Papiers à bulles ! N°15

Une ode à la liberté, élégante, littéraire et poétique, signée par le superbe duo Rabaté / Kokor… « Là où naît la brume » illustre le fait que le passé conditionne douloureusement le présent dans un road movie déchirant… Un orphelin protégé par ses anges gardiens au coeur de la résistance anarchiste en pleine guerre civile espagnole… Un reportage docu BD édifiant sur un camp insalubre de gitans face à leur évacuation vers des logements de gadjos… Le bonheur en dix leçons illustré à travers les préceptes des plus grands philosophes… Et pour finir, une enquête du détective Oualou entre drame et légèreté pétillante ! Une rentrée  » BD  » de qualité exceptionnelle qui démarre sur des chapeaux de roues ! Et c’est pas fini… J’ai encore quelques pépites sous le coude à vous proposer ! A très bientôt !

 

 

 

Alexandrin de Vanneville… Si son patronyme fleure bon l’aristocratie de Province, Alexandrin n’a de noble que l’esprit… Oui, mais quel virtuose ! Sous ses guenilles de SDF se cache un gentleman qui n’a rien à envier au panache et à la verve de Cyrano ! Alexandrin manie la poésie comme il respire, transformant la moindre phrase banale du quotidien en poèmes rimés, tel un distingué slameur amoureux des lettres. Même si parfois la solitude lui pèse et que vivre dans la rue n’est pas facile, Alexandrin est riche de sa liberté : VRP du verbe, il récolte le strict nécessaire pour survivre en vendant au porte à porte ses poèmes photocopiés. Alors qu’installé sur un quai de Seine il mâchouille un immonde sandwich (jambon champignons), il aperçoit un jeune garçon qui lorgne sa maigre pitance d’un œil affamé… Kevin, puisque c’est ainsi qu’il se prénomme, vient de fuguer de chez ses parents et n’a rien mangé depuis deux jours… Malgré les questions d’Alexandrin, le gamin reste muet sur les motifs qui l’ont poussé à fuir son foyer. Notre Clochard céleste, sans insister, propose alors à Kevin  un « Contrat Indéterminé en Mendicité » et l’embarque avec lui sur ses chemins de liberté : Un voyage initiatique qui révèlera à ce gosse paumé une autre vision du monde, à travers rencontres et paysages… « L’art de faire des vers à pied »… Toute une philosophie, non ? Marcher, regarder, écouter le monde à vitesse d’homme…Alexandrin est un sage, un poète aux semelles de vent qui combat la laideur et la stupidité du monde avec des mots soigneusement choisis, comme le bretteur choisirait son arme. Rabaté et kokor nous offrent avec ce personnage bouleversant de tendresse et d’humanité, un hymne à la vie et à la liberté stupéfiant de grâce et d’intelligence. Le crayon pastel de Kokor, en totale osmose avec la plume de Rabaté, nous immerge dans un monde au charme désuet et poétique où les regards s’animent et les silences s’écoutent. Magnifique, à tous points de vue… Bluffée !

Alexandrin ou l’art de faire des vers à pied d’Alain Kokor et Pascal Rabaté, Futuropolis, 2017 / 22€

 

 

 

 

La première scène de « Là où naît la brume » décrit en quelques images la dureté d’une relation entre un père et son fils… La couleur est annoncée : Josh, le petit garçon devenu adulte, devra pour trouver la sérénité, affronter son passé et partir à la recherche de son père qui un jour a mis les voiles pour se réfugier au bout du monde, dans l’île de Terre-Neuve. Il va mal, Josh… Et soigne son mal de vivre à coup d’alcool et d’anxiolytiques… Ancien marin, baroudeur et taciturne, il décide de prendre la route pour régler ses comptes et tenter de comprendre les réactions violentes de son géniteur qui le hantent depuis l’enfance. Arrivé sur place, il trouve la maison vide, abandonnée semble-t-il depuis peu, comme si son habitant n’avait pas prévu de quitter les lieux… Sombre comme les secrets de famille qui se dévoilent de manière glaçante au fil de cette quête existentielle, « Là où naît la brume » laisse un goût amer de désespérance, avec une incroyable acuité… Si les blessures de Josh trouvent un écho dans le vécu enfin dévoilé de son père, l’apprendre ne le guérira pas pour autant de cette déchirure, même s’il en approche la compréhension… Le graphisme de cette BD, en tons froids et dans un style acéré, colle à merveille à son sujet, mêlant dans un ballet macabre et troublant la psychologie des personnages et l’âpreté d’une nature sauvage et peu hospitalière … La beauté froide de « Là où naît la brume »nous embarque sur les chemins de la résilience, dans un voyage périlleux au coeur de l’âme humaine… Troublant…

Là où naît la brume de Christian Perrissin, Marie Galopin et Christophe Gaultier, Rue de Sèvres, 2017 / 17€

 

 

 

 

Espagne, 1936. Ermo vit dans la rue depuis le décès de ses parents… Mais la mort n’a pas réussi à séparer les membres de cette famille aimante et Ermo continue à communiquer avec leurs fantômes : il peut les voir, leur parler et les entendre et se sent protégé par leur amour…Quand la troupe du magicien Sidi Oadin débarque dans la petite ville où il survit, Ermo ne peut s’empêcher de chiper dans le tronc de l’église les quelques sous nécessaires pour payer son entrée au spectacle donné le soir même. Fasciné et avide d’aventures, le petit orphelin décide alors de suivre la troupe et se planque dans un coin de la roulotte… Bien sûr le passager clandestin est tout de suite repéré à leur arrivée dans la ville suivante ! Mais Juan, Sidi, Fina et la petite Anabela sont des gens de cœur et Ermo est bien vite adopté, d’autant plus que tous sont menacés… Les terribles miliciens phalangistes et l’odieux curé du village leur imposent de donner une représentation en leur honneur et pour intégrer la troupe de manière plausible, Ermo doit effectuer un numéro… qui se terminera en catastrophe quand le malheureux totalement terrorisé se mettra à entonner « L’Internationale » devant les fascistes… Tous se retrouvent prisonniers dans le palais du gouverneur et risquent d’être fusillés au petit matin : pour se sortir de ce mauvais pas, Ermo ne peut compter que sur ses anges gardiens de parents… Entre fantastique et fresque historique humaniste, Bruno Loth évoque une page sanglante de la guerre civile espagnole à travers les yeux innocents d’un enfant. Clairement engagé, il décrit le combat des anarchistes contre l’armée fasciste, évoquant la solidarité, la loyauté et le courage de ces hommes et de ces femmes prêts à se sacrifier pour leurs idéaux, leur culture et leurs valeurs : « La liberté comme base, l’égalité comme moyen, la fraternité comme but »… De Barcelone à Saragosse, on suit la progression de la colonne Durruti, tout en suivant les aventures de ce gamin courageux et plein d’audace, symbole de la liberté et de la résistance à l’oppression. Dessin et décors réalistes dans les tons de noir et de gris, parsemé du rouge du sang et de la violence mais aussi de l’espoir, ce premier tome des « fantômes de Ermo », tient en haleine de la première à la dernière page… On attend avec impatience le second tome de cette œuvre sensible et militante ! No Pasaran !!!

Les fantômes de Ermo T.1 de Bruno Loth, La boîte à bulles, 2017 / 25€

 

 

 

 

 

Mont-de Marsan, 2010. Une simple voie cabossée, l’allée Django Reinhardt, mène au « camp rond » où vivent des familles de gitans, pour certains, comme Marie, depuis plusieurs générations. Situé dans une zone A, personne ne devrait vivre dans cet endroit, survolé à longueur de journée (20 000 mouvements par an…) par les avions militaires dont la base est à proximité du camp. En plus des nuisances sonores, le camp et ses habitants sont soumis aux arrosages de kérosène émis par les avions, ce qui provoque bien évidemment des problèmes évidents de santé… Le maire vient de vendre le terrain à l’armée pour un euro symbolique et désire reloger « convenablement » les gitans dans un lotissement qu’il fait bâtir pour eux… Mais la colère gronde chez ses administrés qui ne veulent pas cohabiter avec ces « gens du voyage » (sédentarisés depuis pourtant fort longtemps ») qui, eux-mêmes, n’’ont aucune envie de quitter leur terrain et leurs racines pour habiter dans des maisons de gadjos… Sous forme de docu-BD, Alain Bujak et Pierre Macola ont réalisé un formidable reportage sur les traditions, les conditions de vie et les difficultés d’intégration des gitans (à double sens, sans prosélytisme), à travers ce fait divers (la procédure a duré six ans) totalement représentatif de la réalité d’une culture en voie de disparition. Cet ouvrage, d’une totale sincérité, alterne portraits et entretiens dessinés en tons sépia, et photographies en noir et blanc qui reflètent la dignité de ces hommes, femmes ou enfants mis au ban de la société par la peur et l’ignorance, alimentées de clichés à la vie dure… Le résultat de leur travail, d’une beauté sidérante et d’un profond humanisme, amène à une réflexion de fond sur ce sujet qu’ils ont traité avec empathie et total respect. Chapeau bas, messieurs !

Kérosène d’Alain Bujak et Piero Macola, Futuropolis, 2017 / 21€

 

 

 

 

Je pense, donc je suis… Heureux ? Encore faut-il définir et mesurer les limites de ce sentiment ! Dix grands philosophes, de l’Antiquité au 19ème siècle, se sont penchés sur ces questions existentielles à travers les siècles, et chacun y est allé de son point de vue…Certains préceptes sont assez similaires et (ou) complémentaires : si pour Platon, le bonheur passe par la  connaissance de soi, pour Nietzsche, cette connaissance doit aboutir sur un accomplissement pour tendre vers la liberté. Selon Descartes, on ne peut l’obtenir qu’en ne désirant que ce qui nous est accessible, tout comme Épicure pour qui l’homme qui ne sait se contenter de peu ne sera jamais heureux en rien. Sénèque ? Il prône quant à lui l’acceptation résignée de ce qui ne dépend pas de nous, alors que Schopenhauer pense que pour atteindre la sérénité, (le bonheur ?) il faut prendre ses distances avec ses désirs… Quant à Kant, le bonheur, ça se mérite et il faut s’en montrer digne ! Humanisme de Montaigne, mysticisme de Pascal, utilitarisme de Bentham, certains empruntent d’autres chemins de pensée… « Apprendre en souriant, réfléchir joyeusement » : c’est ce que vous propose cette édifiante BD qui aborde avec clarté, sérieux et concision, un sujet universel dont on n’aura jamais fini de débattre. Barbant ? Que nenni !!! Comme des gamins, on apprend plein de choses tout en s’amusant à la lecture de cet ouvrage qui, en plus d’être un excellent modèle de vulgarisation, se pare d’un humour délicieusement potache ! Une leçon de bonheur à offrir aux ados… Mais aussi aux adultes qui sont passés à côté des cours de philo… Nul doute que « Philocomix » leur donnera le goût d’explorer les chemins de la philosophie !

Philocomix : 10 philosophes, 10 approches du Bonheur par Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud, Rue de Sèvres, 2017 / 18€

 

 

 

 

Nadir Oualou est détective privé dans une ville de la banlieue parisienne. Bon, ce n’est pas vraiment une agence de prestige et Nadir ne ressemble pas vraiment à Marlowe, mais sa vie semble tout à fait lui convenir… Tant qu’il ne remet pas les pieds au Bled, tout lui va !  (Déjà tout petit, il détestait y aller avec ses parents…) Aussi, quand une femme vient le solliciter pour une enquête qui le mènera tout droit en Algérie, Nadir n’est pas franchement emballé ! Mais la triste histoire de Nicole, sa cliente, et la force de persuasion de sa mère (impossible de lui résister !) décide toutefois Nadir à accepter cette mission qui consiste à retrouver la fille de Nicole et de la ramener en France… Après son mariage avec Saïd, Nicole a vécu un an en Algérie, puis le couple est revenu s’installer en France où ils eurent une fille, Mina. Quelques années plus tard, ils partirent tous les trois en Algérie pour célébrer un mariage dans la famille de Saïd. On est en 1990 et la guerre civile fait rage… La violence est partout, les droits des femmes fondent comme neige au soleil, un véritable cauchemar que Nicole veut fuir à tout prix… Mais Saïd, embrigadé par son frère, décide de rester pour servir son pays en s’engageant dans les rangs du « Front Islamiste du Salut » … C’est sans sa fille et sous des menaces de mort que Nicole reviendra seule en France une fois son visa expiré… Comment dire non face au désespoir de cette mère ? Et voilà notre Oualou, chargé comme un baudet des cadeaux à offrir à sa famille (que sa mère lui a confiés), en route vers l’Algérie ! A peine le temps de prendre une douche à l’hôtel qu’il est rapatrié illico dans la famille (raté !) par son cousin Mohammed qui lui propose son aide pour mener l’enquête. C’est en sa compagnie que Nadir va donc se lancer sur les traces de Saïd et Mina, avec pour seul et maigre indice une adresse dont il ne sait si elle est toujours d’actualité… Une enquête d’autant plus périlleuse que les deux garçons ne sont pas les seuls à rechercher Saïd : les sanguinaires frères Batata (les frères « Patate », jumeaux arabes des Dalton !) qui le soupçonnent d’avoir volé le front islamiste sont prêts à tout pour lui mettre la main dessus… Cette enquête de Oualou (français, comme Zidane !) regorge de clins d’œil sur le choc des cultures et des incompréhensions mutuelles qui en découlent, avec un humour dévastateur ! (le réalisme des dialogues n’est sans doute pas étranger au fait que les deux auteurs d’origine algérienne, vivent en France… ça sent le vécu !) Légère et pétillante, cette BD se fait plus grave et pédagogique en évoquant les terribles évènements qui ont secoué l’Algérie pendant plus de dix ans… (150 000 morts, des milliers de personnes disparues, déplacées ou exilées…) Un coup de crayon « à la Pétillon », des personnages savoureux, du suspense… Tout est réuni pour passer un excellent moment de détente avec Oualou, un « algé-rien »  dont on va guetter avec impatience les futures aventures !

Oualou en Algérie de Gyps et Lounis Dahmani, La boîte à bulles, 2017 / 15€

 

 

Christine Le Garrec