Histoire(s) de lire … N°21

Premiers livres de la rentrée littéraire qui se révèle, une fois encore, riche en bonnes surprises ! Vous aimez l’Histoire ? ça tombe bien ! Je vous propose aujourd’hui deux excellents romans où elle tient une place de choix sous la plume de femmes talentueuses : Alice Ferney et Isabelle Duquesnoy. Alexandre Lacroix nous offre quant à lui un roman choral où la voix d’un jeune du quartier de La Muette alterne avec celle d’une ancienne déportée. Leur point commun ? L’un vit aujourd’hui là où l’autre a vécu l’horreur d’un « camp de transit »… Les deux autres romans que je vous présente aujourd’hui sont largement autobiographiques et relatent l’expérience de Rachel Corenblit qui « s’attache » (dans tous les sens du terme) à nous raconter son quotidien d’enseignante dans un quartier « sensible » et celle de Pierre Souchon, qui, d’une écriture rageuse et sincère, se confie sur sa bipolarité qui lui a fait vivre un enfer. Deux témoignages sans pathos où la rage et la colère se frottent à l’humour… Bonnes lectures à toutes et à tous !

 

 

En 1943, la cité de la Muette à Drancy n’était pas encore totalement achevée lorsqu’elle servit de « centre de transit » à des milliers de gens destinés à la déportation. Après guerre, elle fut aménagée en logements à loyer modéré où vivent encore aujourd’hui, dans une zone « oubliée » de la république, des gens issus de l’immigration pour la plupart d’entre eux… Barbarie hier, misère et exclusion aujourd’hui… Ce lieu maudit a tenu et tient toujours le rôle d’un immense tapis en béton où l’on cache ce qui ne saurait être vu…Ce roman choral lève le voile sur la réalité de La Muette travers les voix de deux personnages : celle d’hier avec Elsa qui y fut internée et celle d’aujourd’hui avec Nour qui y réside… Elsa, transférée à la Muette après avoir été arrêtée à Lyon dans un bar interdit aux juifs, s’est évadée du train qui la menait dans  un camp de concentration : cette vieille dame instruite, institutrice à la retraite , confie ses souvenirs à un historien… Les sensations douloureuses et intactes un demi siècle plus tard remontent à la surface, remuées comme la vase au fond d’un étang : humiliations, crasse, froid, faim, promiscuité, culpabilité ressentie d’être survivante d’un tel cauchemar où tant ont péri … Elsa raconte la perversité des « Piqueurs », détenus juifs qui n’hésitaient pas à vendre leurs services à la Milice (les pires…) en allant dénicher à l’extérieur les juifs encore en liberté.. Ou encore, le marché noir et les trafics de certains flics à l’intérieur même du centre… Quant à Nour, c’est dans un commissariat qu’il est interrogé après la mort violente de Jamie, son ami d’enfance… Au cours de cet interrogatoire, il décrit un monde désespérant, les petits trafics pour survivre, les jours qui se ressemblent dans la grisaille et le béton, son amitié pour Jamie et sa passion charnelle pour Sam, la petite amie de ce dernier, qui a fait basculer une banale histoire d’adultère en drame… Alexandre Lacroix, d’une écriture tranchante et sans concessions, fait « parler » la Muette par le biais d’une fiction que l’on sent bien documentée. En soulevant un coin du tapis, il met au grand jour les souffrances du « passé tragique et du présent pesant »  avec beaucoup de talent et de sensibilité… Bouleversant.

La muette d’Alexandre Lacroix, Don Quichotte, 2017 / 18,90€

 

 

 

Tout a bien mal commencé pour Victor Renard… Non désiré par une mère acariâtre qui a vécu sa grossesse comme un frein à l’hypothétique carrière d’artiste qu’elle envisageait, sa vie a démarré par la mort de son frère jumeau, étranglé par son cordon ombilical, lui-laissant lui-même des séquelles avec « un cou tordu ». Disgracieux et se sentant l’assassin de son frère comme sa mère ne manque pas de le lui rappeler chaque jour, son enfance s’est déroulée entre coups, humiliations et total manque d’amour… Son père, joueur de serpent (instrument à vent) dans les églises, ne s’est pas montré non plus à la hauteur, et sa mort brutale (éventré par un soc de charrue) n’a pas ému Victor outre mesure, vu le peu de relations qu’ils entretenaient tous deux… Son existence fut heureusement adoucie par la présence affectueuse d’un oncle et d’une tante et plus tard par une rencontre déterminante avec maître Joulia qui lui enseignera le métier d’embaumeur où il fera preuve d’aptitude et qu’il exercera comme un art. Un job prometteur et lucratif dans cette période troublée de la révolution française ! Amoureux fou d’Angélique qui se prostitue pour gagner sa vie, il se mariera néanmoins, par raison, avec Judith, une femme douce et compréhensive qui se révèlera beaucoup plus calculatrice et vénale qu’elle ne le paraissait, une fois que Victor aura fait fortune… L’histoire de « L’embaumeur » démarre sur le procès de cet homme qui risque la guillotine. Pour quel crime ? Vous ne le découvrirez qu’à la toute fin de la longue confession de Victor, face à ses juges ! Isabelle Duquesnoy, restauratrice d’œuvres d’art, a mis dix ans pour rédiger ce roman, véritable perle littéraire dans la veine du « parfum » de Süskind. Palpitant, truculent et truffé d’humour, « l’embaumeur » est passionnant de la première à la dernière ligne et nous offre également un récit instructif sur les us et coutumes de cette époque troublée. Son personnage de Victor, des plus attachant, inspire la compassion du lecteur, qui, au passage, découvre le trafic d’organes (cheveux et dents étaient également d’un commerce avantageux !) exercés par les embaumeurs : saviez-vous que les cœurs embaumés des rois de France (déterrés après la révolution) se vendaient à prix d’or auprès des peintres ? Ceux-ci les utilisaient pour fabriquer des pigments qui ornaient leurs tableaux ! Après avoir lu ce roman d’une grande qualité littéraire, vous ne pourrez plus regarder les toiles de maitre de l’époque du même œil !  Un vrai bonheur de lecture !!!

L’embaumeur ou l’odieuse confession de Victor Renard d’Isabelle Duquesnoy, La Martinière, 2017 / 20,90€

 

 

 

Emma est pleine d’enthousiasme quand elle se lance, investie et pleine d’énergie, dans la belle carrière d’institutrice. De sa liste de choix pour son affectation, elle obtient, premier poste oblige, celui où plus personne ne veut enseigner, dans une zone dite pudiquement (et hypocritement) « difficile »… Difficile ? Surtout pour ceux qui y vivent ! L’égalité des chances ? Une blague ! Les vingt-six mômes qui composent la classe de CM2 d’Emma sont tous issus de milieux défavorisés et se débattent dans la pire misère sociale qui soit… Certains connaissent la faim, d’autres les coups et même bien pire… Des petites filles sont investies dans le rôle de « maman » au sein de familles nombreuses, certains parents illettrés ou ne pratiquant tout simplement pas la langue sont paumés, impuissants ou violents, sans oublier les cohabitations difficiles entre membres de familles recomposées qui donnent parfois lieu à de terribles drames … Face à l’indifférence, à l’impuissance et à la rigidité des institutions, Emma va se révolter contre ces injustices insupportables à ses yeux et à sa morale, jouant le pot de terre contre le pot de fer, malgré la compréhension de son chef d’établissement, homme de bonne volonté mais complètement usé et désabusé par une longue carrière qui se terminera à la fin de l’année scolaire… Et surtout, surtout, elle va s’attacher à « ses » gosses (pas toujours faciles, certes…), témoigner une réelle tendresse à ses « attachiants » à qui elle va offrir des moments de grâce, des parenthèses à la tristesse ambiante. Rachel Corenblit nous relate sa propre expérience, sans artifices ni faux-semblants, ses coups de cœur et ses coups de gueule avec une sincérité totale, dans ce roman coup de poing particulièrement émouvant et terrible. Le constat politique et humain qu’elle nous dresse émeut autant qu’il suscite une légitime colère… Ryan, Karima, Dimitri, Michel, Caïn… Les regards de ces gamins oubliés de la république vous transpercent le cœur comme il a fait saigner celui d’Emma… Un roman  criant de vérité, nécessaire pour appréhender la réalité avant de juger les actes. Bouleversant.

Les attachants de Rachel Corenblit, Le Rouergue, 2017 / 18,00€

 

 

 

Les Bourgeois : jamais un patronyme n’aura été aussi bien porté que celui de cette famille issue des hautes sphères de la bourgeoisie. Conservateurs et catholiques, leur sens des valeurs et du devoir est inscrit dans leurs gênes depuis des générations. Alice Ferney a repris ses personnages de Mathilde et d’Henri Bourgeois qu’elle avait mis en scène dans son roman « L’élégance des veuves » pour nous retracer le destin de cette famille en parallèle avec celui de la France, de la première guerre mondiale à nos jours, sur trois générations. Les dix enfants du couple (huit fils, deux filles) reprennent le flambeau familial, les hommes faisant naturellement carrière dans l’armée, la justice, la médecine ou les affaires, tandis que leurs soeurs, tout comme leur mère avant elles, deviennent épouses, maîtresses de maison et mères de familles nombreuses. C’est tout un siècle d’histoire qui défile devant nos yeux dans ce roman passionnant qui a la particularité de rester ancré dans le présent : les personnages réagissent « à chaud », en temps réel, en proie aux certitudes ou aux doutes, sans le recul dont nous bénéficions aujourd’hui face aux nombreux drames de ces époques troublées : deux grandes guerres mondiales où ils payèrent eux-mêmes un lourd tribut, génocides, guerres coloniales, décolonisation… En suivant le destin de ces hommes et femmes, on prend la mesure de l’incroyable évolution qui s’est produite de la fin du 19ème siècle à nos jours, tant au niveau des mœurs que de l’essor technologique. Alice Ferney nous offre une fois de plus un roman époustouflant d’intelligence et d’érudition, entre Histoire et sociologie. De sa belle écriture fluide et précise, à travers l’intimité d’une famille, elle laisse couler l’onde dans la clepsydre du temps, mettant en lumière avec panache son caractère éphémère…. Tourne la roue, tourne la roue, tournera… Somptueux !

Les Bourgeois d’Alice Ferney, Actes Sud, 2017 / 22,00€

 

 

 

Encore vivant… Sempervirens, comme ces arbres toujours verts au feuillage persistant. C’est la métaphore choisie par Pierre pour se définir, lui qui tombe et se relève à chaque fois meurtri, mais vivant, lors de ses crises qui le mènent tout droit vers l’hôpital psychiatrique depuis l’âge tendre de ses vingt ans où les médecins ont décelé qu’il était atteint de bipolarité, au stade le plus grave… Brillant, Pierre a toutefois réussi à mener de brillantes études de journalisme, malgré l’alternance infernale de crises maniaques où il se sent le roi du monde et phases de dépressions intenses : comme une bulle de savon soufflée par le vent, il a du mal à se fixer, à  «entrer » dans la vie et à trouver son équilibre. Il pense enfin l’avoir trouvé quand quasi simultanément il trouve un bon job et convole en justes noces avec Garance, fille de bonne famille de la haute bourgeoisie, dont il est fou amoureux… Trop de bonheur ? Les questions se bousculent cependant dans son esprit troublé… En s’élevant dans une autre classe sociale (par un travail intellectuel et un « beau »mariage), Pierre, fils d’une famille de paysans pauvres et d’ouvriers, a le sentiment de trahir sa morale tout autant que ses racines ardéchoises… Il disjonctera une fois de plus et, c’est perché à moitié nu sur une statue de Jean Jaurès, que les pompiers le rapatrient vers l’hôpital psychiatrique et son cortège de souffrances : paranos, alcooliques, cassés de la misère sociale sont ses compagnons de misère, une fois encore… De trop ? S’il se rebelle au premier abord, Pierre finit par comprendre qu’il doit accepter les traitements proposés, seule solution à une vie « normale »… Entre révolte, douleur et espoir, Pierre Souchon évoque avec une honnêteté cruelle et non dénuée d’humour sa vie emprisonnée dans la bipolarité, qu’il a fini par amadouer… Cette analyse sans détours ni faux-semblants, (à la manière de « L’intranquille » de Gérard Garouste) sans doute libératrice, devrait ouvrir les yeux à tous ceux qui stigmatisent injustement les personnes atteintes de ces troubles dont ils sont les premières victimes : certainement la seule maladie où l’on condamne celui qui la subit au lien de faire preuve d’empathie… Ça n’arrive pourtant pas qu’aux autres … Superbe témoignage, édifiant, courageux et sincère.

Encore vivant de Pierre Souchon, Le Rouergue, 2017 / 18,80€

 

Christine Le Garrec