Le Festival Music & Cinéma de Marseille continue d’enflammer la communauté B.O.phile avec un programme toujours plus savoureux et des invités toujours plus prestigieux. Au cours de cette 24ème édition, ce fut au tour de Daniel Pemberton d’être honoré au cœur de la cité phocéenne. Figure anticonformiste de la musique de film, propulsée par Ridley Scott en 2013, ce grand fan de Vangelis s’est constitué, en un laps de temps, une filmographie aussi impressionnante qu’atypique, fort de ses expérimentations fantaisistes explorant aussi bien l’hybridité des genres que le sampling ou le scratching. Une audace d’un genre nouveau qui fait la force et le caractère de ses univers musicaux ; tous plus singuliers et culottés les uns que les autres. Ce mois-ci, il rapplique avec la BO de Spider-Man : Across The Spider-Verse et rappelle, à l’image du multivers, que les possibilités musicales – comme sonores – sont infinies, en plus de s’affranchir une nouvelle fois des diktats imposés par une industrie super-héroïque en déclin. On ne peut donc que vous conseiller de plonger au cœur de cette leçon d’audace mais surtout de ne pas manquer les prochaines éditions du Festival Music & Cinéma de Marseille.
David-Emmanuel : « L’expérimentation est la clé de l’innovation ». Ça pourrait être l’un de vos mantras, non ?
Daniel Pemberton : J’essaie toujours de me mettre à la place du public en écrivant des scores qui, je l’espère, ne ressemblent pas à ce qu’il a déjà entendu. Sa réaction est beaucoup plus forte quand il s’agit de quelque chose qu’il n’a jamais expérimenté auparavant. Plus on expérimente, plus on trouve de manières différentes de raconter une histoire, de véhiculer une émotion. Mais pour expérimenter, il faut pouvoir échouer. Parce que ça vous permet d’essayer d’autres choses. Cette possibilité dépend du temps et de l’espace que l’on donne à votre créativité mais aussi de vos relations avec les réalisateurs. Et en même temps, expérimenter n’est pas toujours la meilleure façon d’innover. Il m’arrive parfois de devoir me fier à mes réactions instinctives ; comme lorsque la production d’un film me convoque tardivement. Fonctionner à l’instinct est parfois plus productif que de passer des heures à essayer de trouver une sonorité qui ne sera probablement pas essentielle au film…
La conception sonore qui découle de vos expérimentations confère une grande complexité à vos univers musicaux. On imagine que l’investissement dont vous faites preuve est dantesque…
Pour chaque film sur lesquels je travaille, je passe énormément de temps à essayer de créer une palette sonore unique. C’est comme essayer de construire mon propre orchestre pour chaque projet. Vraiment. Sur Spider-Man : Across The Spider-Verse, la palette sonore devait être encore plus riche que celle du premier film car je voulais proposer une expérience totalement rafraîchissante. J’ai donc passé environ un an à créer des tonnes de sons, dont la plupart n’ont pas été retenus parce qu’ils ne convenaient pas au film. On a d’ailleurs fini par reconstruire le score autour de nouveaux sons. A vrai dire, ma musique est davantage basée sur la production et la conception de sons que sur la mélodie ou l’harmonie. Créer vos propres sons vous donne une identité très distincte. Mais il y a une autre raison à ça : l’extrême rapidité avec laquelle vous devez modifier votre partition. Depuis la « révolution » numérique, les réalisateurs ou les producteurs s’attendent à des changements instantanés sans vraiment comprendre la structure musicale de votre morceau. Ça devient très problématique quand on vous demande de réécrire un morceau harmoniquement riche et mélodiquement complexe. Je finis donc par mettre plus de complexité dans la production et la conception sonore. L’idée mélodique principale ou la construction du morceau que j’essaye d’obtenir est, en général, relativement simple. Puis, je consacre beaucoup de temps et d’efforts – parfois trop – pour doubler l’ensemble des morceaux et les accentuer avec des millions de couches.
Cette complexité sonore n’entraîne-t-elle pas un risque de surcharger l’auditeur ?
J’ai placé énormément de sons dans la BO de Spider-Man : Across The Spider-Verse… Pourtant, on n’en entend même pas la moitié ! J’ai notamment passé une demi-journée à scratcher un son que l’on retrouve finalement enterré sous un million d’autres. Les réalisateurs ont dû se demander pourquoi je me donnais autant de mal ! Il peut m’arriver de surcharger une scène avec trop d’éléments. Ou bien, il m’arrive de trouver la force et la confiance nécessaires pour la simplifier en retirant certains sons. C’est un véritable problème dont j’ai conscience. Tout dépend de la scène en question mais j’essaye de simplifier mes partitions autant que possible. Force est de constater qu’il est facile d’inclure beaucoup de musique dans une scène mais difficile d’en mettre peu. Quand vous sortez d’une salle de cinéma, les moments qui restent gravés dans votre mémoire sont souvent très simples et puissants visuellement. Les films de super-héros, par exemple, sont tellement encombrés d’informations visuelles que votre cerveau ne sait pas à quoi se rattacher. Toutes ces CGI n’ont pas d’impact émotionnel. C’est la même chose avec la musique : si vous entendez 27 sonorités différentes en dix secondes, il vous sera très difficile de vous connecter émotionnellement à la scène. Même si je n’y parviens pas toujours, j’essaye de trouver un moyen de rendre ma musique à la fois simple et puissante.
Etes-vous sélectif sur les projets qui s’offrent à vous ?
J’ai consciemment essayé de ne pas composer pour le même genre de film tout au long de ma carrière. Heureusement, j’ai la chance de me trouver dans une position où je suis libre de refuser des projets. Une fois, il m’est arrivé de refuser un blockbuster pour un documentaire sur le handicap et les jeux paralympiques [Rising Phoenix, ndlr]. Et si je viens de terminer un heist movie par exemple, alors je vais chercher à m’en éloigner pendant un certain temps. Je serai plus attiré par des projets inédits, dans lesquels je ne suis pas à l’aise. Parce que, la plupart du temps, j’aime prendre une direction inconnue. Quand on est trop confiant, que l’on sait exactement ce qu’il faut faire, on devient prévisible. On se repose sur les mêmes astuces, les mêmes raccourcis. Mais quand vous êtes dans la brume, vous obtenez des résultats bien plus intéressants. J’essaye aussi de me tenir à l’écart de tout ce qui contient un chiffre… Les Sept de Chicago ne compte pas, je parle des suites, des sequels de films plus ou moins connus. Ocean’s 8 était une exception à la règle. Je m’oriente plutôt vers des projets qui me permettent de créer un univers musical à partir de rien.
Vous êtes capable d’hybrider autant d’influences, de styles et de genres différents dans une même partition tout en assurant une cohésion auditive et narrative. Par exemple, vous mélangez du hip-hop à de l’électro et un grand orchestre dans Spider-Man : Into The Spider-Verse ; ou du rock psychédélique à de la bossa nova, du hip-hop et quelques vibes 70’s dans Ocean’s 8. Quelle est votre recette secrète ?
En assemblant des sonorités qui ne l’ont jamais été – ou rarement – vous obtenez instantanément un résultat innovant. A l’inverse : si vous avez recours à des procédés cheap ou standardisés, il faut se dire qu’un million de compositeurs l’a déjà fait et probablement bien mieux que vous ne le voudrez. Je cherche donc toujours un moyen de créer de la nouveauté. Il ne s’agit pas simplement de rassembler ces différentes idées mais de repousser les limites de leurs associations. Il faut voir comment elles sonnent ensemble. Je trouve plus intéressant d’écrire des morceaux qui ne correspondent pas vraiment à un genre particulier, qui ne rentrent dans aucune catégorie, si bien que personne ne peut en déterminer leur nature. C’est une catastrophe pour le streaming musical car toutes les playlists Spotify doivent contenir des musiques similaires – vous avez des playlists « apaisantes » pour étudier ou « romantiques » pour vos soirées en amoureux. Mais en termes artistiques, c’est bien plus excitant.
La création musicale du Roi Arthur (de G. Ritchie, 2017) relève d’un véritable travail d’orfèvre où s’entremêlent hybridité de genres (heavy metal, opéra, orchestre, électronique), sampling vocaux et sonorités médiévales. Considérez-vous qu’il s’agît de votre score le plus complexe à ce jour ?
Le Roi Arthur fut probablement l’expérience la plus difficile que j’ai eue en tant que compositeur de musiques de films. Mais pas nécessairement à cause de la recherche d’identité sonore qui en découle. J’aime beaucoup ce score parce qu’il contient le plus de « moi », au sens littéral. On m’entend crier, respirer, produire toutes sortes de bruits insensés. J’en suis fier car il est très difficile d’avoir une approche différente sur un film hollywoodien de cette envergure. C’est le genre de libertés que l’on vous autorise sur un film indépendant ou un film qui n’a pas le même type de langage que ces grosses productions. Le véritable défi était là : essayer de subvertir l’approche musicale du monde des blockbusters. Même si Le Roi Arthur n’a pas très bien fonctionné, j’ai le sentiment que nous avons réussi à créer un score très différent musicalement. Nous avons aussi montré qu’il y avait une autre façon de mettre en musique un blockbuster.
Le succès du film aurait-il changé la donne ?
A vrai dire, aucun de mes films n’a eu beaucoup de succès. J’en ai fait beaucoup, mais il n’y en a pas un seul pour lequel tout le monde s’est précipité pour aller le voir. Je ne suis pas le compositeur derrière Jurassic Park ! Bizarrement, cette situation m’est préférable. Car, si vous êtes associé à un film au succès massif ou un score qui vous identifie instantanément, tout le monde vous prend pour « la personne la plus célèbre du moment » et vous demande de reproduire ce que vous avez déjà fait. Je ne veux pas devenir soudainement le spécialiste des films d’animation juste parce que je viens d’écrire les BOs de deux Spider-Man et de Bad Guys ! Et donc, si Le Roi Arthur avait été un succès, on m’aurait probablement sollicité pour en faire de mauvaises imitations sur beaucoup d’autres films.
L’univers des comic-book movies est vivement critiqué en raison des nombreuses similitudes – musicales notamment – qui existent entre chaque film. Vous aviez d’ailleurs exprimé quelques réticences par le passé lorsqu’un tel projet s’offrait à vous. Qu’est-ce qui vous a finalement convaincu de vous engager sur Spider-Man : Into The Spider-Verse et Birds of Prey ?
Spider-Man : Into The Spider-Verse, en particulier, porte un regard très différent sur l’animation et le genre super-héroïque. L’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu m’impliquer est que ce film a été conçu exactement comme il m’a été pitché. Certains réalisateurs viennent vous présenter un film en clamant qu’il ne ressemblera à aucun autre. Mais souvent, je sais que ça ne sera pas le cas parce qu’il y a trop d’argent en jeu ou parce que le public, les producteurs ont des attentes bien précises. Sur Spider-Man, j’ai senti que ce serait différent. Par exemple, on m’avait parlé de cette idée folle d’inclure le cochon Peter Porker. Quand j’ai su qu’il apparaitrait réellement dans le film, je me suis dit que ces gars-là ne plaisantaient pas. Je savais donc que j’aurais la possibilité de créer mon propre univers sonore, contrairement aux autres films de super-héros qui doivent souvent se conformer à un modèle créatif bien défini. Spider-Man : Into The Spider-Verse existait en dehors de ce système. C’était la même chose avec Birds of Prey : Harley Quinn est un personnage qui m’a permis d’injecter beaucoup de personnalité dans la musique. C’est une partition que j’aime beaucoup parce qu’elle est complètement folle. J’en suis fier, on s’est beaucoup amusés. Hélas, on n’en entend que la moitié parce que des chansons pop ont été placées partout. Nous avons tout enregistré à Los Angeles, dans les meilleurs studios possibles, avec de grands musiciens. Dans ces moments-là, je n’arrive pas à croire que je dispose de telles ressources et que je suis payé pour faire de la musique folle !
Il y a quelques années, vous manifestiez une envie irrépressible de composer un score purement orchestral et mélodique. Les films Enola Holmes vous ont-ils offert l’expérience que vous espériez ?
En effet, Enola Holmes est un très bon projet qui m’a permis d’aller vers une écriture très mélodique. Le réalisateur Harry Bradbeer voulait que son film bénéficie d’un grand thème musical, alors que d’autres expriment ce souhait mais ne le désirent pas réellement. Nous avons commencé à travailler sur la musique assis devant un piano. Puis, nous avons peu à peu écrit les thèmes. Bizarrement, il semble très inhabituel de procéder ainsi dans la composition de musiques de films de nos jours… Ce fut très agréable de pouvoir revenir à une forme musicale plus expressive où l’on peut jouer fortement sur les émotions, qu’il s’agisse de suspense, d’amour, d’intrigue, etc. C’est ce genre de musique là, audacieuse et ambitieuse, que je préfère.
Vous-a-t-il paru plus difficile de vous démarquer en revenant à cette forme d’écriture traditionnelle ?
Il est évident que lorsque vous écrivez une grande partition orchestrale, vous avez des milliards d’instruments qui ont tous déjà été utilisés de différentes manières. Il s’agit donc de savoir comment rendre ce son distinctif par rapport à n’importe quelle autre partition orchestrale. Si vous ne pouvez pas le faire sur le plan sonore, vous devez le faire sur le plan mélodique. Il vous faut trouver une mélodie ou une idée harmonique avec une identité forte et reconnaissable.
Cartel, Steve Jobs, Mal de Pierre, Les Sept de Chicago, Le Grand Jeu, Tout l’Argent du Monde : qu’appréciez-vous dans le fait de travailler sur des films plus intimistes ?
J’aime les défis de toutes sortes. J’aime l’ambition des grosses productions et la possibilité de créer des univers sonores très riches. Et puis, avec des budgets plus modestes, des histoires plus intimes, j’aime l’expérimentation que l’on peut y mener. Vous capturez quelques choses de plus intime, de plus humain ; comme une personnalité par exemple. Cette façon de se concentrer musicalement sur les personnages me plaît beaucoup. Les gros blockbusters ont presque une manière fixe et définie d’aborder la narration et l’émotion, alors que les films indépendants à petits budgets peuvent être beaucoup plus idiosyncrasiques. Ça vous permet, en tant que compositeur, de créer quelque chose de plus inhabituel.
Quels conseils pouvez-vous donner à celles et ceux qui veulent se lancer et percer dans la musique de film ?
Percer dans le cinéma est une chose tellement étrange… Chaque personne a un parcours différent. Cela implique généralement beaucoup de travail mais aussi beaucoup de chance. Tant que vous êtes capable de faire de la musique, ça n’a pas vraiment d’importance de travailler sur un film à gros budget ou un petit court métrage pour un pote. Ne pensez-vous pas que la partie est déjà gagnée si vous vous montrez créatif ? Alors oui, vous rêviez peut-être composer pour le plus grand film hollywoodien du monde. Mais si vous y parvenez, vous allez probablement vous heurter aux exigences de la production et écrire une partition plus générique. Il est donc très important, surtout au début, d’avoir l’occasion d’être créatif et de trouver votre propre façon de l’être. C’est ainsi que l’on se démarque et que l’on mène une carrière dans la musique de film. Admettons que je sois un grand réalisateur : si j’ai le choix entre vous qui ressemblez à Hans Zimmer – par exemple – et le véritable Hans Zimmer. Eh bien, je choisirai Hans Zimmer ! Tandis que si vous me proposez d’illustrer mon film avec – que sais-je – un tambourin et une flûte à bec, alors là, vous êtes sur la bonne voie. Car cette partition que vous imaginez dans votre tête sera bien plus mémorable que la plupart des partitions que vous avez pu entendre. Je sais, c’est facile à dire… Surtout qu’au début, on essaye d’imiter les compositeurs qu’on aime et les sonorités qui nous plaisent. Mais plus vous aurez d’opportunités pour composer, plus vous pourrez affiner votre style. Peu importe le projet, c’est là que vous obtiendrez des résultats intéressants.
Votre parcours est, pour le moins, atypique…
J’ai tendance à comparer un parcours à la conduite d’une voiture. Si vous roulez toujours en direction de Blockbuster Town, la grande ville à succès d’Hollywood, vous aurez sûrement du monde qui va vous accompagner sur la route. Mais au bout d’un moment, on ne voudra plus monter avec vous dans la voiture. On peut donc observer certains compositeurs qui ont beaucoup de blockbusters à leur actif mais qui semblent avoir moins d’importance qu’avant. Ils ont l’air de stars sur le déclin. Si vous allez au pays des films indépendants, on se dira que vous n’êtes pas fait pour le pays des superproductions. Mais si vous conduisez une voiture en état d’ivresse, personne ne sait où vous allez ni à quel moment vous allez bifurquer. Prenez l’exemple d’Alexander Desplat. C’est un compositeur brillant. La façon dont, au cours de sa carrière, il a alterné entre des films d’art et d’essai indépendants et des grands films hollywoodiens, est vraiment admirable parce qu’elle montre à la fois une passion pour le métier, mais aussi une forme d’imprévisibilité. On ne peut pas prévoir s’il va enchaîner des petits films indépendants pendant trois ans d’affilée ou s’attaquer à un blockbuster. C’est aussi mon cas : personne ne sait ce que je fais, pas même moi. Je suis tout à fait conscient de ne pas savoir où je conduis.
Entretien réalisé au Festival International Music & Cinéma de Marseille le 1er Avril 2023
Remerciements : Géraldine Cance et Vicky Moreau pour leur hospitalité et leur gentillesse, Daniel Pemberton pour sa disponibilité et sa bonté.
Crédit photo : Inès Ghomari (MCM)
David-Emmanuel – Le B.O.vore