« In space, no one can hear you scream« … Jerry Goldsmith s’est sacrément amusé avec ce slogan d’Alien : Le Huitième Passager, allant jusqu’à repousser les limites de l’expérience viscérale, pour satisfaire un jeune Ridley Scott en phase de révolutionner la SF hollywoodienne. Quatre décennies plus tard, la saga xénomorphique ; d’abord passée entre les mains habiles de James Horner, Elliot Goldenthal ou, plus récemment, Benjamin Wallfisch, continue d’exciter son fandom avec un premier format sériel superbement maîtrisé, dont le décorum terrestre (Alien : Earth, comme son nom l’indique) offre à son compositeur Jeff Russo un terrain d’exploration beaucoup plus vaste que celui de ses prédécesseurs. Ici, de curieuses sonorités angoissantes et de sublimes mélodies éclosent au fil des épisodes et coexistent au sein d’un univers sonore incroyablement riche. Sans faire abstraction de la pression de son héritage, l’acolyte du showrunner Noah Hawley évite l’écueil de la redite et du pastiche par son désir d’émancipation et sa créativité qui propulsent la mythologie d’Alien à un niveau supérieur de réussite. Tandis que le season finale vient de clôturer la série en beauté, le compositeur de Fargo, Star Trek : Discovery, The Umbrella Academy et Altered Carbon, nous a ouvert les portes de son laboratoire pour nous aider à ausculter cette superbe créature musicale !

Alien : Earth marque vos retrouvailles avec le réalisateur Noah Hawley après Fargo et Légion. Quelle a été l’influence de votre complicité sur le processus créatif ?
Noah et moi travaillons ensemble depuis environ 16 ans. Il m’a engagé sur Fargo, son premier projet en tant que réalisateur qu’il a développé – ou devrais-je plutôt dire, qu’il a adapté en série. Il avait déjà travaillé sur d’autres projets avant ça, et au fil des ans, notre collaboration s’est étoffée, devenant plus intense et unique. C’est aussi un musicien. Il a donc cette capacité à parler le jargon, à s’exprimer avec des termes musicaux. Mais l’aspect le plus important de notre collaboration, c’est que nous arrivons à nous comprendre sur le rôle de la musique dans les émotions du spectateur. Nous parlons beaucoup de la façon dont la musique va l’informer sur ce qu’il devrait ressentir, sur ce que nous essayons de lui faire ressentir en réaction à ce qu’il voit à l’écran. Et je pense que cette capacité à communiquer à ce niveau s’est développée en 16 ans.
La série vous impose d’honorer un riche héritage, en l’occurrence ceux de Jerry Goldsmith et James Horner, que vous évoquez à merveille dans « Alien : Earth », « Alien : Earth Part 2 », « Big Ass Bug » ou « Crew Status » mais étend suffisamment le décorum pour vous offrir d’innombrables possibilités musicales. Comment avez-vous abordé cet aspect créatif ? Avez-vous immédiatement senti l’opportunité de vous démarquer, d’apporter une nouvelle singularité ? Ou bien craignez-vous que cet univers aussi balisé soit trop restrictif ?
Marcher dans les pas de ces deux compositeurs est terrifiant au démarrage… Mais l’idée était de comprendre l’essence de leurs œuvres, ce qu’elle suscite chez le public, puis d’essayer de recréer cette émotion, non pas en reproduisant ce qui a déjà été fait, mais en imaginant quelque chose de nouveau. Alors oui, je voulais rendre hommage à Jerry Goldsmith et James Horner mais je ne voulais pas copier ce qui a déjà été fait. L’idée était de trouver comment tirer mon épingle du jeu ; comment rester dans cet univers tout en créant une identité propre ; comment intégrer mes propositions à ce qui existe déjà. J’ai donc essayé de développer un son unique pour notre série, en apportant de nouvelles idées musicales et de nouveaux motifs. Et bien sûr, je fais quelques clins d’œil à la musique de Jerry Goldsmith pour le premier Alien – l’un des plus grands films d’horreur de tous les temps – avec ces cors qui jouent une sorte d’écho différé. J’avais vraiment envie de développer cette étrange tension que Jerry était capable de créer. Et puis, pour rendre hommage à la fantastique musique d’action de James Horner sur le deuxième film, j’ai ajouté un peu de sons militaires en utilisant une caisse claire. Cette expérience était donc terrifiante mais aussi exaltante en même temps…
Dans quelle mesure avez-vous approfondi votre connaissance de l’univers musical d’Alien pour rendre hommage à vos prédécesseurs ? Avez-vous analysé leurs techniques, leurs procédés ou même leurs orchestrations d’une manière spécifique ?
A vrai dire, je n’y ai pas vraiment réfléchi… Je ne me suis pas vraiment plongé dedans de cette manière. J’ai simplement regardé les films à quelques reprises pour ressentir les émotions qu’ils génèrent, parce que, encore une fois, il s’agit plus d’une émotion que d’une tentative délibérée de reproduire ce qu’ils ont fait, comme s’ils l’avaient fait différemment. J’ai regardé les films avec une certaine diligence pour laisser germer des idées mais je n’ai pas vraiment mené d’études sur la musique. Dans le sens où je n’ai pas relevé des parties de scores pour les analyser en profondeur ; pour comprendre comment Goldsmith et Horner ont orchestré telle ou telle scène spécifique. Je voulais vraiment le faire à ma façon. C’est plus évident pour moi que d’essayer de copier ou de m’approprier quelque chose. D’autant plus que nous avons des techniques de composition modernes qu’ils n’avaient pas à l’époque.
Pensez-vous que l’ambition musicale aurait été différente si Alien : Earth avait été un film ?
Alien : Earth, c’est huit épisodes. Donc huit heures complètes pour développer la musique et le contenu thématique de la série, contrairement à un film où l’on a environ deux heures, peut-être deux heures et demie, ou peut-être même qu’une heure et demie, pour y parvenir. C’est comme s’il fallait sortir d’un endroit aussi vite qu’on y est rentré. Il n’y a pas beaucoup de temps pour développer des motifs thématiques alors qu’avec un format longue durée, comme une série, on a beaucoup plus de marge de manœuvre pour créer un morceau qui pourrait, par exemple, être joué d’une certaine manière dans les épisodes 1 et 2, et d’une autre manière, totalement différente, dans les épisodes 7 et 8. Dans un film, j’aurais probablement dû incorporer les éléments mélodiques différemment. Par exemple, j’ai écrit ce thème pour Wendy et Hermit, intitulé « Siblings », qui apparaît principalement dans l’épisode 2. Ce motif thématique est, en quelque sorte, parsemé tout au long du score, mais il était surtout destiné à ce moment précis où Hermit accepte enfin que Wendy est sa sœur, et où ils se serrent dans les bras. C’est un moment intense, cathartique et émouvant pour eux. Mais je ne suis pas sûr que j’aurais écrit quelque chose d’aussi étoffé que le thème de « Siblings » pour un seul moment du film. En réfléchissant à ce que cela allait donner sur huit épisodes, ça valait la peine de développer un thème pour ces deux personnages, parce qu’il était possible de le répéter tout au long de la série.
L’emploi de l’orchestre dans cette scène évoque justement une dimension très cinématographique…
Oui, c’était inévitable car Noah et moi avons créé la série sur la base d’une échelle cinématographique. Ça exige donc une grande présence humaine. Et il y a aussi beaucoup d’instruments dans le score : des instruments que j’ai fait fabriquer sur commande, des instruments que j’ai trouvés pour créer de nouveaux sons intéressants, des synthétiseurs, etc. Chacun de ces instruments représente un certain type de création sonore. L’orchestre est l’un de ces sons. Il joue comme un seul instrument. Et ce son était inévitable dans la série car il est vraiment représentatif des musiques de films.
Les atmosphères et les textures sonores que vous avez développées pour enrichir l’univers sont très oppressantes, très sombres et mystérieuses, à l’image des créatures recueillies par le USCSS Maginot. Il s’en dégage une expérience d’écoute assez exceptionnelle : on croirait ressentir les vibrations des instruments ; comme si les musiciens jouaient près de nous, ce qui donne de l’authenticité à vos morceaux et aux images. Comment avez-vous travaillé cet aspect organique ?
Une majeure partie de cette tonalité sous-jacente provient d’un instrument appelé bassdesmophone, que j’ai trouvé chez un fabricant d’instruments en Suisse, appelé Lunason. Sa structure est composée de cordes et de chambres métalliques très résonnantes et très évocatrices qui peuvent produire une multitude de sons différents. On peut jouer dessus avec un archet ou un bâton pour créer des sons très discordants par exemple. J’ai aussi utilisé un sifflet de la mort aztèque qui est devenu une sorte de thème pour le xénomorphe. Et puis, il y a beaucoup de synthétiseurs – que vous pouvez voir derrière moi – qui permettent de créer une atmosphère. Le défi était de fusionner ces éléments avec le contenu mélodique et émotionnel. Il fallait que tout fonctionne ensemble. Je devais donc être capable de les intégrer et de les retirer sans difficultés ; de passer des textures aux mélodies avec fluidité, et inversement.
Les synthétiseurs ne sont pas prédominants, ils complètent vos ornementations avec un bel équilibre…
J’ai utilisé des synthétiseurs là où j’en ressentais le besoin. L’idée d’utiliser de la musique synthétique et organique est liée à la narration : il y a des humains, des synthétiques, des hybrides, des cyborgs, et des aliens… Là encore, Il fallait pouvoir passer de l’organique au synthétique, et tout ce qui se trouve entre les deux, avec cette même fluidité. C’est pourquoi la musique possède ce caractère hybride.
Qu’en est-il du rôle des voix qui signalent quelques apparitions mystérieuses (« Hermit Enters », « Voices ») ? Quelle mission leur avez-vous donnée ?
Le but de la présence des voix est de créer un élément humain. Parmi tous ces éléments synthétiques et toutes ces manipulations de sons, je trouvais intéressant d’entendre quelque chose d’humain dans un contexte aussi inhumain. C’était une excellente façon d’humaniser la musique qui semble si étrange, si extra-terrestre, par moments.
La musique atonale a toujours été une composante essentielle de l’univers musical d’Alien, en particulier dans les instants jump scares. Comme vos prédécesseurs, vous en faites bon usage tout en ouvrant la porte à de nouvelles expérimentations. Quelle discipline cela requiert-il ?
Les jump scares sont intéressants… Pour moi, ils fonctionnent mais ils dépendent de nos attentes. D’ailleurs, je n’y aurai pas recours naturellement si j’étais livré à moi-même sur un projet… L’une des raisons pour lesquelles j’ai fini par utiliser des jump scares est qu’ils font partie du tissu de la franchise Alien. Et parce que c’est très efficace ! Il fallait donc trouver un moyen de les rendre à la fois familiers, mais aussi nouveaux, car il y a un nombre limité de façons de faire sursauter quelqu’un sans qu’il s’y attende. Je voulais les rendre aussi uniques que possible et pas que l’on se dise « j’ai déjà entendu ça ». Il fallait que j’y ajoute une nouvelle facette. Les éléments synthétiques m’ont ainsi paru un peu différents de ce qui a été fait auparavant en matière de jump scares.



Le générique d’Alien : Earth s’affranchit des formats standards avec son format plus court et très immersif. D’où est née cette volonté de s’éloigner des génériques traditionnels et comment l’avez-vous développée musicalement ?
Nous avons beaucoup hésité à inclure un générique d’ouverture… Je pense que Noah s’est rendu compte que ça détournerait l’attention par rapport à la manière dont l’histoire allait être racontée, d’autant plus que ce genre de séquence n’est généralement pas présent dans les films. C’est en partie pour cette raison qu’on a choisi de procéder ainsi. Et puis, un générique aussi court paraît plus percutant pour s’immerger dans l’histoire, pour rentrer dans la narration de chaque épisode. C’est aussi un moyen plus rapide d’intensifier la tension. L’idée était de plonger le spectateur au cœur de l’action, sans détour.
Le morceau d’ouverture de l’album, « Zaveri », porte le nom d’un membre de l’équipage du USCSS Maginot, mais ce thème intervient pourtant à plusieurs reprises dans la série, notamment lors de la transition de Wendy dans le premier épisode. S’agit-il d’un changement opéré par le monteur musique ?
C’est intéressant, car parfois, ce qu’on écrit pour quelque chose peut devenir très important pour quelque chose d’autre… J’ai composé ce morceau après avoir reçu un appel de Noah qui m’a dit : « Tu sais, nous allons prendre des parties de l’histoire que tu as vu dans l’épisode 5 et les intégrer dans l’ouverture de l’épisode 1 ». Cela m’a permis d’avoir un peu de contexte sur l’avant et l’après. A ce moment-là, j’ai réalisé que le capitaine du Maginot ou son successeur, devrait probablement avoir un thème basé sur ce qui lui arrive. J’ai donc commencé à écrire ce morceau mais, au fur et à mesure qu’il s’intégrait aux scènes, nous avons réalisé qu’il allait devenir un élément thématique beaucoup plus important pour la série Donc, même si le morceau s’appelle « Zaveri » et qu’il a été nommé d’après ce personnage, c’est un moment thématique beaucoup plus large, qui représente clairement la série dans son ensemble, et pas seulement ce personnage. C’est l’un de ces cas où j’ai écrit un morceau pour quelque chose de spécifique, et où le thème est devenu beaucoup plus général.
Parmi toute la galerie de personnages, Wendy occupe une place centrale dans le score. Vous soulignez son insouciance par l’emploi d’une berceuse jouée au célesta, plus tard reprise par des flûtes (« Wendy’s Transition »). Puis, vous lui offrez des tonalités plus sombres avec un ostinato de cordes mélancolique que l’on identifie très vite comme son thème principal dès sa « transition » (« Wendy »). Pourquoi ne pas avoir gardé cette berceuse comme thème principal sachant qu’elle demeure une enfant dans un corps d’adulte ? Était-ce une manière de symboliser la fin de son insouciance et, par la même occasion, son changement d’enveloppe corporelle ?
En réalité, il s’agit d’un dulcitone – qui est proche du célesta effectivement… Mais oui, Wendy est notre personnage principal, l’élément central de toute la série. Il fallait donc un thème que je puisse jouer partout et de différentes manières : grand orchestre, flûte, solo de cordes, etc. Je voulais que ce soit omniprésent. Son thème symbolise sa transition : elle passe d’un corps humain à un corps synthétique mais ne devient pas adulte instantanément. Pour moi, c’est une transition encore plus importante que celle de grandir. Wendy ne grandira jamais physiquement, elle aura le même âge pour le reste de son existence. Musicalement, je voulais exprimer l’idée qu’elle laisse quelque chose derrière elle. Je voulais que cette berceuse soit abandonnée pour évoquer un souvenir en opposition avec la réalité.
Bénéficier des possibilités d’enregistrement et de l’acoustique d’un lieu comme Abbey Road, ça doit être exaltant ! On parle de la musique d’une série télévisée… et cela devient plus courant aujourd’hui, sur de nombreux scores destinés à des productions sérielles…
On a essayé de mettre la barre plus haut sur tout. Abbey Road, c’est comme le point central de la musique. Aller y enregistrer la bande-originale a vraiment affecté le son. Ça lui a donné un côté extrêmement cinématographique et unique pour la télévision. On peut le ressentir en l’écoutant. Et c’était essentiel pour nous.
La diffusion des épisodes étant hebdomadaire et donc discontinue, pouvez-vous encore intervenir sur votre musique pour rajouter ou modifier des éléments spécifiques ?
Tous les épisodes étaient terminés avant leur sortie, tout comme le score. Dans le passé, c’était généralement le cas, mais avec des grandes séries cinématographiques de l’ampleur d’Alien, Fargo ou Légion, il faut que le score soit terminé aussi.
Peut-on espérer la sortie d’une édition physique de la bande originale ?
Oui, on prépare une sortie vinyle. Je pense que les précommandes commenceront dans quelques semaines…
*Entretien réalisé par Zoom le 16 Septembre 2025
Remerciements : Jeff Russo pour sa disponibilité et sa gentillesse, Alix pour son professionnalisme et Sylvain pour ses conseils de passionné.
Crédits photos recording session: avec la courtoisie de Jeff Russo / Crédit photo de couverture (Jeff Russo (à gauche) & Noah Hawley(à droite)) avec la courtoisie de la photographe Dana Gonzalez
David-Emmanuel – Le BOvore