En l’an 2000 de notre ère, Hans Zimmer présentait fièrement son œuvre la plus populaire et aboutie de sa carrière qui redéfinissait radicalement la musique de péplum. Forts de leurs succès sur Black Rain (1989) puis Thelma et Louise (1992), le musicien allemand et le cinéaste Ridley Scott se réunissaient quelques années plus tard pour nous livrer un véritable monument de la musique de film : Gladiator, sorti en Gaule il y a précisément 20 ans aujourd’hui.
L’ÂME DE GLADIATOR
Lorsque Gladiator s’offre à lui au cours d’une conversation téléphonique nocturne avec le cinéaste Ridley Scott, le jeune et ambitieux Hans Zimmer, compositeur allemand exilé au large de Los Angeles et co-fondateur du studio Media Ventures avec Jay Rifkin, totalise près de 80 films à son actif. Il ne manquait plus qu’un peplum, épique et contemporain, pour élargir ses compétences et assouvir une envie infantile. Sa femme l’a bien compris – « OOhh you, boys ! » s’exclama-t-elle à la découverte du projet qui voit Russell Crowe enfiler l’armure du général romain Maximus Decimus devenu esclave gladiateur après le massacre de sa famille ordonné par l’Empereur Commode (Joaquin Phoenix). Sauf que la cour de récréation est beaucoup plus grande, ce qui permettra au film d’avoir une musique digne de ce nom. Toujours aussi avide en recherche de nouveaux talents, Zimmer soumet l’idée de placer une « âme féminine » à l’épicentre du score mais c’est le monteur Pietro Scalia qui leur susurra le nom de Lisa Gerrard, co-fondatrice du groupe dark wave/new age Dead Can Dance avec Brendan Perry, au cours d’une réunion avec Scott. La chanteuse australienne refuse pourtant cette offre alléchante afin d’éviter que l’acteur Russell Crowe ne soit systématiquement associé à ses vocalises – Gerrard s’étant déjà illustré sur le film de Michael Mann, Révélations, l’année précédente. C’est mal connaître Zimmer : devant l’insistance d’un compositeur particulièrement persuasif et la qualité du script qui lui a été envoyé, elle cèdera et s’envolera pour Santa Monica puis Londres pour y enregistrer ses chants aux Air Studios, en compagnie d’un orchestre placé sous la supervision du chef d’orchestre Gavin Greenaway et l’orchestrateur Bruce Fowler. Les fans de la chanteuse sauront que l’origine de son dialecte imaginaire n’est pas propre à la bande-originale de Gladiator : ses chants résonnent en elle depuis l’aube de sa jeunesse et la pousseront à développer sa propre « langue » – qualifiée d’idioglossie – qu’elle mettra en œuvre dans ses travaux personnels (Tempest, Serenity ou encore Tenderness) mais aussi sur le groupe Dead Can Dance.
[Lisa] est venue pour, je pense, ce qui était censé durer trois ou quatre jours. Cela s’est transformé en quatre ou cinq mois, et j’ai trouvé cette âme sœur musicale. Je veux dire par là que c’est un personnage formidable qui possède un sens de l’esthétisme incroyable.
Hans Zimmer
Considérée comme « l’âme de Gladiator », Lisa Gerrard empreint le score d’une grande poésie musicale qui renforce intensément notre empathie pour Maximus mais questionne aussi le spectateur sur sa destinée. Des chants paisibles de ‘The Wheat’ émane une forte quiétude que le déchirant ‘Sorrow’ brise par ses timbres tourmentés nihilisant tout espoir pour ce général déchu, ébranlé par la découverte les corps inertes et martyrisés de sa femme et de son fils. Plus tard, Zimmer et Gerrard confirmeront que cette vision de paix présentée lors des premières séquences n’est autre qu’une évocation de la mort : le chant funèbre d’‘Elysium’ fait ainsi brillamment écho au poétique ‘The Wheat’. D’une portée émotionnelle incommensurable, le morceau ‘Now We Are Free’ conclut le chef d’œuvre de Ridley Scott en mêlant les timbres testamentaires – quasi-incantatoires – de Lisa Gerrard aux rythmes tribaux imaginés par Klaus Badelt, réhaussés de quelques synthétiseurs, et au thème principal de Maximus, composé par Hans Zimmer. La complexité et la puissance évocatrice que le score dégage n’en sont que renforcées. Les performances vocales de Lisa Gerrard devaient même résonner au cœur de Rome Antique si le lumineux ‘Rome is the Light’ (un morceau improvisé, issu de l’album Gladiator : More Music For The Motion Picture) avait pu trouver sa place dans le film – les auditeurs devant ainsi se contenter d’une maigre apparition de l’artiste dans ‘The Might of Rome’.
Ridley m’a dit qu’il voulait que la musique soit sensuelle et intime. Lorsque Maximus effleure le blé avec sa main, il devait avoir l’impression de toucher les cheveux de sa femme. La musique devait ressembler à quelque chose que vous pourriez chuchoter à l’oreille de votre amoureux. J’ai donc conçu une pièce très féminine et subtile. Les gens se souviennent vraiment de ce morceau de musique
Lisa Gerrard
GLADIATORES MUSICAE
De nombreux musiciens tels que le guitariste Heitor Pereira, un compatriote allemand du nom de Klaus Badelt ; en formation chez Media Ventures ; le compositeur Nick Glennie-Smith et le flutiste Jeff Rona rejoignent rapidement l’équipe de Media Venture pour participer à cette symphonie romaine. Dans son studio, Zimmer se compare avec amusement à « un enfant dans un magasin de jouets » et imagine une pléiade de mélodies, comptabilisant lui-même un total de 19 thèmes dont la plupart sont « présentés dès les 14 premières minutes ». Des thèmes complexes, sophistiqués et aboutis, tous renforcés par une instrumentation généreuse qui injecte une atmosphère prégnante au long-métrage de Ridley Scott : ‘Progeny’ imprègne le générique d’ouverture d’une dimension spirituelle, portée par des flûtes mystérieuses associées au culte des divinités romaines ; rejoint plus tard par ‘The Emperor is Dead’ qui introduit le motif attaché à l’usurpateur Commode ; mélange de tympanon chinois, de yangqin et de chants lugubresqui fait rejaillir l’ambiguïté et l’arrogance du personnage interprété par Joaquin Phoenix. Mais l’ensemble de son œuvre s’articule surtout autour du leitmotiv de Maximus. Cet hymne éthéré, d’abord présenté dans ‘Earth’ par le solo du violoncelliste Tony Pleeth puis repris par un orchestre homérique dans ‘Barbarian Horde’, évoque les aspirations du héros à mener une vie paisible, et l’accompagnera jusqu’à son trépas (‘Elysium’, ‘Now We Are Free’). Zimmer avait également prévu de faire écho aux origines espagnoles de Maximus avec un thème plus « hispanisé », interprété par Heitor Pereira, mais il se verra grandement remanié avant d’être relégué au second plan (à écouter dans la seconde moitié de ‘Duduk of the North’). Jugées trop stéréotypées par le cinéaste et le monteur, les quelques notes de guitare espagnole seront entièrement supprimées au profit d’une section de cordes et de cuivres conquérants lors de l’arrivée du général romain sur le champ de bataille (le début de ‘The Battle’) ou d’un orchestre grondant lorsque Maximus crie vengeance dans ce que l’on pourrait considérer comme la séquence la plus culte du film. « Mon Nom est Maximus Decimus Meridius… » devait vraisemblablement être imprégné d’accents plus colorés (‘Homecoming’ dans l’album Gladiator : More Music From The Motion Picture) contrairement à sa version cuivrée (à partir de 7 min 20 dans ‘Barbarian Horde’’).
Inspiré par les valses viennoises et sa visite sur le set de la bataille d’ouverture, Zimmer exprime subséquemment l’idée d’une valse des gladiateurs, « The Gladiator Waltz », qui tenterait d’établir « une analogie musicale représentant la même symétrie et beauté que l’art et l’architecture romain ». Une pièce symphonique soulignant la dichotomie de la scène, qu’il estime élégante grâce aux décors luxueux des tentes romaines mais brutale dans les combats que se livrent les armées romaines et germaniques. C’est ainsi qu’il développe ‘The Battle’, véritable fanfare belliqueuse menée par des légions de violons intrépides et des hordes de trompettes menaçantes qui s’entrechoquent au son des glaives, laquelle fait émerger progressivement un thème orchestral triomphant ; que son auteur réutilisera partiellement dans Pirates des Caraïbes : La Malédiction du Black Pearl (de G. Verbinski, 2003) afin de pallier le manque de temps nécessaire à la création du score d’abord confié à Alan Silvestri, pour se conclure sur les vocalises majestueuses de Lisa Gerrard. Une sublime variation de cette symphonie guerrière marquera également son apparition dans ‘Barbarian Horde’ lorsque les cuivres vindicatifs de Zimmer escortent Maximus et les gladiateurs dans l’arène du Colisée. Les rugissements des cors d’harmonie, tubas et trombones accompagnent l’attaque des tigres et les courses de chars pour finalement déboucher sur un hymne glorieux désormais identifiable, le thème de Maximus, venu annoncer sa victoire écrasante. De ses propres aveux, Zimmer reconnaîtra avoir usé volontairement « du même langage et du même vocabulaire » que Gustav Holst pour son mouvement intitulé Les Planètes « Mars, the Bringer of War » (1914-1917). Ses détracteurs refont surface et l’accusent de plagiat avant que The Holst Foundation ne décide par elle-même de l’assigner en justice en juin 2006 pour violation du droit d’auteur…Zimmer remporte néanmoins le combat !
Je n’ai jamais voulu que la partition sonne comme une anthropologie musicale ou une archéologie, je cherchais des moyens de placer la musique dans son propre monde antique imaginaire et de la laisser résonner dans notre temps
Hans Zimmer
Ses influences classiques ne se limitent pourtant pas à Gustav Holst puisque l’ancien disciple de Stanley Myers cite aussi, de manière plus ou moins reconnaissable, Modeste Moussorgski et William Walton ; notamment dans le très tourmenté ‘Patricide’, portés par ses violons tragiques qui conduisent à l’assassinat de l’empereur Marc Aurèle, et majoritairement Stravinsky ou encore Richard Wagner comme dans le très justement nommé ‘The Might of Rome’ qui lorgne clairement du côté de ‘The Triumph of the Will’, à la demande de Ridley Scott. Zimmer y étire d’abord ses nappes sonores amples pour magnifier la grandeur (la splendeur ?) de l’Empire Romain et sa domination sur le reste du continent – on reconnaît là les accords caractéristiques de Zimmer. Mais quelques mesures plus tard, lors de la parade de Commode à Rome, le score se pare alors d’un classicisme quasi-révoltant en s’appropriant des airs purement wagnériens : Zimmer marche honteusement sur les plates-bandes de l’honorable compositeur allemand mais échappera, cette fois-ci, à un autre procès !
L’idée d’utiliser un duduk, un instrument antique arménien de la famille des hautbois, germe simultanément à celle de la ‘Gladiator Waltz’ et deviendra le second atout majeur du score. Rêveur et optimiste, Zimmer jette immédiatement son dévolu sur l’arménien Djivan Gasparyan ; l’un des rares joueurs au monde, et s’acharnera à écrire des morceaux pour duduk malgré les faibles probabilités de leur rencontre, notamment en raison de la distance géographique qui les séparent mais aussi – et surtout – de la barrière de la langue. Sa persévérance aura eu raison de lui puisque leur rencontre se concrétisera miraculeusement lorsque l’un de ses amis, le compositeur Michael Brook, lui signalera le passage du joueur arménien venu participer à l’une de ses tournées de concerts autour de Los Angeles. Chaque intervention de l’instrument est minutieusement choisie mais subira le même sort que la guitare hispanique de Maximus avec une présence plus réduite. Censé glorifier l’arrivée de Maximus et des puissances barbares germaniques sur le champ de bataille au début du film (le méconnu ‘Duduk of the North’, morceau non sélectionné au montage final), le son perçant et somptueux du duduk se contentera d’escorter Maximus aux confins de la Maurétanie césarienne (le morceau ‘To Zucchbar’ agrémenté d’éléments percussifs tribaux saisissants) et signalera l’importation d’esclaves voués à se livrer bataille au sein du Colisée (‘The Might of Rome’), devenant ainsi le symbole de tout élément extrinsèque à la Rome antique. Plutôt satisfait du résultat, Zimmer injectera d’ailleurs un peu de cette couleur dans Pirates des Caraïbes 3 : Jusqu’au Bout du Monde (de G. Verbinski, 2007) mais aussi Le Roi Arthur (de A. Fuqua, 2004) tout en contribuant à populariser son utilisation au cinéma, en témoignent les scores du Monde de Narnia (Harry Gregson-Williams) et Munich (John Williams) ou encore sur le petit écran avec Game of Thrones (Ramin Djawadi) – bien qu’Armand Amar en demeure le précurseur (La Piste, Indigènes).
En musique, je ne suis pas partisan de la douceur à tout prix. Je n’aime pas entendre les gens dire : « Dans un film, il ne faudrait pas que la musique soit perceptible ». Ce sont vraiment des conneries.
Ridley Scott
UN TRIOMPHE MUSICAL
Outre son succès commercial planétaire avec plus de 1.500.000 exemplaires de disques vendus aux quatre coins du globe, l’œuvre du compositeur allemand se voit rapidement répertoriée parmi les grands classiques de la musique de film. Et pour beaucoup de mélomanes et cinéphiles avertis, Gladiator constitue leur premier Zimmer. Un Zimmer en forme olympique qui continue d’étendre sa notoriété en décrochant un Golden Globes de la Meilleure Musique de Film qui rejoindra sur l’étagère son unique Oscar, remporté 5 ans plus tôt pour le triomphe mondial Le Roi Lion (Roger Allers & Rob Minkoff, 1994). Le compositeur chinois Tan Dun lui volera finalement la vedette lors de la 73ème cérémonie des Oscars en repartant avec la célèbre statuette dorée pour la musique du film Tigre et Dragons de Ang Lee…
Créer une musique innovante est avant tout une question de collaboration. Il s’agit d’écouter les autres et de développer un son qui raconterait l’histoire de tous, tout en exprimant les émotions de chacun
Hans Zimmer
Encensée par les critiques, sa trame sonore ample et majestueuse reste avant tout le fruit d’une collaboration stupéfiante à l’origine d’un succès retentissant. Zimmer a toujours su s’entourer d’une équipe hautement qualifiée et talentueuse tout en étant le premier à valoriser le travail de ses multiples collaborateurs ; pour la plupart affiliés à Media Ventures – Remote Control aujourd’hui – que certains détracteurs baptiseront injustement « les poulains de l’écurie de Hans Zimmer ». En règle générale, cette valorisation s’accompagne conjointement d’un lancement de carrière fulgurant ; comme en témoignent les ascensions spectaculaires de John Powell (Volte-Face, Chicken Run, La Mémoire dans la Peau), Harry Gregson-Williams (Rock, Ennemi d’Etat, Shrek) ou plus récemment Ramin Djawadi (Iron Man, Game of Thrones), Henry Jackman (X-Men : Le Commencement), et Lorne Balfe (Terminator : Genysis, Mission Impossible : Fallout) qui auront tous bénéficié d’une formation exhaustive chez l’exilé allemand. A l’origine des fondations de son empire musical colossal, une cohésion de groupe qui perdure encore aujourd’hui mais qui affiche quelques limites… La contribution de chacun dans la conception de ses innombrables partitions reste difficilement identifiable et porte ainsi préjudice à l’artiste ; non seulement auprès des mélomanes qui refusent de lui attribuer entièrement le mérite de son œuvre et critiquant l’implication de ses (trop) nombreux associés musicaux, mais aussi des associations professionnelles de récompenses pour le cinéma. On pense notamment à la bande-originale ténébreuse du chef-d’œuvre incontesté The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008) principalement co-écrite par l’éclectique James Newton Howard, boudée aux Oscars en raison d’un nombre conséquent de participants (Mel Wesson, Lorne Balfe, Ramin Djawadi, Alan Meyerson ou encore Henry Jackman pour ne citer qu’eux).
Je n’ai jamais voulu que l’expérience se termine. J’avais trouvé une âme sœur qui était parvenue à interpréter le dialecte indéchiffrable qui a pendant des années empêché la réalisation de ces pièces […] Je chérirai toujours l’intimité dont nous avons joui pendant cette période.
Lisa Gerrard
Si « Lebo M est la voix du Roi Lion », « Lisa Gerrard est celle de Gladiator » conclura Zimmer. Ce dernier sollicitera dans l’urgence ses talents vocaux sur la partition de Mission Impossible 2 (de J. Woo, 2002) dont la pièce maîtresse ‘Injection’ confirme pleinement le mutualisme opérant entre les deux artistes, avant de la relâcher pour l’Australie. Outre leurs retrouvailles sur La Chute du Faucon Noir chez Ridley Scott, (2001), Les Larmes du Soleil (de A. Fuqua, 2003) ou plus récemment la mini-série La Bible avec Lorne Balfe (Mark Burnett et Roma Downey, 2013), la chanteuse marquera également quelques apparitions soignées, notamment chez le frère de Ridley, le regretté Tony Scott sur Man on Fire en 2004 (musique d’Harry Gregson-Williams) ou encore chez Russell Crowe pour La Promesse d’Une Vie en 2015 (musique de David Hirschfelder) en parallèle de ses activités dans le groupe Dead Can Dance, reformé en 2011 (Anastasis (2012), Dionysus (2018)). Malgré le destin funeste de son héros, une suite a été officiellement lancée mais, bien que son compositeur émérite ait accepté de revisiter les partitions de la version live du Roi Lion (de J. Favreau, 2019) pour Disney, rien n’indique qu’il apparaitra au générique…
Le BOvore – David-Emmanuel