(RÉTROSPECTIVE 3# LA SORTIE DE TENET EST UNE OCCASION POUR SE REPLONGER DANS L’UNIVERS MUSICAL DE CHRISTOPHER NOLAN)
« La musique est un élément fondamental, pas quelque chose que l’on vient saupoudrer à la fin du repas ». Adepte des intrigues alambiquées, Christopher Nolan a manifestement une obsession prononcée pour la temporalité et les concepts métaphysiques qui régissent l’ensemble de ses créations ex-nihilo. Poursuivant dans cette lignée, Interstellar (2014) est une fois de plus marquée par le travail de son fidèle acolyte musical Hans Zimmer.
La trilogie The Dark Knight (2005-2012) bouclée, le metteur en scène visionnaire s’en va conquérir les étoiles à bord du vaisseau Interstellar – dont le projet fut un temps confié à Steven Spielberg avant la survenue de la grève des scénaristes en 2007 – en compagnie de Matthew McConaughey (Cooper) et Anne Hathaway (Brand), missionnés pour dénicher un nouvel Eden pour l’Humanité, alors en proie à l’extinction. Quel cinéaste n’a jamais rêvé de proposer sa propre odyssée de l’espace ? En tant que fan absolu de Stanley Kubrick et autres scifi-movies ayant forgé la renommée d’Hollywood tels que Star Wars (G. Lucas, 1977) et Solaris (A. Tarkovski, 1972), Nolan entrevoit une opportunité de rendre hommage à ces œuvres qui ont tendrement bercé son enfance. Un projet irréalisable sans l’implication de son fidèle acolyte Hans Zimmer aussitôt sollicité dès l’entrée en préproduction du long-métrage… Mais cette fois-ci, les restrictions artistiques auxquelles il fera face, a priori toutes justifiées, paraissent frôler l’absurdité. Aucun synopsis ni scénario n’est mis à sa disposition, à l’exception d’une enveloppe contenant une « courte fable » énonçant brièvement l’un des sujets sensibles de l’histoire. Il est notamment question d’un père expliquant à son enfant devoir accomplir un travail capital, le tout accompagné d’une ligne de dialogue laconique : « Je reviendrai – Quand ? » ; mais aussi d’une note exigeant l’interprétation musicale de ladite fable dans les prochaines 24 heures ! Rien d’effrayant pour un compositeur aussi expérimenté que Zimmer, qui imagina le main theme de The Weather Man (G. Verbinski, 2005) à partir d’une simple photographie d’une vieille horloge accrochée sur un mur d’hôpital ! Challenger dans l’âme, il s’exécute et élabore au piano une pièce intimement personnel, animé par ses sentiments paternels, « Day One », qui transpose selon lui « la signification d’être père ». Cette mélodie « faussement simple » provoquera l’étonnement du cinéaste, alors plus enclin aux révélations…Il fera de « Day One » le « cœur du film » : une source d’inspiration permanente dans laquelle il puisera pour l’écriture du script et le tournage de séquences clés.
Plus tard, Nolan lancera l’idée d’utiliser un orgue afin de conférer « un sentiment de religiosité » à ce long voyage spatio-temporel. « Si on doit célébrer la science, nous allons célébrer l’orgue » le rejoint Zimmer. Ce véritable défi artistique déclenche chez lui une vague réminiscence : alors âgé de 5 ans, le natif de Francfort franchissait les portes d’une tour médiévale appartenant à un ami de ses parents pour y faire résonner le son magistral de cet instrument colossal, trop peu sollicité dans la musique de films. Les cinéphiles mélomanes, eux, se souviennent du jeu « tentaculaire » dément de Davy Jones dans Pirates de Caraïbes : Le Secret du Coffre Maudit (G. Verbinski, 2007) comme la dernière apparition remarquée de l’orgue au cinéma. Budget serré ? effet archaïque ? anachronique ? Tout est possible. Mais les problèmes de synchronisation avec l’orchestre semblent en être la cause principale. Il existe en effet un décalage « entre le moment où l’on appuie sur une touche et lorsque le mécanisme envoie l’air dans les tuyaux » analyse Zimmer qui n’hésitera pourtant pas à tenter l’expérience… Sur les conseils de son dévoué collaborateur, le musicien Richard Harvey, le leader de Remote Control se déplacera jusqu’à la Temple Church de Londres, une église fondée par les templiers au XIIème siècle, abritant un orgue d’une puissance incomparable. La recording session s’effectue in situ, en étroite collaboration avec le directeur de la Temple Church, l’organiste Roger Sayer, où un total de 45 sessions est réalisé avec l’ensemble des musiciens.
A la fois lumineux (« Cornfield Chase ») et terrifiant (« Mountains »), l’orgue orne ce vide sidéral spatial et répand ses vibrations organiques depuis les champs de maïs terriens jusqu’aux confins des galaxies, tel un convoyeur sonore pour la mission interstellaire de Cooper et Brand. La plupart de ses apparitions sont notamment synonymes d’un danger imminent et se voient toutes renforcées par quelques associations instrumentales astucieuses comme les violons intrépides dans la scène catastrophe du docking (« No Time For Caution ») ou bien les chœurs alarmants sur la planète Miller ; lorsque des murs de vagues menacent de s’abattre sur les spationautes explorateurs, sans omettre ce tic-tac angoissant censé représenter chaque jour écoulé sur Terre (« Montains ») et quelques samples de pluie, de vent ou d’orage captés pour l’occasion. Au-delà de ces alliages saisissants, le compositeur, soucieux de se réinventer, révise l’entièreté de son répertoire instrumental en profondeur. « Les ostinatos [sont] pass[és] à la trappe et les grosses percussions […] à la poubelle » pour laisser les commandes aux pans de bois, à quatre pianos de concert, quelques cordes, une harpe et des marimbas.
[Interstellar] nous a obligés à repousser les limites. Les limites de ce que les musiciens sont capables de jouer, les limites de ce qu’on peut enregistrer; et les limites de l’endurance, de l’engagement et de l’inventivité de tout ce monde
Hans Zimmer
Rarement Zimmer n’aura été autant investi sur un film. Et pourtant, chaque making-of de ses projets passés tendent à prouver le contraire. Mais Interstellar l’aura tout particulièrement obsédé à tel point qu’il oubliait parfois même de subvenir à ses propres besoins alimentaires ! Cet investissement acharné se poursuivra jusqu’à la sortie de la bande-originale sur les étagères des disquaires, l’auteur souhaitant en décaler sa sortie de quelques semaines afin que le public s’en imprègne en salles de cinéma. On comprend mieux les violentes protestations de ses adorateurs à l’heure du désespoir lorsqu’Alexandre Desplat rafla l’Oscar de la Meilleure Musique de Film pour le score extravagant de Grand Budapest Hotel (W. Anderson, 2014) face à leur idole en 2015… Ce dernier sera finalement auréolé d’un « Prix Stephen Hawking de la science » créés par le célèbre physicien Stephen Hawking en vue de récompenser les professionnels permettant de rendre la science « compréhensible » à un public varié, un an plus tard, en juin 2016. Entre temps, le Royal Albert Hall de Londres cherche à surfer sur le succès de ce film métaphysique et commande expressément un ciné-concert live, que la troupe de Remote Control, enchantée par l’idée,embrasse. Les physiciens Stephen Hawking et Kip Thorne, ayant participé plus ou moins directement à la conception de cette nouvelle production Warner Bros., Sir Michael Caine ainsi que Christopher Nolan himself honorent le public londonien de leur présence pour discuter de l’art, la musique et la science d’Interstellar. Couplé à un orchestre symphonique constitué de 60 musiciens dirigés par Gavin Greenaway, l’organiste Roger Sayer interprète cette partition sophistiquée décrite par son auteur comme « le son d’une solitude mélancolique ».
Encore une fois, je remercie chaleureusement Graham pour m’avoir laissé utiliser sa sublime création en guise de photo de couverture. Avis à tous les cinéphiles mélomanes, sa boutique Etsy est à découvrir ici: https://www.etsy.com/fr/listing/536349735/theme-de-interstellar-no-time-for?ga_order=most_relevant&ga_search_type=all&ga_view_type=gallery&ga_search_query=interstellar+hans+zimmer&ref=sr_gallery-1-1&organic_search_click=1
David-Emmanuel – Le BOvore