Rencontre avec Amine Bouhafa (Ni Chaînes Ni Maîtres) – « La musique cyclique s’intègre plus facilement à l’image »

Depuis son César pour Timbuktu (de A. Sissako, 2015), le compositeur Amine Bouhafa poursuit sa percée dans le cinéma indé qui lui offre l’opportunité d’explorer une diversité de genres toujours très surprenante, à l’instar du Sommet des Dieux (de P. Imbert, 2021), Animalia (de S. Alaoui, 2023), Les Filles d’Olfa (de K. Ben Hania, 2023) ou, plus récemment, Ni Chaînes Ni Maîtres (de S. Moutaïrou, 2024), énième démonstration de son talent, qui le plonge au cœur de l’esclavage – et plus précisément du « marronage ». Immersive par ses atmosphères anxiogènes, et poétique, par son sens de l’épure, sa partition adhère à la gravité du sujet avec une subtilité déconcertante. Laquelle évite l’écueil d’une musique commémorative pour se connecter plus intimement aux images, tout en évoquant ses pairs – Thomas Newman ou Jóhann Jóhannsson dont il est admirateur – par son approche aussi minimaliste que complexe. Nous sommes partis à la rencontre du compositeur césarisé au sein de son studio parisien – entre deux recording sessions – pour sonder la part de mélancolie que dissimule son sourire gracieux*.

Le réalisateur Simon Moutaïrou expliquait avoir eu un rapport avec vous très similaire à celui d’un acteur. Comment avez-vous vécu cette collaboration en termes de libertés et de créativité ?

C’était une expérience extrêmement positive dans le rapport humain que j’ai eu avec Simon. D’abord, c’est un réalisateur qui sait très bien ce qu’il veut ; il est très précis tout en étant très ouvert. Si la personne en face de lui se sent inspirée ou habitée par un désir créatif, il va la laisser libre de l’emmener dans une autre direction. C’est aussi quelqu’un qui a une approche humaine très positive : quand il écoutait mes propositions, il essayait toujours de les analyser et de trouver une critique constructive qui mettait en avant les éléments positifs de mes créations, même s’il n’aimait pas. Pour un artiste, c’est extrêmement motivant car on peut prendre le risque de se tromper. Grâce à ce rapport de confiance, je n’ai pas eu peur de lui proposer des idées qui pouvaient être rejetées. D’un point de vue plus artistique, Simon m’a en effet dirigé comme un acteur. Il utilisait un vocabulaire émotionnel et réagissait au ressenti, sans analyser les instruments. Lorsqu’il écoutait mes propositions, il m’expliquait surtout ce qu’il ressentait en voyant une scène avec ma musique. Notre processus était aussi très intéressant car nous avons travaillé par « bloc ». Par exemple, on isolait la première demi-heure de film, je scorais le tout puis on analysait la musique comme un flux. On analysait son cheminement avec les crescendos, les moments de silence, etc. Cela permettait d’avoir une vue d’ensemble sur un chapitre du film. Contrairement à d’habitude, où l’on prend la scène X, on travaille dessus puis on s’attarde sur les détails, tout en essayant d’avoir une vue assez macroscopique.

La partition de Ni Chaînes Ni Maîtres installe d’emblée une atmosphère très morose avec un motif à cordes répétitif, qui semble évoquer le désespoir certain des esclaves et la résignation de Massamba (Ibrahima Mbaye Tchie) (« Ni Chaînes Ni Maîtres »). Son thème arbore ensuite une dimension plus mélancolique avec des cordes subtilement lyriques (« Elégie », « Epilogue ») qui apparaît sous plusieurs formes, tel un leitmotiv (« Le Refuge », « Miracle »), y compris dans la chanson finale (« Dellu »). Mais ces émotions s’expriment de manière très pudique et rare, finalement, car vous privilégiez le jeu des acteurs et les silences. Comment aborde-t-on un sujet aussi dramatique au niveau musical ? Fallait-il éviter l’écueil d’une musique trop commémorative ou larmoyante ?

En effet, il fallait être assez pudique, tout en cherchant quand même l’émotion profonde. Donc typiquement, dans les moments douloureux, on a plutôt choisi le silence que la musique, parce qu’aucune musique ne peut exprimer les douleurs ressenties par ces personnes ni évoquer le traitement qu’ils ont dû subir. Je ne pouvais pas écrire un thème très lyrique ni être trop généreux dans les arrangements parce que les scènes sont suffisamment fortes. La musique devait éviter la redondance. Par contre, il fallait sentir une certaine douleur et une certaine mélancolie à travers elle. J’ai donc cherché un équilibre entre une musique qui puisse générer cette profonde mélancolie et une musique que l’on puisse jouer tout au long du film, sans être trop larmoyant comme vous l’avez dit. L’idée d’un motif court s’est très rapidement imposée. Le thème de Massamba est très récurrent ; il réapparaît de manière subtile dans plusieurs morceaux.

Ce sont plutôt les cordes qui se chargent justement d’injecter cette profondeur émotionnelle au film. Leur construction musicale évoque d’ailleurs votre travail sur Animalia, avec ces mélodies cycliques très poignantes (« Désespoir », « Epilogue », « Miracle », « Élégie »). Est-ce votre part de mélancolie qui s’exprime à travers ces morceaux ?

Certainement ! Les musiques qui ont une part de profondeur me touchent beaucoup. J’aime les musiques qui expriment une certaine mélancolie mais une mélancolie pudique. Ce qui est très expansif me touche moins. Et comme j’aime bien écouter ça, j’aime bien en écrire aussi. On n’est pas dans un traitement symphonique mais plutôt un traitement chambriste des cordes. Et il y a aussi le côté cyclique que vous évoquez. J’aime beaucoup la musique dite répétitive, que ce soit Steve Reich ou John Adams – ce sont des artistes qui m’ont beaucoup influencé. Je trouve que la musique cyclique s’intègre plus facilement à l’image ; dans le sens où elle ne perturbe pas l’évolution de la narration et où elle nous permet d’avoir plus de connexion à l’image par rapport à une musique très expansive ou contrastée qui risque de prendre davantage le dessus sur l’image. J’adore le cinéma et je m’efforce de respecter l’image ; d’être un support de l’image. Il ne faut pas oublier que le compositeur est une partie de l’architecture complexe d’un film. Le réalisateur est le chef de tout le monde : il dirige des acteurs, des chefs opérateurs, des monteurs ; il a des producteurs à satisfaire, etc. Et puis, il y a le compositeur qui arrive à la fin du processus. C’est le dernier cinéaste et le premier spectateur du film ; c’est la dernière personne qui va écrire quelque chose pour le film. Et donc, il doit respecter tout le travail qui a été fait avant par ces artisans-là. Je pense qu’on oublie souvent que la musique n’est pas là uniquement pour être écoutée au cinéma. Si on peut l’écouter après, c’est un bonus. Mais pour moi, elle est surtout là pour servir un propos narratif, un propos émotionnel ou un propos artistique – celui du metteur en scène.

Derrière l’aspect minimaliste de votre partition, on retrouve une instrumentation très riche et diversifiée qui se charge aussi de refléter la culture ethnique de Massamba et des autres fugitifs mais toujours de manière très subtile ; à l’instar de la kora sénégalaise ou des percussions africaines tribales. Était-ce difficile d’intégrer ces sonorités plus « ethniques » ?  Fallait-il veiller à ne pas paraître trop « caricatural » ? 

Il était évident qu’il devait y avoir une évocation de cette mémoire culturelle quelque part dans le score. A un moment ou un autre, il fallait aller chercher un son ou un instrument qui provienne de ce peuple-là. Il y a donc eu beaucoup de réflexion autour de cette dimension de mémoire : comment s’inscrire dans la tradition sans être dans le folklore ? Comment essayer d’obtenir un parfum ou un souffle d’air qui provient de cette mémoire tout en restant universel ? Parmi l’ordre des couleurs qu’on a choisi, il y a les voix de femmes qu’on a utilisé en référence au peuple Pygmées. Leurs chants traditionnels sont toujours très courts et répétés. Je m’en suis beaucoup inspiré pour écrire l’ouverture du film, « La Mer », mais aussi lorsque Massamba court dans la jungle, où l’on entend beaucoup de respirations. Les percussions tribales viennent aussi de cet univers-là. Je me suis aussi inspiré d’une musique traditionnelle à base de cuivre – les cuivres impériaux du Congo – qui est devenue une référence extrêmement importante dans le score. Et enfin, il y a la kora sénégalaise que l’on a utilisé uniquement lorsque Massamba arrive dans ce monde idyllique ; où les esclaves sont libres, pour évoquer sa culture. Cela paraît comme un aboutissement. On ne l’a pas utilisé au début du film pour justement éviter cette connotation très directe aux origines du protagoniste.

La tension générée par les images repose aussi beaucoup sur la musique. Vous proposez un travail de recherche sonore remarquable avec une instrumentation plus agressive qui renforce le caractère sensoriel et immersif du film. Comment avez-vous façonné cette atmosphère anxiogène avec vos musiciens ?

J’ai beaucoup travaillé avant les enregistrements pour trouver les couleurs des textures et les modes de jeu. C’est un score très texturé qui repose essentiellement sur des instruments acoustiques et non pas des synthétiseurs. Après avoir reçu le scénario, j’ai écrit beaucoup d’idées et réalisé de nombreuses sessions de travail avec des musiciens pour élaborer le vocabulaire sonore, la palette de sons du film. J’ai travaillé sur toutes les techniques contemporaines de jeu avec des musiciens chambristes, que ce soit avec les cors de chambre, la clarinette contrebasse ou même les voix. Tout ce travail de recherche sonore a été fait avant même d’écrire les musiques plus « thématiques ».

Lors de la chasse aux fugitifs, on entend cette corne de brume, très oppressante, soutenue par des percussions tribales, qui gronde (« Feu », « Cours », « Le Chien ») et qui évoque La Planète des Singes de Jerry Goldsmith (« Human Hunt »). Était-ce l’une de vos sources d’inspiration ou d’influences ?

Non, ma référence se trouve plus dans la culture musicale africaine que dans la musique de film. Il y a des cérémonies royales en Afrique où l’on utilise des trompettes de trois ou quatre mètres de long pour célébrer les rois. C’est ce qui m’a inspiré pour le score. D’un autre côté, les instruments à vent ont toujours eu une dimension assez tribale : ce sont des instruments de chasse ou de guerre ; ils évoquent l’alerte d’une situation. Ça ne m’étonne pas que Jerry Goldsmith en ait utilisé dans La Planète des Singes mais ce n’était pas ma référence.

Il y a une quête de liberté et de dignité, symbolisée par des cordes vivaces, empreintes d’espoir (« L’espoir », « Protégée ») mais aussi une quête plus spirituelle qui imprègnent votre palette sonore d’une dimension plus mystique (« Le Combat », « Requiem Venatrix », « Miracle »)…

Pour moi, la quête de liberté a été imposée à Massamba, tout comme cette chasse. Il a fui du domaine pour retrouver Mati, sa fille, qui s’est échappée. C’est plutôt elle qui est concernée par cette quête de liberté. La liberté arrive seulement à la fin du film. Toute cette pression et cette urgence impliquaient une certaine tension, une certaine énergie, dans la musique. Il fallait que l’on ressente qu’il est pourchassé, qu’il y a un enjeu de vie et de mort. Je n’ai donc pas cherché à véhiculer un sentiment de liberté par ma musique mais plutôt un sentiment de tension et d’urgence dans sa course, grâce à des rythmes très rapides, des staccatos de cordes ou des cuivres qui apportent une sorte de fatum. Cela permettait aussi de contraster avec la partie mystique du film qui est plus profonde. Cette dimension, qui émane de la déesse, est régie par les voix et des cordes frottées plus texturées. On retrouve aussi une trompette qui évoque le jazz et qui renvoie au monde nouveau, presqu’utopique, dans lequel Massamba se réveille après son combat.

L’émancipation des esclaves est symbolisée par les chants de Julia Sarr qui s’entremêlent à la mélodie de votre thème principal (« Dellu »). Comment est née cette idée de chanson pour clôturer le film et sceller le destin des fugitifs ?

Tout à fait. L’idée de la chanson est venue depuis le début. Le film commence avec la voix de la mère de Mati qui chante. C’est la même chanson que sa fille va chanter avec tous les esclaves à la fin ; avant cette marche funèbre. Simon en avait besoin pour le tournage qui se déroulait à l’Ile Maurice. C’est donc la première chose que j’ai écrit pour le film. L’actrice Swala Emati, qui joue Mame Nguesso et qui est chanteuse, a joué un grand rôle dans cette chanson. J’écrivais depuis mon studio à Paris mais elle était sur place, au plus proche des acteurs pour faciliter les répétitions. Son âme se retrouve dans cette chanson et je tiens encore à la remercier par le biais de cette interview. Une fois que le film a été tourné, on a trouvé dommage qu’elle ne soit pas exploitée autrement. C’est là que nous avons eu l’idée d’en faire une chanson avec Julia Sarr.

Vous allez complètement changer de registre avec le score du film d‘action Netflix Ad Vitam (de R. Lauga, 2025), porté par Guillaume Canet. A quoi faut-il s’attendre ?

Ad Vitam est bien un film d’action mais la dimension psychologique du protagoniste est très présente. Sur certaines scènes, il est filmé de manière à créer une proximité. La musique traite donc avec cette dimension intime. Et, évidemment, sur d’autres scènes, elle assimile les enjeux de tension, de rythme et d’action. On n’écrit pas un film d’action comme on écrit un huis clos car il y a beaucoup d’effets sonores induits par les armes et les courses poursuites. La musique doit donc aussi tenir compte de cet univers de sons complexes. Et donc, on écrit pour un orchestre beaucoup plus grand – et non pas pour un orchestre de chambre – on utilise des cuivres, des percussions et une palette d’orchestrations plus sonore. C’était une expérience très différente. Mais il y a aussi de nombreux films à venir comme Toutes pour une de Houda Benyamina, sur lequel j’ai adoré travailler ; La Petite Dernière de Hafsia Herzi ; et Mercato, le thriller de Tristan Séguélat, avec un score complètement électronique. Il n’y aura pas un seul instrument acoustique mais uniquement des synthétiseurs modulaires très diversifiés. C’est un véritable défi pour moi !

*Propos recueillis au studio d’Amine Bouhafa le 23 Octobre 2024

Remerciements: Amine Bouhafa pour son accueil et son temps précieux, Grégory Langlais de 22D Music et Vincent Revil pour ces belles photos.

La bande-originale de Ni Chaînes Ni Maîtres éditée par 22D Music est disponible en format digital depuis le 18 Septembre 2024.

David-Emmanuel – Le BOvore