Bienvenue ! Après avoir squatté sporadiquement Histoire(s) de lire…, j’inaugure aujourd’hui cette rubrique. Vous lui reconnaîtrez un petit air de famille avec celle de Chris, une chronique petite sœur en quelque sorte, sans le côté stakhanoviste qui caractérise notre cheville ouvrière, véritable potomitan de « A vos marques… Tapage ! » Je suis bien trop dilettante pour jouer dans la même cour que Chris ! Ici, c’est un peu foutraque : des coups de cœur pour des nouveautés, mais également des chroniques de livres sortis depuis quelque temps. Pas de promesse imprudente concernant la fréquence de cette chronique, juste une intention de sincérité et le désir d’être un peu utile !
Le promeneur d’Alep : la tragédie vécue par les Syriens depuis cinq années est toute contenue dans ce titre, avec pudeur. Le promeneur c’est Niroz Malek qui écrit « sur les gens, la nuit et la guerre. » La guerre est partout entrée, dans la chambre, dans les têtes et bien sûr dans les rues de la ville. Ce sont de courts billets, souvent écrits à la lumière de bougies, faute d’électricité, qui racontent comment on bute sur la guerre dès que l’on sort de chez soi, comment la mort omniprésente, quotidienne, se répand de toutes les façons et s’abat sans discernement sur ceux qui sont restés à Alep. Et d’ailleurs peut-on toujours distinguer les vivants des morts, la vie du cauchemar ? L’écriture de Niroz Malek, d’une extrême douceur, s’attache à décrire les gestes simples de la survie, sans emphase, et là réside le paradoxe : la sauvagerie de la guerre nous est transmise par les mots de tous les jours, car les jours sont fauchés par les balles des snipers et rythmés par le fracas des bombes. Dans la ville, tout est calciné et gris de la poussière soulevée par les explosions. Ne reste que le rouge des bandeaux d’information à la télévision ou l’orange d’un car sur le point d’être pulvérisé. Ne vous fiez pas au petit nombre de pages, ce livre se lit lentement, chaque billet portant le poids des bombes et du malheur. Refermé, ce livre ne vous quitte pas.
Le Promeneur d’Alep de Niroz Malek (traduit de l’arabe (Syrie) par Fawaz Hussain), Le Serpent à plumes, 2018 /10€
De Moricz Grosz à Maurice Gros : toute une trajectoire, une itinérance que nous relate Alain Sobel dans Fragments d’Exil. Les Carnets d’un émigré (1914 – 1946). La première partie nous immerge dans la vie d’une famille juive de Transylvanie, aux confins de l’empire austro-hongrois qui ignore à cette heure qu’il approche de son dernier souffle. Il a fallu à l’auteur un gros travail de documentation pour décrire avec précision la vie de la Mitteleuropa à la veille de 1ère guerre mondiale, mais l’écriture de Sobel ne souffre aucunement de ce travail d’historien. Au contraire, les informations géopolitiques, nécessaires à la compréhension de l’ensemble, s’insèrent avec fluidité dans le récit et ravivent les souvenirs de la lecture de La Vie d’Hier de Stefan Zweig. La deuxième partie est écrite à la 1ère personne et prend la forme d’un témoignage vivant. Maurice Gros est en France, étudiant d’abord, puis médecin. La société et le gouvernement sont agités de mouvements divers avant de connaître la tourmente. A cela s’ajoutent les difficultés inhérentes à la transplantation et à l’apprentissage de la langue pour le jeune homme. Mais aucun simplisme dans ce récit : le rejet et la bienveillance y ont chacun leur part, les rencontres seront aussi nombreuses que formatrices. Cette histoire se situe donc entre deux périodes charnières, les deux guerres mondiales, et décrit un monde aujourd’hui englouti. En effet, il ne reste rien de ces villages magyar où coexistaient israélites (comme on disait autrefois) chrétiens et tsiganes. Mais elle est aussi très actuelle quand elle raconte les affres d’un demandeur d’asile. Les réfugiés d’aujourd’hui pourraient sans aucun doute s’approprier les paroles d’un maire de l’époque face à l’arrivée des Espagnols en 1939 : « Le moteur ( d’un réfugié) c’est l’esprit de survie. Sauve qui peut, la vie, dirait-on. Ces gens n’ont que la vie à sauver et c’est beaucoup. Cela explique leur énergie, leur ténacité, leurs espoirs … » Le livre d’Alain Sobel est « prenant « mais c’est aussi un livre essentiel pour se rappeler d’où vient une bonne part de la société française d’aujourd’hui.
Fragments d’exil : les Carnets d’un émigré (1914 – 1946) de Alain Sobel, Le Bord de l’eau, 2018 / 20€
Splendide ! Pour nommer son ressenti : surtout ne pas s’économiser, à l’instar de l’auteur, Gauz, qui nous emporte totalement dans le récit d’épopées humaines et pourtant héroïques. Camarade papa est un livre d’une générosité folle qui nous conduit d’Europe en Afrique, d’hier à presqu’aujourd’hui, sans rien nous épargner : c’est pour cela qu’il suscite tour à tour et le rire et l’indignation et l’admiration. Dans ce récit polyphonique, le génie de Gauz réside dans l’adéquation de la langue, sa justesse, aux personnages et aux situations. Citons l’inventivité du langage d’Ilitch, l’enfant élevé par des parents révolutionnaires : il joue des homophonies comme seule la candeur et la vivacité d’un enfant le permettent et passe le tout au filtre d’un esprit synthétique et c’est savoureux : « A la recherche d’une fièvre jaune, un docteur regarde ma bouche (…) Il ne trouve rien parce qu’il se trompe de couleur. La fièvre rouge des masses laborieuses est ma seule fièvre. » Ou encore : « Volkswagen, la voiture du peuple des Germains détournée par un autre Adolphe fou et sa bande de gammés à nausées ». Citons la poésie qui émane des légendes de Grand-Bassam. Citons cette langue ciselée et minutieuse qui dépeint le monde que découvre Dabilly, le séminariste défroqué, sur la côte ouest de l’Afrique : « Un interprète noir à tête androgyne, coiffé d’un chapeau de marin à pompon rouge, s’épanchant à propos d’une Eve noire à tresses hirsutes et ventre étoilé dans un vapeur de fortune armé comme un fort anglais… » Citons ces formules saisissantes qui donnent sa puissance à l’orateur dans une civilisation où l’oralité est reine, la parole performative : « Je suis Sisafa, descendant de Wattara, Bambara de Bondoukou, depuis que les poules savent pondre des œufs, commerçant de père en fils depuis que les hommes savent manger les poules et leurs œufs. » Un livre envoûtant donc par sa forme, véritable fresque colorée, mais pas seulement. En effet il relate des faits historiques : de quelle façon et dans quel esprit les Français ont colonisé le Congo, il rend leur complexité aux organisations sociales agny, yafoun ou kroumen, il retrace le périple aventurier de Treich Laplène et enfin, nous offre la satisfaction apaisante d’avoir enrichi nos connaissances et de détenir quelques clés pour comprendre des cultures que l’on côtoie plus facilement aujourd’hui que les distances entre continents sont réduites.
Camarade Papa de Gauz, Le Nouvel Attila, 2018 /19€
Premier né de l’union de La Salamandre et de Terre vivante, cet agenda correspond en tous points à ce qu’on attend d’un objet qui nous accompagnera au fil des jours et des saisons : il est clair, aéré, avec un code couleurs qui permet de se repérer rapidement, pratique avec assez d’ espace pour les notes. Mais, il est bien plus que cela et ravira ruraux et urbains car il distille des informations sur la nature et les animaux qui nous mettront la puce à l’oreille et l’œil à l’affût. Nos safaris auront désormais pour horizon le parc voisin, le délaissé en bord de route, les arbres qui bordent notre rue, notre jardin, une prairie ou une forêt selon notre habitat. J’aime beaucoup les illustrations pastel, d’une grande douceur, et des petites rubriques aux titres qui ouvrent l’appétit : « Papillonnez sous la lampe », « le bal des chauves-souris » ou encore « »le peuple de l’eau ». On y trouve également un glossaire et des infos pratiques, le tout sur du papier recyclé, bien sûr.
Agenda de la nature et du jardin 2019 de Jean-Philippe Paul, Terre Vivante, 2018 / 12€
Paru il y a un an, Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, de la philosophe Olivia Gazalé, est un essai si essentiel qu’il importe de le faire connaître le plus largement possible. Cet ouvrage couvre et découvre ce que furent les rapports entre sexes depuis l’origine jusqu’à nos jours. L’érudition de l’auteur rend sa lecture jubilatoire et aussi un peu frustrante car les références (études d’ anthropologie, d’histoire, de médecine, essais, romans…) sont si nombreuses qu’on sait ne pouvoir toutes les absorber. D’Olivia Gazalé, j’ai d’abord apprécié l’honnêteté lorsqu’elle parle des temps les plus reculés qui n’ont laissé que peu de traces et donc peu de certitudes : elle s’en tient alors aux hypothèses les plus plausibles. Puis, elle fait œuvre d’historienne pour montrer que le mythe de la virilité, c’est à dire de la supériorité « naturelle » des hommes sur la part féminine de l’humanité est une construction sociale. Ce mythe lui même n’a cessé d’évoluer dans le temps et selon les sociétés, ne s’embarrassant ni de contradictions, ni de revers, l’objectif étant toujours de contrôler les femmes maintenues en état d’infériorité et de subordination, pour s’assurer du pouvoir. L’originalité de cette étude réside dans la démonstration que les hommes eux-mêmes sont les victimes de ce mythe : tous ceux qui ne correspondent pas aux critères, aux canons de la virilité du moment sont ostracisés. La prédominance et la prévalence des uns reposent sur la déconsidération et la discrimination des autres. Les normes de la virilité représentent un carcan, une prison, tendent à conformer les personnalités et les comportements au prix d’un reniement de ce que l’on est, ressent et désire. La dernière partie de ce livre aborde les temps présents et clarifie nombre de concepts et de revendications actuels. Parce que le savoir rend libre et renforce les volontés, elle laisse aussi espérer l’émancipation des individus, des deux sexes, moins de souffrances liées au conformisme despotique et des sociétés plus riches de leurs diversités acceptées. En bref, je reconnais à ce livre une utilité générale et publique et vous recommande de le partager le plus possible.
Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes de Olivia Gazalé, Robert Laffont, 2017/21,50€
En cette saison, nos manteaux ont de grandes poches et ça c’est chouette car on pourra y glisser Dis-moi que tu m’aimes, afin d’en lire une page debout dans le bus, dans une file pour oublier la lente attente, en culbutant les feuilles mortes, en pensant à l’absent ou à l’oublieuse, quand le spleen arrive avec la lumière des lampadaires, n’importe où et n’importe quand, de préférence. C’est le privilège de la poésie et des textes courts, ces petits moments d’intensité. Dis-moi que tu m’aimes est un petit livre à la couverture joyeuse et pétillante, moderne et pop, qui suggère que les mots contenus dans ses pages n’ont pas vieilli. La collectionneuse Anne-Marie Springer y a réuni des extraits de lettres d’amour, écrites à l’être (lettre ?) aimé par des personnages à la renommée publique : poètes, écrivains, artistes de la scène, musiciens, hommes politiques ou détenus… Émotion et étonnement quelquefois, saisissent le lecteur car il est au cœur du vertige amoureux dans ces lettres destinées à une seule personne, ces lettres, primesautières parfois, écrites par des hommes et des femmes qui ont souvent fait métier de maîtriser le verbe. Il arrive que les mots ne coïncident pas avec l’image que l’on a de leur auteur. Ainsi ces mots de Victor Hugo à Juliette Drouet pourraient être ceux d’un adolescent : « Un regard de tes yeux, c’est l’amour toute la vie, une heure dans tes bras c’est le bonheur pour toute la vie ». Et lorsque napoléon écrit à Joséphine de Beauharnais « Deux mois loin de toi, c’est deux mois perdus pour la vie », on oublie l’empereur pour ne voir que l’amoureux. La présentation de fac-similés amplifie encore la proximité ressentie. Et si on peut regretter de ne pas réussir à déchiffrer toutes les écritures, on se console en se disant que leur mystère préserve l’intimité des amants. Ce recueil me convaincrait de la supériorité de la lettre manuscrite sur le traitement de texte et le texto si je n’en étais déjà persuadée (sans toutefois considérer ces derniers pour rien.) Il rappelle combien est puissante la lettre, car elle incarne son auteur et tente de dompter le temps. La lettre est indissociable du sentiment amoureux ou amical.
Dis-moi que tu m’aimes de Anne-Marie Springer, Textuel, 2018/14,90€
Swaz