Quand vient l’heure de dresser le bilan musical de cette année 2024, on se remémore d’emblée la véritable fascination que nous avons développée pour la musique du Comte de Monte Cristo ; un chef d’œuvre signé Jérôme Rebotier, dont la robustesse est sans nul doute inhérente au succès fracassant (et mérité) du long-métrage d’Alexandre De La Patellière & Matthieu Delaporte. Un « chef d’œuvre », oui, n’ayons pas peur du mot car, même s’il nous est imposé de l’employer avec parcimonie, il ne pourrait pas mieux résumer cette épopée épique et romanesque que nous a offert son compositeur et successeur de Guillaume Roussel dans le Dumas Cinematic Universe. À l’épicentre de sa partition, l’inoubliable « Le Trésor », sublime mélodie entêtante et baroque, où les émotions se télescopent aussi vite que la métamorphose d’Edmond Dantès (Pierre Niney). L’obsession du vengeur masqué semble avoir déteint sur nous : alors que ce morceau continue (encore) de tourner en boucle, notre émotion reste aussi vive ; notre enthousiasme aussi intact. À l’occasion de la sortie des partitions pour piano de la bande-originale, nous avons eu envie de retrouver Jérôme Rebotier, non seulement parce qu’il est attachant, mais aussi parce que les secrets de la plus belle pièce musicale de l’année n’avaient pas tous encore été révélés. « Le Trésor » ne pouvait pas mieux porter son nom et on est heureux de vous replonger dans sa richesse !
« Le Trésor » témoigne non seulement d’une symbiose parfaite entre la musique et les images, mais surtout, il décuple l’émotion de la scène par sa grandiloquence et son lyrisme qui symbolisent la naissance du Comte de Monte Cristo. Comment la complexité émotionnelle d’Edmond Dantès se reflète-t-elle dans votre écriture et votre instrumentation ?
La scène de la découverte du trésor est la scène centrale du film. Après avoir passé quatorze ans dans un cachot du château d’If dont il n’en ressort pas indemne, Dantès apprend que son père est mort et que l’amour de sa vie avec lequel il devait se marier est parti vivre avec son meilleur ami et a eu un enfant avec lui. A ce moment-là, son esprit est en train de vriller complètement : il vient de sombrer dans la folie et décide d’aller chercher le trésor des Templiers, porté par la voix de Faria qu’il ressasse dans sa tête. J’avais besoin d’écrire un morceau aux multiples facettes, le reflet des sentiments d’Edmond Dantès à ce point clé, alors qu’il devient Monte Cristo. Il y a une sorte de vertige, de point culminant au niveau émotionnel, l’épique et le romantique se rejoignent dans une atmosphère sombre et magique à la fois. Pour cela, j’ai choisi de jouer une mélodie qui marque à la fois l’obsession de Dantès et le souvenir de cette passion amoureuse qu’il vient de perdre. Il m’a tout de suite paru évident que cette mélodie obsédante devait provenir du thème d’Edmond et Mercédès ; le thème de leurs « jours heureux » qu’Edmond ressasse en boucle dans sa tête depuis qu’il les a perdus. Le motif à trois notes qui compose l’ostinato du « Trésor » reprend donc les trois premières notes de la mélodie d’« Edmond et Mercédès ». Je trouvais intéressant de rappeler, à travers la musique, qu’Edmond est resté complètement bloqué sur ces trois notes, qu’il est obsédé par l’idée de retrouver sa vie antérieure. Ces trois notes traversent tout le morceau et tournent en boucle. Elles sont principalement jouées par les violons de Pavel Guerchovitch et les flûtes de Julien Vern, que j’ai renforcé par l’orchestre et accompagné d’une ligne de basse simple et lourde, mais parfois dissonante sur le sib – cordes et bois graves renforcés par une matière synthétique et le violoncelle de Guillaume Latil. Cet ostinato est très ambigu parce qu’il est obsédant. Mais il n’est pas triste. Toutes les basses qui sont jouées avec la contrebasse ou le contre basson accentuent sa profondeur ; elles le rendent beaucoup plus sombre et beaucoup plus beau.
Et puis, autour de cet ostinato, autour de cette obsession, j’ai cherché à créer un récit, qui exprime la folie et la grandeur, le rêve de puissance et de vengeance, une sorte de contraste incessant. Il était important que la musique ne soit pas trop basique ni trop simple parce que Dantès vit un moment extrêmement compliqué dans sa tête comme dans son cœur. J’avais donc besoin d’écrire un morceau très riche, une espèce de mini symphonie, à l’intérieur de ce motif obsédant, pour représenter tout ce qui anime Dantès en termes d’émotions. Ainsi, nous avons une phrase très épique de cuivres, lors de la traversée en bateau, qui laisse la place à deux solos de violons en contrepoint, sorte de mélodie baroque et enchanteresse jouée par Pavel Guerchovitch, lors de son arrivée sur l’île. Cette partie des deux violons est ma préférée car elle donne un sentiment multiple, en même temps beau, en même temps fou ; un sentiment de force et de liberté totale. Son entrée dans la grotte est marquée par la puissance d’un violon plus dissonant après la pause de la découverte du mécanisme. A cet instant, la mélodie s’envole comme l’émotion de la folie de Dantès. On est au centre du film : le côté épique s’amplifie, les émotions se décuplent. Et enfin, dans sa toute la dernière partie, « Le Trésor » se déploie comme un morceau d’aventure : les thèmes de cordes prennent le relais les uns des autres jusqu’à se mélanger dans un bain de cuivres, de harpe et de célesta qui jouent l’apothéose du trésor.
Ces choix instrumentaux, notamment ces solos de violons lyriques et baroques, vous ont-ils tout de suite paru comme une évidence pour traduire sa métamorphose ?
Bizarrement, on donne toujours l’impression qu’on maîtrise la musique qu’on compose ou qu’on a déjà tous les instruments en tête avant même de commencer. Je n’ai jamais d’évidences au moment d’écrire. Je me laisse plutôt porter et surprendre par ce qui peut se passer. Cette idée de violon solo est née avec mon envie d’apporter de la richesse à l’intérieur de mon ostinato. Et je trouvais intéressant de lui donner un air baroque, un peu dans le style de Vivaldi. Au départ, ce motif lyrique devait agir comme une ornementation ; il devait juste donner un mouvement. Dantès est peut-être seul à ce moment-là mais j’avais l’impression que deux violons devaient se répondre. J’avais donc écrit une partie de violon et une partie d’alto qui se répondaient mais qui étaient très basses dans le morceau – on les entendait à peine. C’est là que l’évidence m’est apparue : il me fallait les mettre plus en avant ! Ce moment fort du morceau accompagne l’arrivée de Dantès sur l’île de Monte Cristo. J’aime beaucoup cette partie parce qu’elle est à la fois simple et extrêmement complexe.
Et, à l’inverse, quels doutes avez-vous exprimé lors de sa conception ?
Quand il rentre dans cette caverne secrète, j’ai tout de suite pensé à Indiana Jones. Mais j’ai eu un grand doute au moment d’écrire… Normalement, dans les endroits fermés, on met plutôt des musiques assez discrètes comme un violon solo ou un quatuor à cordes. Il est rare d’entendre une pièce d’orchestre dans une scène qui se déroule dans un appartement parisien ! Mais là, je voulais que la musique soit plus marquée, plus forte, pour donner une plus grande notion d’espace à cette caverne. Ça donne l’impression que le ciel entier est devant lui. Je trouvais intéressant que l’on repousse les murs avec cette musique qui prend toute la place et qui donne une dimension super-héroïque à la scène.
La recording session était-elle aussi complexe que la composition en elle-même ?
Les interprètes ont été absolument formidables lors de l’enregistrement du morceau, ils en ont tout de suite senti la teneur… Violons, violoncelle, la flûte de Julien Vern, la clarinette d’Emilien Veret, l’orchestre sous la baguette d’Andrew Skeet, les percussions de Nicolas Montazaud, accommodés des sons préparés et des programmations de Geoffroy Berlioz. Et n’oublions pas le mixage de Cédric Culnaërt qui sublime le jeu des musiciens. Un vrai moment de plaisir dont je me souviendrai longtemps… Ça n’a donc pas été compliqué. On a d’abord enregistré tous les solistes à partir des maquettes/ des samples que j’avais réalisés – une étape obligée quand on fabrique une musique de film parce qu’il faut bien montrer ce qu’on va faire au(x) réalisateur(s). On va tout écrire à partir de faux sons, tout maquetter au mieux et ensuite, on va enregistrer avec de vrais instruments pour sublimer ce qu’on a fait en maquette. A ce moment-là, la partie pour violons solos n’était pas prévue d’être jouée par un orchestre mais uniquement pour violons et flûtes. Seulement, on s’est aperçu que le morceau paressait un peu trop joyeux, il n’était pas suffisamment dense. Alors qu’on partait aux AIR Studios de Londres, on s’est décidé de doubler cette partie avec l’orchestre au dernier moment. Je me revois encore en train d’appeler l’orchestrateur en lui demandant de recopier la partie de violon solo pour orchestre…
Quelle allure aurait eu « Le Trésor » si vous aviez accordé au soliste Pavel Guerchovitch une part d’improvisation ? A-t-il seulement été question, à un moment donné, de lui laisser s’approprier le morceau à sa manière ?
Lorsque l’orchestrateur, Jehan Stefan, a relevé le motif de l’arrivée sur l’île au moment d’écrire les partitions, il m’a dit : « Je note « libre » pour le violoniste, comme ça il jouera un petit peu ce qu’il veut à cet endroit-là. ». Je lui ai répondu « Mais non, surtout pas ! Tout est écrit à la note. Il faut absolument garder ça ! ». « Le Trésor » a une espèce de côté chantant ; je voulais lui donner une facture baroque. Si j’avais donné plus de libertés à Pavel dans l’interprétation du morceau, je pense que ça aurait pu donner quelque chose d’extrêmement différent mais certainement super aussi.
Quelle a été la réaction des réalisateurs Alexandre De La Patellière et Matthieu Delaporte à l’écoute de ce morceau ? L’ont-ils découvert très en amont de la production ou lors du montage, avec les images ?
Quand j’ai trouvé ce morceau, Matthieu et Alexandre étaient encore en plein tournage. J’ai senti que je tenais le centre du film mais aussi celui de ma pièce musicale. Alors, je leur ai envoyé un mail avec ma maquette pour qu’ils s’en imprègnent et qu’ils le gardent en tête. J’étais persuadé que ce morceau devait absolument occuper la place qu’il a aujourd’hui dans le film mais j’avais très peur qu’ils ne l’aiment pas ou qu’ils en réclament un autre à la place… Matthieu et Alexandre m’ont tout simplement répondu : « Super ! ». Plus tard, dès les premières projections, tout le monde savait que ce morceau irait assez loin. J’ai donc suggéré ce que j’avais en tête depuis le début à savoir que ce thème devait absolument revenir plus tard dans le film. Tout le processus de vengeance est très psychologique, on avait besoin de redonner du souffle au spectateur. Faire rejouer ce morceau ramenait toujours la vengeance à la découverte du trésor. On a d’abord pensé le réutiliser de façon beaucoup plus discrète mais, finalement, on lui a laissé sa forme éclatante, parce que ça fonctionnait mieux.
Aujourd’hui encore, « Le Trésor » continue de battre des records sur Spotify : la puissance évocatrice de votre mélodie a transcendé de nombreux auditeurs à travers le monde. Sans vouloir percer la mystique de la musique, avez-vous vous le sentiment que votre musique prend une autre dimension, au-delà des images ? Avez-vous le sentiment que l’impact émotionnel de votre musique dépasse le support pour lequel elle a été écrite ?
Je ne peux pas répondre à cette question… Mon rôle, c’est de l’écrire, de ressentir des émotions et d’espérer que les gens vont comprendre ce que j’ai écrit. Et évidemment, les gens l’ont non seulement compris mais se le sont appropriés plus que moi-même en l’écrivant. J’ai simplement fait mon travail comme il fallait que je le fasse et comme je le fais sur tous mes films. Sauf que, dans le cas du Comte de Monte Cristo, l’alchimie avec le film est plus forte parce que la musique est davantage mise en avant. On la remarque donc plus. En tout cas, j’ai le sentiment du devoir accompli. Je suis extrêmement fier de cette musique et du processus de composition. Le jour où on a réalisé le mixage, je me souviens qu’aucun morceau ne me déplaisait. J’ai aussi réalisé que, même si le film ne marchait pas, je venais d’écrire la plus grosse BO de ma carrière. Il peut nous arriver d’écrire une musique basée sur des compromis et que le succès qui en découle nous paraisse étranger car cette musique ne nous tient pas à cœur. J’aurais été chagriné que ça se passe ainsi sur Monte Cristo… Mais ce n’est pas le cas : je suis heureux que ce succès soit lié à une musique dont je suis fier.
*Propos recueillis au studio de Jérôme Rebotier à Paris le 22 Octobre 2024
La bande-originale du Comte de Monte Cristo est disponible en CD et Vinyle chez Milan Records / Sony Masterwoks / Les partitions pour piano sont en vente ici: https://www.planetepartitions.com/fr/partitions-musique-de-film/92505-le-comte-de-monte-cristo-bo-film-9782378740689.html?srsltid=AfmBOorObPbE_ypD6FFn2fm90LAEP4MIdLkTNuLnI7MWkXcB72mLMajZ
David-Emmanuel – Le BOvore