Interview Gavin Greenaway – « Un chef d’orchestre doit relier les musiciens entre eux »

Il est le dénominateur commun entre John Powell, Hans Zimmer et James Newton Howard ; celui qui apporte nuances et subtilités à des partitions aussi mémorables qu’Interstellar, Gladiator, Hunger Games, Sherlock Holmes, les Trilogies Dragons ou The Dark Knight ; celui qui endosse la responsabilité d’un orchestre tout entier et mène les recording sessions avec panache: Gavin Greenaway fait à la fois partie de ces légendes et de ces artisans de l’ombre, aussi indispensables que talentueux, qui aident à sculpter l’œuvre d’un compositeur. Lui aussi s’adonne d’ailleurs à quelques compositions solos, à l’image de son album Woven, sublime opus pianistique aux inspirations étincelantes, qu’il viendra présenter en concert à Toulon le 1er Février, lors d’une soirée immersive unique conçue pour célébrer les multiples facettes de sa riche carrière. Une occasion idéale pour échanger quelques mots avec cet invité de marque, en attendant sa venue, et vous rappeler que le rôle d’un chef d’orchestre ne consiste pas à brasser de l’air avec sa baguette !

Qu’est-ce qui vous a mis sur la route d’Hollywood ?

Mon père, Roger Greenaway, était un auteur-compositeur à succès très actif durant mes jeunes années. A mon adolescence, j’étudiais non seulement le piano mais j’ai aussi appris à concevoir et à enregistrer les démos de ses chansons. Plus tard, alors que j’étudiais encore au conservatoire de musique – le Trinity College of Music – on lui a demandé d’écrire la musique de certains dessins animés pour la BBC – notre radiodiffuseur d’État. Il savait que ses talents ne s’étendaient pas à ça, mais je suis tombé dedans facilement. J’ai rapidement acquis une compréhension de l’écriture et de l’enregistrement de musique à l’image. En parallèle, j’ai fait la rencontre de mon ami John Powell au Trinity College. Nous travaillions souvent ensemble ; écrivant et interprétant des pièces d’avant-garde pour l’électronique, et sommes restés très proches après la fin de notre cursus. Après avoir tous deux travaillé à la télévision et dans la publicité pendant un certain temps, nous avons décidé d’essayer de percer à Hollywood. Nous connaissions tous les deux Hans Zimmer car, à cette époque, nous partagions le même agent. C’est lui qui a joué un rôle déterminant dans le lancement de nos carrières aux États-Unis.

Lors de vos débuts à Hollywood, vous avez signé quelques musiques additionnelles pour Harry Gregson-Williams & John Powell (Chicken Run, Fourmiz, Face Off) et Hans Zimmer (Spirit : L’Etalon des Plaines, La Route d’Eldorado). Si votre carrière s’est exclusivement consacrée à la direction d’orchestre, à l’exception de quelques albums solos (Il Falco Bianco, Woven), il paraît étonnant que vous n’ayez jamais aspiré à vous lancer dans la composition pour le cinéma…

Pendant très longtemps, j’ai pensé que je deviendrai un compositeur à temps plein pour le cinéma et la télévision. Pourtant, quand l’opportunité s’est présentée, je n’ai pas vraiment apprécié l’exercice autant que je le pensais ou, du moins, pas autant que j’en aurais eu besoin pour soutenir une longue carrière. Devenir chef d’orchestre a très bien fonctionné pour moi. Mais à présent, bien que je sois établi dans cette discipline, je veux davantage orienter mes activités musicales vers ma propre musique. Il n’y a rien de plus gratifiant que de terminer un morceau de musique, qui n’a pas été commandé par quelqu’un d’autre, où vous avez lutté pour articuler les pensées musicales dans votre tête, et finalement, d’avoir créé quelque chose que vous pouvez partager avec le monde.

J’ai lu quelque part qu’un chef d’orchestre doit « avoir la partition dans sa tête et non sa tête dans la partition ». Est-ce que cela résume bien votre profession ?

D’abord, vous devez savoir que je suis devenu chef d’orchestre par accident. La première fois que je me suis retrouvé devant un orchestre professionnel, je n’avais pas la moindre idée de ce que je faisais ! Je n’avais reçu aucune formation. Donc, je suis sûr qu’à ce moment-là, ma tête était beaucoup plus dans la partition. Au fur et à mesure que je devenais plus compétent, j’ai appris à écouter, à faire confiance à mes oreilles, à analyser la partition, davantage pour la forme et la structure que pour les notes en elles-mêmes. Lorsque vous dirigez un orchestre en studio, vous pratiquez souvent la lecture à vue. Votre capacité à repérer les fausses notes est essentielle, mais en même temps, vous donnez la première représentation d’une musique… Un chef d’orchestre doit donc comprendre ce que le compositeur essaie d’accomplir au niveau musical. Il doit être capable de zoomer sur les détails et dézoomer sur l’ensemble de la partition, et maintenir cette faculté dans l’espace où les musiciens créent le son. Lorsque je dirige des concerts, je m’assure d’avoir bien appris la partition, afin de pouvoir regarder les musiciens et me connecter à eux.

Dans l’interview qu’il m’a accordée, l’orchestrateur Pete Anthony comparait le compositeur « au maître architecte d’un bâtiment » et les chefs d’orchestre/orchestrateurs à ses assistants qui « ajoutent chaque détail à sa construction ». Au cours de votre carrière, vous avez côtoyé des compositeurs aussi légendaires que John Powell, Hans Zimmer et James Newton Howard, avec lesquels vous avez noué une collaboration privilégiée. Comment décririez-vous leurs empreintes musicales ? Et comment avez-vous contribué à façonner leur « signature » ?

Chacun des trois compositeurs que vous citez possède sa propre empreinte sonore unique. Je travaille avec John depuis que nous avons 20 ans. Nous nous sommes grandement influencés l’un comme l’autre et avons beaucoup appris ensemble sur l’écriture orchestrale au cours de nos premières années à Hollywood. Pourtant, John réussit toujours à me surprendre avec un son auquel je n’aurais jamais pensé – comme par exemple le morceau d’ouverture de Jason Bourne : La Mémoire dans la Peau, où un basson plaintif joue par-dessus une tempête en pleine mer. John est toujours à la recherche du son classique d’un orchestre. Mon travail en tant que chef d’orchestre consiste donc à trouver comment y parvenir. A vrai dire, c’est valable pour tous les compositeurs avec lesquels je travaille. Trouver le bon timbre de l’orchestre est important mais ce qui l’est d’autant plus pour moi, c’est de trouver la ligne, la forme des phrases musicales. Quand on enregistre une partition, les musiciens se contentent souvent de phrases courtes, probablement parce que tout le monde lit à vue. Je répète souvent : « ne pensez pas à des phrases d’une mesure, ou de deux, ou de quatre… car cette ligne peut faire 8 mesures ». C’est une différence subtile mais, une fois que vous avez les notes et l’orchestration du compositeur, les changements que vous pouvez faire sont relativement subtils aussi.

Hans fait preuve d’une grande confiance et, bien qu’il arrive au studio avec des morceaux qui semblent presque complets, il reste très ouvert à mes suggestions. Nous passons beaucoup de temps à trouver le timbre juste, en particulier pour les cordes. Comme son style hybride mélange des synthétiseurs avec des instruments réels, l’ajout d’éléments acoustiques doit être traité avec soin.

De temps en temps, je suggère à Hans et John un voicing différent, [c’est-à dire disposer des notes différemment] pour qu’un accord résonne mieux. Mais je ne le ferais jamais avec James car il vient d’une autre école. Ses partitions ont tendance à être plus transparentes dans la texture, et il écrit très vite, tout en sachant exactement ce qu’il veut. Je dirais donc qu’avec James, l’autre aspect technique de mon métier passe au premier plan : j’essaie toujours de créer une atmosphère, un espace, dans le studio où chacun est à l’aise et peut faire de son mieux. Je surveille les musiciens, j’éloigne les projecteurs d’eux si quelqu’un fait une erreur, je garde le ton des sessions léger mais professionnel. Cela semble évident, mais j’ai vu des chefs d’orchestre créer une atmosphère de peur et d’incertitude en studio… Bien entendu, ça n’aboutit pas aux meilleurs résultats.

Le compositeur est chargé de générer, de soutenir et/ou d’amplifier les émotions d’un film pour répondre à des besoins spécifiques, généralement formulés par le réalisateur et/ou les producteurs. Votre rôle consiste-il avant tout à créer une cohésion entre les musiciens pour apporter plus d’émotions à leurs performances et ainsi conférer une âme et de la profondeur à la musique ?

Je regarde toujours les images du film pendant que nous jouons pour m’assurer que l’émotion et le son s’harmonisent. La musique peut être parfaite à l’état pur mais si, par exemple, nous la jouons trop fort sur une scène d’intérieur, cela déséquilibre l’émotion. Bien sûr, l’ingénieur du son pourrait baisser le volume mais cela n’aurait pas le même effet. Le rôle du chef d’orchestre consiste à relier les musiciens entre eux, en toutes circonstances. Cela implique une gestuelle précise, une compréhension musicale, sans oublier une utilisation… de mots ! Parfois, les mots sont le moyen le plus rapide pour expliquer des idées musicales. La profondeur et l’âme viennent des musiciens qui s’investissent dans l’œuvre. C’est le résultat d’un choix de notes judicieux, de l’orchestration, d’une bonne ambiance de travail et d’un respect mutuel entre toute l’équipe. En studio, tout le monde parle souvent de « la salle de contrôle », de «la salle de performance » et de « l’autre côté de la vitre ». Mon travail consiste, en partie, à combler ce fossé et à connecter non seulement les musiciens entre eux, mais aussi avec le compositeur situé « de l’autre côté de la vitre ». Le chef d’orchestre agit donc comme un « conduit » [entre tous ces différents acteurs musicaux] !

Votre processus change-t-il en fonction du compositeur ou de la nature du film ?

La seule différence d’une session à l’autre est que j’ajuste mon degré de contribution en fonction du contexte et de la situation. Si je travaille avec un compositeur inexpérimenté, je suis beaucoup plus impliqué ; je dirige activement la session. Avec un compositeur plus expérimenté, j’ai l’impression d’en faire moins. Mais je surveille toujours la température et je fais en sorte de maintenir le cap dans la bonne direction.

Des projets très ambitieux, comme Gladiator ou Dragons, mobilisent facilement plus d’une centaine de musiciens tandis que d’autres arborent un cadre vraisemblablement plus « intimiste », comme Brimstone ou La Mission (News of the World). Le poids de vos responsabilités augmente-t-il avec le nombre de musiciens ou l’ampleur du projet ?

S’il y a bien une chose qui avait l’habitude de m’effrayer au plus haut point, c’était la responsabilité d’enregistrer une partition dans le délai imparti. Le coût d’un enregistrement est si énorme qu’une simple prolongation coûterait des milliers de dollars aux producteurs. Quelques années plus tard, j’ai fini par réaliser que je suis l’une des personnes les plus efficaces du studio et que, tant que mon travail est réalisé à mon niveau habituel – je me donne toujours à 100 % ! – les éventuels manquements ne sont pas de mon ressort. C’était très libérateur ! Depuis lors, j’ai pu consacrer la majeure partie de mon attention à faire de la bonne musique sans me soucier des budgets. C’est le travail de quelqu’un d’autre.

Votre rayon d’action ne se limite pas seulement à l’orchestre : vous avez aussi dirigé les chœurs de Blood Diamond, Dragons, Hunger Games, Transformers : La Face Cachée de la Lune, Pirates des Caraibes : La Fontaine de Jouvence ou encore Batman v Superman : L’Aube de la Justice. Est-ce que cet exercice nécessite des compétences particulières ? Gère-t-on un instrumentiste de la même manière qu’un choriste ?

En anglais, nous avons une expression qui dit « comme un troupeau de chats » … Dans une certaine mesure, vous devez cajoler, encourager, aider les chanteurs d’une manière différente d’un orchestre. C’est une tâche difficile. Chanter est peut-être la chose la plus vulnérable que vous puissiez faire dans un studio. Il est donc extrêmement important de sécuriser l’endroit, de protéger cet espace musical où les erreurs sont acceptées. Personne ne doit être mis sur la sellette. Les chœurs sont assez doués pour révéler les piètres chefs d’orchestre. Si vous ne donnez pas une indication claire, le son du chœur vous la renvoie immédiatement.

Au regard de votre filmographie impressionnante, on imagine que certaines sessions d’enregistrement ont été synonymes de temps forts et d’autres, sources de challenges intenses…

J’ai adoré diriger La Ligne Rouge pour Hans. Le réalisateur, Terrence Malick, l’a mis au défi de se surpasser… et il l’a fait ! Nous avons enregistré des heures et des heures de musique pour le film. A l’époque, j’ai dit à Hans qu’il avait créé un univers sonore emblématique qui serait impossible à copier. Sa clarté et sa concentration ont si bien défini l’essence de son travail qu’il n’y avait rien à changer. A l’inverse, je dirai que le score d’Interstellar fut probablement le plus difficile à enregistrer. Nous avons enregistré les cordes dans une immense église à Londres, la Temple Church, avec des musiciens dispersés un peu partout à l’intérieur. J’ai certainement rempli mon objectif de pas quotidiens au cours de ces sessions ! Il y avait beaucoup de défis audios car nous n’étions pas dans un environnement « contrôlé ». Un après-midi, nous avons dû nous arrêter complètement à cause d’un orage. Une autre fois, parce que des gens discutaient juste devant les portes de l’église. Sans oublier la fois où un hélicoptère survolait la zone… C’est difficile de garder un élan quand on doit constamment s’arrêter pour des raisons qui ne sont pas d’ordre musical.

Vous avez mené la tournée The World of Hans Zimmer à travers l’Europe, participé au ciné-concert Interstellar Live (2015) et même arbitré la grande bataille symphonique « opposant » David Arnold à Michael Giacchino (Settling the Score, 2019) au Royal Albert Hall de Londres. Quelle émotion l’expérience d’un concert live génère-t-elle en vous ? Et en quoi diffère t’elle d’une direction en studio ?

J’aime les deux. Mais le live est le meilleur. Il n’y a pas de deuxième prise, c’est votre seule chance de livrer une expérience musicale. Ma perception de la forme musicale s’en trouve renforcée : je peux essayer des choses différentes au fur et à mesure de la performance, en fonction de ce qui vient de se passer. Diriger en live est une expérience assez étrange :  ma concentration est si amplifiée que le temps semble presque se figer. Si quelque chose ne va pas – un soliste qui a un temps d’avance par exemple – mon cerveau s’emballe et règle le problème en une seconde. C’est une énorme poussée d’adrénaline !

Le cocréateur du site HansZimmer.com, Nicolas Cabarrou, et son associé, Pierre Futsch, qui vous ont notamment suivi sur la tournée The World of Hans Zimmer, vous ont mis à l’honneur d’une soirée exceptionnelle au Palais Neptune de Toulon, le 1er Février prochain, où vous serez accompagnés par la violoncelliste Caroline Dale et de l’Azur Symphonic Orchestra. À quoi le public doit-il s’attendre ?

J’ai hâte de partager avec vous une partie de ma musique de mon album Woven et quelques nouvelles pièces que je viens de composer pour violoncelle et piano. Caroline Dale est une violoncelliste que je connais et avec qui je travaille depuis 25 ans en studio. Mais il s’agit là de mon tout premier projet avec elle, pour ma propre musique. C’est une musicienne extraordinaire : je n’ai jamais entendu personne réaliser de tels phrasés aussi parfaits. Dans la deuxième partie de notre concert, toute aussi excitante, nous serons rejoints par un orchestre de 35 musiciens et jouerons certains de nos thèmes de films préférés – comme par exemple Gladiator, Mission, Inception et Dragons. Je pense que ce sera une soirée exaltante et émouvante !

Réservez vite vos places pour le concert exceptionnel de Gavin Greenaway, le premier d’une longue lignée à Toulon (=> https://mvprod.live/). Un grand merci à l’équipe de NoShark d’avoir rendu cette interview possible !

(Crédits photos: Médiaviralprod/NoShark – Pierre Futsch)

David-Emmanuel – Le BOvore