S’il y a bien une chose que la musique d’Armand Amar nous rappelle, c’est que le monde est comme un film : ne pas voyager revient à n’en visionner que quelques chapitres. Bien décidé à partager la richesse d’un patrimoine musical délaissé, ce globe-trotter autodidacte, natif de Jérusalem, s’est immiscé au cœur des traditions avant d’investir le 7ème art avec la noble intention de favoriser l’expressivité des instruments à leur couleur. Dans ce brassage culturel fascinant qui s’affranchit de tout exotisme règnent un amour sincère pour la musique, une inspiration mélancolique mais surtout une véritable expérience spirituelle et méditative, où les émotions se télescopent à la vitesse lumière. Qu’il œuvre pour émerveiller le jeune public (Belle et Sébastien, Mystère, Le Dernier Jaguar), transmettre des messages d’espoir (Home, Human, Women) ou transcender le cinéma d’auteur (Va, Vis et Deviens, Le Concert, Thé Noir), Armand Amar s’est fait maître de la musique pour l’image, illuminé par les conseils intemporels du cinéaste Costa-Gavras (Amen) et son expérience dans le spectacle vivant. Il fallait bien un long entretien pour célébrer la richesse de son univers ; en espérant que cette rencontre inspirante, placée sous son humanité bienveillante, vous offrira un autre regard sur la musique du monde.*
VOYAGES ET CINÉMA
Votre parcours est loin d’être académique car vous n’avez pas suivi de formation classique mais avez sillonné le monde à la découverte des musiques traditionnelles. Pouvez-vous nous raconter comment vos multiples voyages ont imprégné votre musique ?
En arrivant en France dans les années 68, j’ai rencontré des gens qui jouaient de la musique sur des tambours dans les rues de Paris. C’était aussi l’époque de « Woodstock » – la chanson de Santana. Tout semblait se concorder. J’ai alors eu envie de taper sur des tambours jusqu’à me passionner pour les percussions et me spécialiser dans la musique cubaine. Par un heureux hasard, j’ai ensuite découvert la musique classique indienne et suis parti vivre en Inde plusieurs années pour l’étudier. A mon retour en France, je n’avais pas envie de devenir musicien. J’ai commencé à jouer pour accompagner les cours de danse et des spectacles vivants après avoir rencontré Peter Goss, un chorégraphe renommé et un grand pédagogue, qui avait fait des études d’anthropologie. Ça a changé ma vie. La première année où nous avons travaillé ensemble, il montait un spectacle au Théâtre des Champs-Élysées et m’a demandé d’en écrire la musique. D’années en années, notre travail s’est articulé autour des musiques traditionnelles mais surtout autour de la mystique. Tout ça m’a conduit à voyager pour aller découvrir ces musiques dites « traditionnelles », « ethniques », ou de « tradition orale ». J’ai été fasciné par cette façon de transmettre directement la musique, d’une personne à une autre, et par ces techniques aussi savantes que la musique classique. Cet apprentissage me convenait mieux que celui de la musique occidentale. En parallèle, je suis parti à la recherche d’autres musiques où la mystique était encore plus prégnante. C’est ainsi que je me suis passionné pour les musiques balinaises, arabes, classiques, turques, africaines et arméniennes. Puis, dans les années 90, il y a eu une sorte d’effervescence, de boom de la musique du monde : c’était ce qu’on appelait la « sono mondiale ». Comme j’étais assez spécialisé dans ce domaine, ce phénomène m’a porté à la connaissance d’un public plus large.
Quelles étaient vos références plus « contemporaines » ?
J’ai été très influencé par les musiques minimalistes de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass. En 1974, j’ai eu l’occasion d’assister aux répétitions d’un concert de Terry Riley absolument extraordinaire. Cette ingéniosité avec laquelle il réalisait des boucles rythmiques grâce à un orgue et un magnéto m’a frappée. Je me suis, là aussi, passionné pour ces musiques répétitives où la mathématique et les combinaisons sont importantes. Steve Reich, quant à lui, s’inspirait beaucoup des rythmes de la musique ghanéenne mais craignait que les instruments ethniques amènent trop d’exotisme. Pour ma part, j’étais convaincu qu’on devait exploiter leur richesse. En 1984, j’ai monté un groupe de musique ; le premier en France à réaliser un travail de fusion. A mes côtés, il y avait Renaud Garcia-Fons, un grand contrebassiste, et Henry Tournier à la flûte.
Comment s’est réalisé la transition vers le cinéma ?
Michèle Gavras, la femme de Costa Gavras produisait Latcho Drom, un film de Tony Gatlif sur lequel je travaillais en tant que conseiller. Cette rencontre amicale avec la famille Gavras était extraordinaire. Costa était passionné de danse puisqu’il a été danseur dans sa jeunesse. Il venait souvent voir mes spectacles de ballet en Allemagne et les opéras pour lesquels j’avais écrit. En 1999, sa femme m’a proposé d’écrire la musique de son prochain long-métrage, Amen. La musique de film ne m’intéressait même pas, je n’en avais jamais fait avant ça.
Si votre autodidactisme vous confère plus de libertés, craigniez-vous qu’il ne vous donne pas assez de légitimité pour composer sur le long-terme ?
Je suis autodidacte dans la musique occidentale mais par contre, j’ai étudié avec des grands maîtres de la musique extra-européenne. Il y a tout un savoir qui m’a échappé, notamment la lecture et la composition verticale de la musique. Par opposition, les musiques extra-européennes sont plutôt horizontales : on y retrouve plus de simplicité, on se focalise davantage sur la mélodie, on travaille par superposition, etc. Et d’ailleurs, les musiques minimalistes ou la musique baroque me touchent aussi ; peut-être parce qu’à mon goût, elles se rapprochent des musiques extra-européennes. Ma connaissance de la musique occidentale est arrivée plus tardivement, à force de pratiquer. C’est un processus plus long. J’y perds peut-être beaucoup de temps mais c’est ma façon d’apprendre. Sans aucune prétention, ma force est de croire. Je n’ai pas cherché de légitimité dans mon travail, je voulais simplement me consacrer à ce que j’avais envie de faire.
Dans ce cas, comment parvenez-vous à concrétiser fidèlement votre vision artistique sur un film ou une série en l’absence de ces connaissances ?
C’est un travail de collaboration avant tout. Il est vrai que je ne sais pas lire la musique et que je ne maîtrise pas l’orchestre. Je suis donc entouré d’une équipe avec des gens qui transcrivent mes notes, et d’autres qui orchestrent. Chacun son métier. En revanche, j’entends tout : la manière dont les instruments doivent sonner, la manière de les intégrer, de les associer, etc. Grâce à mon expérience dans les musiques traditionnelles, j’ai développé cette capacité. Hier par exemple, j’ai fait une session avec un guitariste qui a transposé ce que j’ai joué au piano. Ce processus est aussi rapide qu’une partition écrite dans la mesure où je sais exactement ce que je veux. Mais attention, je compte aussi sur la qualité du musicien. Les notes ou les phrases ne suffisent pas. Par exemple, quand je demande à Sarah Nemtanu de jouer du violon, je sais que son interprétation va toujours amener un « plus » à ma musique.
Et la place des outils numériques dans tout ça ?
En parallèle des musiques extra-européennes, j’ai toujours été passionné par les synthétiseurs, l’électroacoustique et tous les outils qui aident à la composition. Dans les années 80 sont arrivés les instruments polyphoniques qui permettaient, grâce à des séquenceurs, de mélanger plusieurs pistes. Je me suis servi de ces machines parce qu’en tant qu’autodidacte, je rêvais « d’entendre » mes idées. En l’absence de musiciens, il me fallait des synthétiseurs. Ce fut une grande découverte mais surtout une grande aide pour composer. Aujourd’hui d’ailleurs, tous les réalisateurs demandent à ce qu’on leur présente une maquette qui soit la plus représentative possible. A vrai dire, je n’y consacre jamais beaucoup de temps car je préfère me concentrer sur la composition en elle-même. Il ne faut pas oublier que le jeu des instrumentistes est bien plus authentique que celui des machines. Heureusement, malgré toutes les techniques qui ont été inventées, on ne parvient pas encore à reproduire le son d’un interprète. Enfin, pour l’instant…
AU CŒUR DES TRADITIONS
Avez perçu la musique de film comme une manière de perpétuer ces traditions orales, de partager tout ce savoir que vous avez accumulé pendant vos voyages ?
Ce sont bien plus que des voyages, ce sont des rencontres. Avec de grands maîtres surtout. Mais pour répondre à votre question, je ne me sens pas légitime de dire si j’ai perpétué ces traditions ou non. Ce qui m’importe, c’est de leur reconnaître un statut de musique à part entière, de leur redonner des lettres de noblesse. Les années 1968 ont été fatales pour la musique extra-européenne : on s’est servi de ces instruments, de ces musiques et de ces mélodies, de façon exotique ou orientaliste. On plaçait un tabla ou un sitar en guise d’ornement, comme une couleur, car on les associait à de la musique folklorique. Pourtant, ce sont des musiques savantes : leur richesse musicale et technique est immense. Que ce soit la musique classique arabe ou indienne, elles n’ont rien à envier aux musiques occidentales.
Vous avez glané de nombreux instruments au cours de votre carrière. Comment avez-vous pu acquérir une collection aussi impressionnante ?
Au début, chaque instrument que je recherchais me servait uniquement pour mes créations. Au fur et à mesure que mes projets se multipliaient, j’ai eu envie d’élargir ma collection. Je me suis alors débrouillé pour me procurer les instruments dont j’avais besoin. En parallèle, je me suis aperçu, au cours de mes voyages, que les traditions disparaissaient dangereusement. Au Rajasthan par exemple, les instruments traditionnels devenaient non seulement plus difficiles à trouver avec les années mais les tenues traditionnelles qu’arboraient les locaux avaient été remplacées par des vêtements occidentaux. C’est à ce moment-là que j’ai entrepris de collectionner ces instruments du monde. Aujourd’hui, je les collectionne davantage pour leur beauté et pour le partage avec le public. Depuis que Yann [Arthus Bertrand] me l’a proposé, une partie de ces instruments est exposée à la Fondation Good Planet où plus de mille visiteurs s’y rendent chaque semaine. Des médiateurs sont là pour faire découvrir ces sons que peu de gens ont l’habitude d’entendre. Plutôt que d’être sur un modèle d’endroit où l’on visite passivement, je voulais que ces personnes puissent être impliquées dans la visite.
Est-ce que vous vous considérez comme un gardien de ce patrimoine instrumental traditionnel ?
Non, surtout pas. Je suis un gardien uniquement à mon niveau. J’ai réussi à réunir près de 3000 pièces car c’est ma passion. L’amour que je leur porte est sans limite. Mais je pense qu’il y a d’autres gardiens plus importants que moi. Par exemple, le musée de la musique au sein de la Cité de la Musique contient une collection d’instruments très impressionnante.
Vos partitions brassent une grande diversité culturelle, ethnique et instrumentale mais ne délaissent pas pour autant les conventions « classiques » de la musique de film puisque vous utilisez aussi l’orchestre, le piano et les violons à bon escient. Avez-vous perçu la musique occidentale comme un prérequis pour votre incursion dans l’industrie cinématographique ?
J’avais déjà utilisé des instruments de l’orchestre classique bien avant d’entrer dans la musique de film. Entre 1975 et 1999, j’avais écrit une soixantaine de musiques de ballet qui faisaient souvent intervenir un quatuor, des marimbas et des vibras. Mais il est vrai que le cinéma m’a permis d’explorer l’orchestre plus en profondeur, surtout au début de ma carrière avec La Terre Vue du Ciel. J’ai notamment travaillé avec un orchestrateur débutant, Laurent Levesque, qui avait déjà la science de l’écriture. Composer pour le cinéma m’a aidé à compléter mes connaissances et à réaliser ces différents mélanges avec ma musique. Quelquefois, je me dis qu’il faut revenir à une formule musicale plus simple même s’il est parfois difficile d’avancer dans cette industrie où beaucoup de réalisateurs ont des idées préconçues de la musique. Les musiques hollywoodiennes de John Williams ou Hans Zimmer sont magnifiques mais je me suis aperçu qu’utiliser un seul instrument est tout aussi beau. Dans Thé Noir /Black Tea par exemple, le dernier film d’Abderrahmane Sissako que je viens de terminer, j’ai seulement utilisé quatre instruments et une voix.
Le compositeur Mychael Danna (L’Odyssée de Pi) déplore l’utilisation stéréotypée et caricaturale de la musique du monde au cinéma. Dans Va Vis et Deviens, vous utilisez une voix arménienne, dans La Piste un doudouk et des tambours japonais, dans Indigène du shakuhachi, dans La Faute à Fidel, des mandolines. Vous démontrez ainsi participer à ce même combat : celui de favoriser l’expressivité des instruments à leur couleur.
Oui, mais surtout de leur donner une vraie part d’importance dans l’instrumentation générale. Quand j’utilise le doudouk, ce n’est pas une phrase musicale mais une véritable composition. C’est-à-dire qu’il a autant sa place qu’un instrument soliste, comme la trompette d’Ibrahim Maalouf dans Human ou le violon de Sarah Nemtanu dans Home. Ce n’est pas une couleur secondaire ni une pièce rapportée : il faut qu’il s’intègre à l’image et qu’il souligne des émotions.
L’aspect ludique de votre musique ne témoigne-t-il pas d’une gymnastique complexe ? Comment arbitrez-vous entre tel et tel instrument parmi toute votre collection ou telle ou telle voix ? N’est-il pas difficile d’assurer une cohésion entre toutes ces sonorités variées ?
Je n’ai pas appris la musique telle qu’on la conçoit verticalement. Quand j’ai écrit ma première composition à 20 ans, mes connaissances en la matière étaient inexistantes. En revanche, j’ai toujours beaucoup travaillé les couleurs et le mélange des sons. D’ailleurs, lorsque je me suis intéressé à tous ces instruments traditionnels, c’est le son qui m’a d’abord passionné ; avant la musique en elle-même. Quand j’entends une voix azerbaïdjanaise ou perse, je suis incapable de comprendre les paroles. Mais le son qui parvient jusqu’à mes oreilles me fait vibrer. Même si je n’ai jamais été un grand interprète, je sais exactement comment chaque instrument sonne. Ma curiosité m’a conduit à m’intéresser à leurs spécificités et à la manière dont ils peuvent s’intégrer dans la partition. Costa disait que le plus grand danger est que la musique vive à part du film. Selon moi, n’importe quel instrument est utilisable à partir du moment où il s’intègre bien aux images. Un cuisinier – ou même un peintre – fonctionne de la même manière : il prend des ingrédients, les mélange, essaie de donner du goût, une belle couleur, etc. C’est un équilibre à trouver. En musique, c’est pareil. Je vous dis ça parce que j’adore faire la cuisine !
La Piste, Bab’ Azîz, Va Vis et Deviens : vous semblez avoir beaucoup d’affinités pour le doudouk. Pourquoi cet instrument vous passionne-t-il tant ?
J’ai entendu cet instrument pour la première fois lors d’un concert de musique arménienne au Théâtre de la Ville. C’était une découverte incroyable car, à l’époque, le monde n’était pas aussi ouvert qu’aujourd’hui. Le doudouk possède une sonorité presque primitive qui se rapproche d’une voix. Il dégage une profonde tristesse, liée à l’histoire du peuple arménien, qui rejoignait ma culture. Ça m’a donné des frissons car, au fond de moi, j’éprouve une certaine mélancolie. Et puis, ça me rappelait aussi le son du chalumeau – une clarinette que l’on retrouve dans la musique ancienne ou baroque. J’ai donc eu envie d’utiliser cet instrument dans ma propre musique. Dans les années 90, ma passion pour la musique du monde m’a conduit à monter un label ; Long Distance. Très vite, Alain Weber, mon ami et co-fondateur spécialisé en musique égyptienne, et moi-même avons cherché à enregistrer de vrais musiciens traditionnels. Après quelques recherches, je suis parti à la rencontre de Lévon Minassian, un bijoutier arménien vivant à Marseille, qui jouait bien du doudouk. Mon premier disque était né : c’était extraordinaire ! J’ai continué de l’utiliser dans bon nombre de mes bandes-originales comme Le Premier Cri ou même La Jeune Fille et les Loups mais il est vrai que l’on cite souvent La Dernière Tentation du Christ ou Gladiator comme films ayant servi à faire découvrir cet instrument à un plus large public.
LA SENSIBILITÉ AU SERVICE DU FILM
Des bandes-originales comme La Piste, Va Vis et Deviens, Home, Le Premier Cri, La Faute à Fidel ou Human offrent une expérience d’écoute extrêmement profonde et puissante à la fois. On a le sentiment d’être entraîné dans une réflexion métaphysique : la dimension organique des voix ou des chants, qui occupent souvent une place importante dans vos travaux, et la mélancolie de vos mélodies, appellent à la spiritualité et à la méditation tout en inculquant une grande humanité. Après tout, les films que vous illustrez y sont propices. Mais êtes-vous conscient d’accomplir ce rôle, de transcender l’auditeur, de le toucher ?
C’est quelque chose que j’ai découvert avec le temps. Je reçois souvent des messages très touchants, ce fut notamment le cas pour Human qui a généré plus de 3000 commentaires. A vrai dire, je n’ai jamais écrit pour les autres. Ma musique doit d’abord me transcender en premier ; c’est le plus important. Toutes ces musiques, toutes ces liturgies, toutes ces voix ; simples, sans artifices, me touchent. Ce sont des couleurs, des sons que j’ai toujours aimé travailler et mettre en avant pour raconter des histoires. Je suis heureux que ça touche des gens mais je refuse d’être associé à un gourou. D’ailleurs, je me suis toujours défendu d’appartenir à un courant New Age pour m’assurer de conférer une authenticité à mes compositions. Dans les musiques New Age, l’exotisme est parfois outrancier, les concerts sont bordéliques. Mes créations sont différentes : elles requièrent des répétitions, de vraies constructions. Quand je composais pour des spectacles de danse avec des musiciens du Rajasthan ou le groupe Tekameli de Perpignan, les répétitions ont duré près d’un an. Quand j’ai monté mon groupe au théâtre des Amandiers, en collaboration avec Patrice Chéreau, on a répété pendant trois ans avant de faire un concert.
Diriez-vous que votre musique est autant le reflet de vos émotions ou de votre histoire que celles des personnages ?
Grâce à Costa, j’ai compris qu’il ne fallait pas exprimer autant de sa personne dans la musique. Quand j’ai regardé Amen – ma première musique de film – j’ai tout de suite été frappé par cette histoire sur la Shoah. Pendant deux mois durant, j’ai cherché à évoquer ma culture et transmettre cette connexion à travers ma musique. J’ai ensuite envoyé les morceaux à Costa qui partait en vacances. Peu de temps après, je recevais un coup de fil : « Armand, tu t’es complètement trompé ! Tu n’y es pas du tout ! Ça ne colle pas au film ». A ce moment-là, je lui ai conseillé de se tourner vers quelqu’un d’autre. Une semaine plus tard, il me rappelle et m’invite à dîner pour me faire changer d’avis. Michèle, sa femme, me prend par le bras au cours d’une balade et me dit : « ce n’est pas un film sur la Shoah mais sur la responsabilité ». A partir de là, tout s’est débloqué. Je suis parti dans une autre direction qui correspondait à ce qu’il voulait raconter. Costa m’a accompagné toutes les semaines, son aide fut précieuse. C’est lui qui m’a appris à composer de la musique de film. Alors, quand je veux raconter une histoire, je vais plutôt puiser dans mon expérience en général. Je m’attache d’abord à l’univers puis, je me plonge dans chaque personnage, dans chaque thème. C’est ma sensibilité qui se met au service du film mais pas mon histoire ni mes souffrances.
Quelle est l’origine de cette mélancolie qui vous définit ?
Mes racines et ma culture sont mélancoliques. Je suis né en Israël, à Jérusalem, puis je suis parti vivre au Maroc alors que je n’avais que deux mois. Je n’ai pas eu la chance d’être élevé par mes parents. C’était déjà une sorte de construction sans base. Et puis, toutes ces musiques du monde dans lesquelles j’ai baigné m’ont touché en plein cœur. Le pouvoir mystique de la musique me fascinera toujours. Alors, oui, cette mélancolie se ressent dans ma musique.
C’est ce qui vous empêche de composer pour des comédies ?
C’est en effet lié au type de musique que j’ai écouté ou que j’ai travaillé. J’utilise beaucoup de modes mineurs alors que les comédies nécessitent beaucoup de modes majeurs. Mes suites de notes, mes accords sont très tristes. Il m’arrive donc de refuser un projet mais uniquement lorsqu’il ne me correspond pas. Je me souviens avoir adoré collaborer avec le réalisateur Mohamed Hamidi sur Né Quelque Part. Mais lorsqu’il m’a proposé de participer à son deuxième film – La Vache – j’ai préféré mettre Ibrahim Maalouf sur le coup. Malgré notre amitié et son talent artistique, j’ai dû refuser car je ne me sens pas à l’aise dans ce genre de film.
Vous avez collaboré avec de multiples talents comme Lévon Minassian (doudouk), Sarah Nemtanu (violon), Ibrahim Maalouf (trompette), Julien Carton (piano) ou Henri Tournier (flûte). Comment parvenez-vous à ce que vos musiciens soient habités par la même émotion et la même sensibilité que vous ?
Je choisis toujours les musiciens qui correspondent le mieux au projet et je reste fidèle à mes collaborateurs. La confiance que je place dans mes musiciens qui, en plus d’être de superbes interprètes sont de grands amis, est extrêmement importante. Cette force d’avoir bâti cet ensemble de musiciens et d’avoir réussi à durabiliser nos relations me permet d’assurer une connexion. Anne-Sophie Versnaeyen travaille avec moi depuis 12 ans ; Julien joue du piano pour moi depuis 10 ans. Quand il interprète un de mes morceaux, je sais qu’il va le transcender. Il va jouer exactement ce que j’ai envie d’entendre.
UNE AVENTURE HUMAINE
Nicolas Vanier, Yann Arthus Bertrand, Gilles Legrand, Costa-Gavras, Rachid Bouchareb ont trouvé en vous une personnalité compatible avec leurs univers cinématographiques. Quel aspect de votre collaboration avec les réalisateurs est le plus intéressant ?
C’est l’aspect humain qui est le plus important. Je n’ai jamais pris d’agent car je considère que la personne vient me chercher parce qu’elle aime ce que je fais. C’est déjà la moitié du travail effectué. Ensuite, l’échange permet à la collaboration de se construire humainement. Un autre aspect important est la façon dont le réalisateur vous drive. Il est le plus à même de vous donner l’envie de créer quelque chose d’exceptionnel. Pas en termes de qualité mais plutôt en termes d’innovation. Quelque chose qui sort de l’ordinaire, qu’on n’a jamais entendu. Le réalisateur est donc la première source d’inspiration pour un compositeur.
Votre indépendance ne rentre-elle pas en contradiction avec les exigences des réalisateurs ou des producteurs ?
J’ai toujours acheté mon indépendance. Aujourd’hui, quand je suis engagé sur un film, je n’ai pas à me justifier auprès des producteurs. Si je dois aller enregistrer plusieurs jours dans un studio, on ne m’imposera pas d’y aller seulement deux jours. Si j’ai envie de passer quinze jours sur un morceau, j’y passerai quinze jours. Je ne dois rien à personne. La musique leur est livrée telle que je voulais la fabriquer. Aux États-Unis, les producteurs ont toujours le dernier mot sur la musique. Parfois, les réalisateurs choisissent un musicien mais ils ne peuvent pas s’engager à le garder… Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent que le compositeur se fasse écarter parce qu’il n’a pas fait « ce qu’il fallait ». Tout est interchangeable. A l’inverse, quand tout se passe bien, je dirai que les exigences des réalisateurs dépendent du « type » de réalisateur. Le premier vous accorde une confiance absolue comme Yann Arthus Bertrand. J’y trouve une grande complicité et beaucoup de libertés. Le deuxième exprime un concept, comme Abderamane Sissako, Gilles Legrand, Radu Mihaileanu ou Costa Gavras. Ils ne savent pas dire ce qu’ils aiment, mais ils savent très bien ce qu’ils n’aiment pas. Et enfin, le troisième souhaite que votre musique ressemble à des références précises.
Yann Arthus Bertrand et Nicolas Vanier ont saisi l’importance de la musique à travers leurs luttes écologistes et/ou sociales. Que ce soit par le biais d’un documentaire (Home, Human, Women Planète Océan) ou d’une fiction (Belle et Sébastien, Mia et le Lion Blanc, La Jeune Fille et les Loups, L’Ecole Buissonnière), vous utilisez beaucoup de percussions pour symboliser la menace anthropique sur l’environnement et ses pairs. Mais vos mélodies et vos harmonies savent aussi se faire plus lumineuses pour grandir notre émerveillement face à notre biodiversité ou notre humanité. La sensibilisation de l’auditeur représente-t ’elle aussi un défi majeur ?
Bien sûr ! On est là pour sensibiliser les gens grâce à un discours, une philosophie ou un engagement. Notre métier est une aventure humaine. Je suis très heureux de travailler avec des gens que j’aime, comme Yann ou Nicolas, et d’avancer avec eux, artistiquement et humainement. La musique doit bien sûr accompagner cette sensibilisation mais elle doit surtout souligner l’émotion sans trop l’enfoncer. Le plus grand danger est de faire du cartoon pour coller à une action précise. Ça me rappelle la première chose que Costa m’a dit : « la musique d’un film n’est pas la musique d’un cartoon ». C’est un mantra que j’ai toujours conservé. Il ne faut pas être agnostique avec l’image. Human était probablement mon plus gros défi. C’était une aventure magnifique et extraordinaire qui a duré un an et demi. Il fallait ramener beaucoup de tristesse et de beauté tout en subtilité. A l’image de Yann qui interviewait toutes ces personnes, j’avais envie de m’investir avec le même engagement dans la musique.
A l’inverse de Human, la trilogie Belle et Sébastien s’adressait, quant à elle, à un public plus juvénile. En quoi était-ce une expérience différente ?
Belle et Sébastien représentait un univers complètement différent pour moi. J’ai découvert un nouveau genre de film qui m’a permis d’aller dans une direction musicale plus inhabituelle. Ce fut un grand changement dans ma manière de composer. J’ai pu écrire de belles compositions sur ces trois films où la musique a un rôle essentiel. Nicolas m’a laissé une grande liberté. Il est assez ouvert, il adore la simplicité et aime pouvoir siffler les thèmes. Depuis Belle et Sébastien, je me rends compte que j’ai écrit une dizaine de bandes-originales de films avec des enfants et des animaux. Je souhaite maintenant en composer moins pour me consacrer à d’autres projets.
Certaines de vos collaborations vous ont permis d’obtenir des récompenses du cinéma… Quel souvenir gardez-vous de votre consécration aux Césars ?
Je vais vous raconter une histoire… Pour être franc, je pense que je méritais le César pour Amen ou Va, Vis et Deviens. J’ai été nominé plusieurs fois face à des films où la musique classique était prédominante. Quand Radu m’a proposé de faire Le Concert, il m’a soutenu que j’aurai le César ! Je n’y croyais pas trop… mais j’ai accepté. Il y avait un gros travail de composition et de réarrangement sur les pièces classiques de Tchaïkovski. Quand ma quatrième nomination est tombée, j’ai refusé de me rendre à la cérémonie. Tout le monde me forçait mais je n’en avais pas envie. Et, bien sûr, j’ai eu le César ! Alors, j’ai remercié Tchaïkovski et j’ai estimé que c’était une récompense pour toutes mes autres nominations.
Quel est votre mantra ?
Le plus important est de vivre dans le temps présent. Ce n’est pas la peine d’exercer ce métier en pensant à demain. Il faut vraiment vivre au jour le jour mais aussi être prêt à recevoir toutes sortes de critiques, aussi bien violentes que touchantes. Dans notre métier, on reçoit des mots qui nous rendent triste. On ne pardonne pas aux gens – surtout aux réalisateurs – de rater. Quelquefois, la rudesse des critiques fait mal. Mais il faut pardonner et avancer.
*Propos recueillis aux Studios Babel à Montreuil le 13 Septembre 2023.
Je tiens à remercier chaleureusement Armand Amar pour sa gentillesse et sa disponibilité. Sa musique, tout comme sa personne, sont une source d’inspiration sans limite. Et je tiens également à remercier Cloé Harent pour ses magnifiques photographies qui ponctuent ce riche entretien (https://www.cloeharent.com/)
David-Emmanuel – Le B.O.vore