à Glendale, un quartier de Los Angeles qui compte une importante population arménienne. La majorité de Glendale est arménienne, et j’en étais bien conscient au moment d’écrire la BO d’Ararat. Pourtant, je suis allé en Arménie pour enregistrer la musique. Parce que c’est important pour moi, tout d’abord, d’être capable de les soutenir financièrement, mais aussi artistiquement, de leur faire savoir qu’ils sont appréciés. Et puis, il y a quelque chose à apprendre en respirant leur air, en visitant leurs églises ou leurs quartiers les pieds dans la neige. On se dit : « Voilà ce que c’est que de vivre à Erevan !». Ça permet de donner un sens plus profond à la musique que vous composez.
Le film Stillwater (de T. McCarthy, 2021) s’amuse à représenter les différences culturelles entre la France et Les États-Unis. Si votre implication était évidente, votre partition est bien plus complexe qu’elle n’y paraît…
Stillwater est un cas où la conception musicale a été pensée autrement. Je n’ai pas cherché à étudier l’incroyable mosaïque musicale qui caractérise Marseille. Mon intention était toute autre : je cherchais à voir à travers les yeux de Bill Baker – le protagoniste -et entendre à travers ses oreilles. Si j’avais montré l’ensemble de ces influences culturelles dans la partition, l’effet n’aurait pas été le même. On se serait détaché de l’histoire. Je voulais que ce soit plus confus dans son esprit, comme s’il ne comprenait pas vraiment ce qu’il entendait. C’était la clé. Il devait ressentir ce barrage, cette distance entre lui et cette musique étrangère, cet endroit étranger où l’on parle une autre langue, où les gens agissent et interagissent différemment. L’odeur, les lieux, la nourriture, la musique : tout est différent. Mon but était de se montrer intimidant. Pas menaçant, intimidant. Dans le sens où cet environnement n’est pas familier. Bill ne risque pas d’entendre la musique de Home of Red Republican USA ! Seul son thème apporte un contraste avec sa bonne vielle musique américaine. Certaines de mes premières propositions ressemblaient à une musique de méchant, trop sombre et trop clichée. Elle donnait l’impression d’avoir déjà porté un jugement sur les habitants de Marseille. L’équilibre était difficile à trouver : la musique devait sonner de manière inhabituelle et inconfortable pour Bill, mais ne devait pas être malveillante ou maléfique. C’était le défi à relever.
L’ODYSSÉE DE PI: DU NAUFRAGE A LA VICTOIRE
Quel a été le plus grand challenge à relever sur L’Odyssée de Pi ?
Ang et moi étions immergés dans ce projet pendant deux années entières. Dans ma bibliothèque, j’ai encore un classeur entier de notes où j’écrivais tous les concepts qu’il m’expliquait au bout du téléphone, en plein milieu de la nuit, pendant qu’il tournait en Inde ou à Taïwan. Des concepts profonds et complexes comme « La mère contre le père, c’est le ciel contre la terre » ou bien « Pi n’est pas entre ces deux mondes, il représente tous les mondes à la fois ». Aujourd’hui encore, il me plaît de travailler de cette façon. Mais ce qu’il s’est passé, c’est qu’après avoir été extrêmement conceptuel avec l’histoire, la musique m’a paru si compliquée à écrire au moment où j’ai commencé. Après plusieurs mois d’écriture, Ang et moi nous sommes dits que quelque chose ne fonctionnait pas. Je n’arrivais pas à savoir ce que c’était. Ang, lui, a fini par comprendre. Il m’a dit : « Tu vois tous ces concepts ? Maintenant, oublie-les et écris juste une bonne musique » C’était une très bonne idée. Sauf que c’est difficile pour moi d’écrire avec simplicité. C’est ma faiblesse, ma malédiction. J’ai tendance à trop écrire, à être trop complexe. Il a fallu que je m’efforce à créer des mélodies simples. Petit à petit, on s’est rendu compte que ça marchait. Au final, les concepts n’étaient peut-être pas mis en avant mais ils faisaient partie de l’ADN de la musique parce que je les avais intégrés en moi. J’avais seulement pris le mauvais chemin. Cette partition était vraiment difficile à composer !
Qu’est ce qui confère à votre partition sa dimension spirituelle et humaine ?
Avant que le film ne prenne forme à travers le montage, il ne fonctionnait pas. Ça ne ressemblait à rien, on semblait tous perdus en mer ! A l’approche de la fin, c’était toujours très difficile. J’ai emménagé dans l’hôtel juste à côté du plateau d’enregistrement, dans les studios de la Fox. Je me levais tôt pour me rendre jusqu’à mon bungalow situé juste à côté de la salle de montage de Ang. Je travaillais là pendant 16 heures avec mon équipe, puis je rentrais à l’hôtel et je dormais. J’ai tenu ce rythme pendant huit mois environ. Au cours des quatre derniers mois, je ne prenais congé que le dimanche après-midi seulement ! Je ressentais de la compassion pour Pi parce qu’on traversait tous la même épreuve : nous étions embarqués dans un voyage tortueux où l’on se sentait perdus. Je me doutais bien que cette angoisse permanente n’a pas été conçue exprès pour me mettre dans le même état mental que Pi. Mais au final, j’ai eu l’impression d’avoir vécu sa vie. Je comprenais ce qu’il ressentait parce que je ressentais la même chose. Ma musique semble dépeindre ce que nous avons tous ressenti dans ces moments-là. C’était loin d’être une façon amusante de parvenir à ce résultat final. D’ailleurs, je n’ai toujours pas vu le film depuis que je l’ai terminé. Ma famille le regarde et moi aussi. Mais pas plus d’une demi-heure. Après, je dois partir. C’en est trop pour moi.
Qu’est ce qui vous a aidé à garder le cap ?
Ang a brillamment analysé la situation dans son ensemble. C’était la clé pour nous mettre dans la bonne direction. Un jour, il a dit : « Ce film est une torture pour Pi et le public. Alors, est-ce qu’on pourrait y mettre un élément plus léger ? Peux-tu montrer de la compassion pour Pi mais aussi pour le public ? Des phrases comme ça font mouche. Et c’est ainsi que vous cherchez à être compatissant à travers votre musique – ou du moins vous essayez. J’ai aussi senti que l’équipe était très soudée. Rappelez-vous, nous vivions et travaillions tous ensemble. L’équipe éditoriale, les effets sonores, les mixeurs, etc. C’est quelque chose qui n’arrive pas aux compositeurs habituellement. Le reste de l’équipe et la production vivent ça sur chaque tournage. Mais pour nous, en post-production, il est très rare de ressentir autant de fraternité et de sororité entre toutes ces personnes.
Quels souvenirs gardez-vous de votre victoire aux Oscars ?
Il y en a tellement… Je me suis senti si heureux pour Ang et toute l’équipe. Après avoir souffert pendant si longtemps, c’était un grand sentiment de joie ! Il y a aussi eu ce moment drôle où les présentateurs n’arrivaient pas à prononcer mon nom. Richard Gere, qui a ouvert l’enveloppe, était justement l’une de ces personnes à essayer de le faire ! Il m’a retrouvé à une fête plus tard dans la nuit et m’a dit : « Je vous ai cherché toute la nuit. J’ai gardé l’enveloppe, la carte où est inscrit le gagnant. C’est tellement beau. Regardez-la. C’est fait à la main. Je voulais vous la donner ». C’était vraiment très gentil et attentionné de sa part.
DES COLLABORATIONS RICHES EN ÉMOTIONS
Votre carrière vous a amené à composer avec votre frère Jeff Danna (Le Voyage d’Arlo, La Famille Addams, En Avant, La Fracture, Parvana). Pensez-vous que cette collaboration fraternelle apporte davantage d’émotions à vos partitions ?
Jeff et moi travaillons souvent ensemble sur des films d’animation. Ce genre de films attend que la musique étoffe davantage les émotions. Elle doit généralement fournir plus d’efforts pour donner vie à ces personnages – mais pas toujours. Par exemple, je ne suis pas sûr que la musique de Parvana serait différente d’un film en prise de vues réelles, contrairement au Voyage d’Arlo et En Avant, où la musique devient, en un sens, plus grande que la vie. D’un autre côté, mon frère a une esthétique musicale différente de la mienne, ce qui est intéressant. Si nous étions pareils, je pense que cette collaboration n’aurait aucun sens. Nous avons des goûts différents, des aspirations musicales différentes et nous abordons la musique sous des angles différents. Il y a beaucoup de va et vient mais l’essentiel est que nous respectons profondément les connaissances, les goûts et les capacités de l’autre. C’est ainsi que nous parvenons à obtenir des scores plus aboutis que si nous les avions créés séparément. Ça n’empêche pas les personnes qui me connaissent de pouvoir identifier les parties que j’ai composées. Il n’y a pas de mystère : c’est une solide collaboration. Nous nous rendons plus forts l’un comme l’autre. Et donc, pour répondre à votre question, je dirai qu’il y a effectivement plus d’émotion dans ces partitions que lorsque j’écris seul. L’un de mes scores préférés que nous avons faits ensemble est De Beaux Lendemains avec l’actrice Sarah Polley. Elle y chante des chansons qu’elle a écrite et a aussi produit une mini-série intitulée Captive pour laquelle nous avons composé une musique plus subtile, à la fois sobre et émouvante.
Quels réalisateurs vous ont fait vivre vos meilleures expériences ?
Les meilleures expériences sont celles qui vous en apprennent le plus. Ang Lee et Atom Egoyan m’ont appris à faire de la musique de film, ce sont mes professeurs principaux. Nous avons développé de belles relations. Toutes ces expériences ont été très positives, pour chacun des films sur lesquels nous avons travaillé. Il y a aussi Bennett Miller ; un cinéaste brillant qui ne semble malheureusement plus réaliser de films, ou encore Olivia Newman, la réalisatrice de Là où Chantent les Ecrevisses. Collaborer ensemble sur ce film fut un moment fantastique, c’est une personne merveilleuse et très amusante. Parfois, les relations avec les réalisateurs peuvent être assez fougueuses et donner lieu à des conflits. Avec Olivia, tout était vraiment très lisse et très agréable.
En revanche, lorsque Ang Lee vous a invité à rejoindre le monde des superhéros avec Hulk (2003), tout ne s’est pas passé comme prévu…
Je pense que ce film rencontrait des difficultés, il n’était pas complètement fonctionnel. Ang avait une idée de ce qu’il voulait exprimer mais le studio l’entendait différemment. J’avais écrit une partition vraiment très audacieuse avec tous ces fabuleux percussionnistes du monde entier. J’ai utilisé un taiko japonais, des percussions africaines et des tambours du Punjabi mais aussi des chants arabes. Malheureusement, quand le studio a vu un premier montage avec ma musique temporaire, ils ont été horrifiés. Comment l’ensemble pouvait-il fonctionner puisque les effets spéciaux n’étaient pas encore faits !? C’est là qu’ils ont dit vouloir une partition plus conventionnelle. Ma musique leur paraissait « totalement insensée ». Ang a dû mener de nombreuses batailles mais celle-ci, il n’a pas pu la gagner… Tout le monde est passé par là. Tous les compositeurs ont été virés à un moment ou un autre. Bien entendu, c’est loin d’être une expérience agréable. Je suis moi-même venu en remplacement d’un compositeur à qui j’avais dit : « Je sais que tu n’es pas responsable de ça. J’entends ce que tu as fait, et je comprends qu’ils t’ont dit de faire ça. Mais ils viennent de réaliser que ça ne marche pas. Ce sera plus facile pour moi d’intervenir parce qu’on a déjà trouvé ce qui n’allait pas ». Ce n’est pas la faute du compositeur. En général, c’est un signe de dysfonctionnement dans le film. Hélas, la musique est le seul élément que vous pouvez retoucher ou refaire rapidement. Jamais on ne vous dira qu’il faut refaire le casting du personnage principal. Il paraît beaucoup plus facile de changer la musique et d’espérer améliorer le film – ce qui n’est pas forcément le cas au final. C’est ainsi que de grandes partitions célèbres ont été perdues… Alors, je ne sais pas si mon score pour Hulk était génial. En tout cas, il était certainement très différent de ce que Danny [Elfman] a écrit. Mais il a fait ce que le studio attendait de lui, c’est-à-dire une musique de super-héros toute simple. Et c’est ce qu’elle est. Quelqu’un serait-il vraiment en mesure de dire si le film serait meilleur avec ma musique ou la sienne ?
LA OU CHANTENT LES COQUILLAGES
D’où vous est venue l’idée d’utiliser des coquillages pour la BO de Là où Chantent les Ecrevisses (de O. Newman, 2022) ?
Un peu de la même manière que la BO de The Ice Storm fut pensée : en regardant une projection du film. C’est lorsque j’ai vu ces plans avec la glace que le son d’un gamelan m’est soudainement venu à l’esprit. Même chose pour Là où Chantent les Écrevisses : j’ai regardé une ébauche du film et j’y ai vu les croquis d’oiseaux et de coquillages que réalise le personnage. Je me suis dit que c’était le son parfait pour le marais. Il y a toutes sortes de jeux de coquillages dans le monde entier et ce, depuis des milliers d’années. C’est un vieil instrument joué dans l’Inde ancienne ou dans la société hébraïque. Je me suis donc rapproché de Don Chilton, l’un des plus grands joueurs de conques et de coquillages au monde – c’est aussi un trompettiste. Il ne se contente pas de souffler à l’intérieur mais utilise sa main pour jouer une gamme courte, exactement comme l’on en pratiquait autrefois. Il arrive donc à jouer un certain nombre de notes permettant d’obtenir une sorte de thème musical qui élève la partition à un autre niveau. Ce son est à la fois primordial et obsédant : il devient la voix du marais. La première fois que vous l’entendez, vous avez l’impression d’entendre le marais. Pour Olivia et moi, le plus important était d’ancrer la partition dans un monde naturel pour en imprégner chaque image du film. Toutes ces couches symboliques étaient l’une des raisons pour lesquelles l’idée me paraissait bonne. Et tout simplement parce que, à un niveau plus superficiel, ça sonne bien.
Encore plus lorsque vous l’associez à des sonorités plus occidentales…
On a mixé le son des coquillages avec des instruments folkloriques locaux – un violon fiddle, un banjo, une autoharpe, une guitare et un violoncelle solo joué de la même manière qu’un violon. On utilise aussi un magnifique orchestre symphonique enregistré dans les studios de la Fox. Il permet de porter l’émotion à un niveau plus élevé que certaines partitions sur lesquelles j’ai pu travailler. Il y a des moments où elle doit s’exprimer, se libérer mais toujours sans dépasser la limite. N’oubliez pas : on ne doit pas détacher le public de l’histoire !
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Jeff et moi avons collaboré à nouveau avec Nora Twomey, la réalisatrice du chef d’œuvre Parvana. Nous venons de terminer le film Le Dragon de mon père, une histoire américaine des années 40 que je lisais à mes enfants lorsqu’ils étaient encore petits. C’est un film merveilleux, vraiment très coloré. Grâce à Nora, il fonctionne comme un film pour enfants, amusant avec beaucoup de belles images et des personnages intéressants. Mais il a aussi ces couches plus profondes contenant de beaux messages sur la peur et le contrôle. Jeff et moi avons écrit une chanson chantée par un merveilleux chanteur – je ne suis pas autorisé à en dire plus pour l’instant. La partition a été enregistrée à Abbey Road, avec une chorale. J’ai vraiment hâte que vous l’écoutiez !
Votre sœur Jen J. Danna a écrit un roman policier, Shot Caller. S’il est un jour adapté au cinéma, on suppose que vous en signerez la musique…
Ce serait génial, en effet ! Vous savez, tout le monde dans notre famille est écrivain d’une manière ou d’une autre !
*Propos recueillis par Zoom le 4 Août 2022
Where The Crawdads Sing est disponible chez Mercury Classics
Je souhaite exprimer ma gratitude la plus sincère à M. Danna qui m’a offert ce beau moment chaleureux si enrichissant humainement et musicalement.
David-Emmanuel – Le BOvore