Interview ROB – Oxygène

Après avoir lâché des alligators dans une bourgade de Floride il y a deux ans (Crawl), Alexandre Aja revient, sur Netflix cette fois, avec Oxygène, « claustro movie » dans lequel Mélanie Laurent, prisonnière d’un caisson cryogénique, devra recouvrer la mémoire pour éviter l’asphyxie. Cette expérience anxiogène inspire à son complice ROB (alias Robin Coudert) une bande originale étouffante traversée de sonorités organiques. Ce nouveau trip sensoriel et sonore, le compositeur originaire de Caen le déconseille néanmoins fortement aux claustrophobes comme il nous le confie à l’occasion d’un long et riche entretien au cours duquel il évoque son univers musical à la croisée des plages synthétiques de John Carpenter et Giorgio Moroder avec un soupçon de Christopher Young, son amour pour les sonorités des eighties, sa rencontre déterminante avec Alexandre Aja et comment les deux frenchies débarqués à Hollywood ont contribué à dynamiter le cinéma d’horreur contemporain. *

LA NOSTALGIE ÉLECTRONIQUE

On vous a d’abord vu évoluer dans le paysage de la pop/rock et jouer le claviériste sur le devant de la scène aux côtés de Phoenix ou encore Sébastien Tellier. Comment s’est opérée la transition vers la musique pour l’image ?

C’est avant tout par amour pour le cinéma ! Depuis ma plus tendre enfance, il m’a influencé sans que je sache en expliquer les raisons. J’ai été un grand consommateur de cinéma : je me faisais des cassettes en boucles, j’avais une télé dans ma chambre… A l’âge de 20 ans, j’ai rencontré une femme formidable, Maria Larrea, qui était à l’époque DJ. Elle s’est ensuite lancée dans des études de cinéma à la FEMIS pour étudier la réalisation. Lorsqu’elle a réalisé ses premiers courts-métrages, elle m’a demandé, en tant que musicien, d’en écrire la musique. Entretemps, on s’est mariés – il y a maintenant 20 ans – et j’ai fait la rencontre de ses camarades de promo dont Rebecca Zlotowski, Teddy Lussi-Modeste, mais aussi des monteurs ou des chefs opérateurs avec qui je travaille encore aujourd’hui. De fil en aiguille, j’ai composé la musique d’un court-métrage puis d’un autre jusqu’à ce que Rebecca Zlotowski et Teddy Lussi-Modeste ne me demandent de concevoir celles de leurs premiers longs-métrages à la sortie de l’école [Belle Épine (2010) et Jimmy Rivière (2011), ndlr]. Je devenais petit-à-petit compositeur de musique de film sans m’en apercevoir ! En aucune façon, je ne l’avais prémédité. En vérité, ça s’est produit au moment opportun car ma carrière discographique commençait à péricliter. J’avais sorti deux albums et une suite instrumentale inspirée par les Évangiles, le Dodécalogue, qui m’ont rendu « semi-malheureux » … Même si je m’exprimais pleinement et que je disposais de moyens suffisants, j’avais trop peu de public concerné par cette musique, ce qui coûtait très cher aux labels. Pour tout vous dire, c’était presque de l’ordre du mécénat que de produire une musique orchestrale alors qu’il n’y avait ni de diffusion à la radio ni de concert ! Cela rendait la chose compliquée financièrement : on a fini par me rendre tous mes contrats, les labels ont coulé, etc. Ces œuvres ont selon moi un caractère à la fois maudit et mythologique ! Le cinéma est arrivé à point nommé pour me sortir de ma tanière et me pousser à continuer l’exploration musicale vers de nouvelles destinations.

Bon nombre de vos partitions témoignent de votre intérêt certain pour les textures musicales synthétiques. Comment est née votre fascination pour l’électronique ?

Je suis né en 1978. J’ai grandi avec ce qu’il s’est fait de mieux en matière de synthétiseurs, à savoir, le CS80, le Prophète 5 ou encore le Jupiter 8, qui sont, encore aujourd’hui, les plus beaux, les plus complets, les plus recherchés et les plus importants de l’histoire. J’ai grandi avec Chapi Chapo, les films d’animation japonais, Shuki Levy, le cinéma de John Carpenter, les BOs de Giorgio Moroder, Tangerine Dream… C’était aussi l’époque où Jean-Michel Jarre explosait. Les synthétiseurs représentaient à la fois un rêve d’enfant et un univers futuriste, fantasmagorique, très cinématographique. Autant d’influences qui ont infusé mon sang et qui font désormais partie de mon ADN malgré moi. Je pense que c’était aussi une façon de me démarquer d’une certaine culture bourgeoise dans laquelle j’ai baigné car le synthétiseur est la version rock’n roll du piano ! C’était ma façon de dire : « Je ne ferai pas du piano parce que je ne suis pas un fils à papa comme les autres… Je vais faire du synthé pour accéder à des zones plus mystérieuses et psychédéliques. » J’ai découvert plus tard qu’il était possible d’aborder bien plus de styles musicaux, comme la soul et le funk, bien au-delà du synthé pur comme le pratiquait Jean-Michel Jarre. C’est ce qui me correspondait parfaitement !

Quel regard portez-vous sur l’arrivée de la musique électronique dans le paysage musical hollywoodien ?

L’électronique était une façon de se démarquer d’un cinéma dit « de studio » et de conquérir un nouveau public plus jeune, avide de nouvelles sensations et sonorités pour coller avec l’ère des années 80 où le synthé commençait à exploser dans la musique. J’imagine que les producteurs ont vu là une opportunité de se démarquer des scores à la John Williams qui étaient attachés à un cinéma grand public, très mainstream – et ce n’est pas négatif quand je dis ça. Ils ont souhaité faire quelque chose de différent, d’alternatif en utilisant des moyens plus modernes, contemporains. Ils ont eu la chance d’être des pionniers dans ce domaine en apportant de nouvelles couleurs et de nouvelles textures qui ont fait évoluer le cinéma. Depuis quelques années déjà, on vit une sorte de revival de ces couleurs-là car on se rend compte qu’on n’a pas fini de tout explorer. En plus, les moyens techniques modernes nous permettent de décupler les possibilités à l’infini en alliant parfaitement les synthétiseurs à la musique dite « orchestrale ». Mais ce n’est pas tout : on s’affranchit aussi des genres et des barrières qui peuvent exister. Aujourd’hui, on se dit qu’on a « digéré » John Carpenter, John Williams, le jazz, la pop eighties, etc. On se permet de tout mélanger, sans complexes, pour créer une musique hybride, transgenre et sans limites. Ça me passionne !

Vous composez pour le grand (Maniac) comme pour le petit écran (Le Bureau des Légendes). Adaptez-vous votre écriture en fonction du format sur lequel vous travaillez ?

Qu’il s’agisse de séries, de courts ou de longs-métrages, j’aborde à peu près tous les sujets et tous les genres de la même façon. J’essaye d’absorber le plus possible l’idée centrale du projet grâce au scénario, une discussion avec un showrunner ou le film en lui-même, une fois monté bien sûr. Elle s’infuse en moi et je me laisse complètement guidé par mes émotions. C’est presque comme de l’écriture automatique ! Je laisse couler la musique à travers moi sans trop y réfléchir, j’enregistre mes idées et je vois ce qui se passe. Ensuite, j’essaie de pousser la réflexion, de comprendre ce que je viens de réaliser, de déterminer ce qui me plaît le plus et ce qui me plaît le moins, puis je retravaille l’ensemble – un peu comme de la glaise que je pourrais retoucher, remodeler et transformer pour l’affiner jusqu’à ce que cela devienne une sculpture plus proche du marbre, plus figée et plus grandiose !

Tout semble se faire de manière très instinctive…

Absolument ! Lorsque j’aborde un nouveau sujet à travers un nouveau projet, je me lance dans la composition dans un état de transe, les yeux fermés. Je pose mes mains sur le clavier sans vraiment savoir ce qui va se passer ! C’est assez rare que j’aie une idée préconçue de la musique. Il m’arrive d’avoir un thème en tête, de le fredonner et d’essayer de le graver en arrivant à mon studio mais le plus souvent, je me laisse emporter par les émotions instantanées. D’ailleurs, je suis incapable de rejouer mes musiques de films car la plupart du temps, ce sont des choses que je n’ai jouées qu’une seule fois dans ma vie.

COMPOSER POUR OXYGÈNE

Sans avoir vu Oxygène, on pressent que sa bande originale cristallise de multiples enjeux bien au-delà de l’intrigue principale. Comment votre musique reflète-t-elle ces divers éléments ?

Oxygène est un film très mystérieux. Lorsqu’il démarre, on est en phase avec le personnage : on est enfermés dans une boîte sans comprendre ce qu’il se passe. Il fallait donc traduire musicalement le fait d’être angoissé, d’être dans l’inconnu complet, de n’avoir aucun repère visuel ni sensoriel ni mémoriel. Il n’y a aucun élément extrinsèque. On entend uniquement la respiration, les battements du cœur et le froissement des vêtements. Le but était de réussir à créer un univers sonore, une musique qui ne ressemble à rien et qui ne fasse penser à rien pour rester en phase avec le personnage. Cette séquence d’ouverture est assez pénible. Les gens claustrophobes risquent d’avoir du mal à la supporter ! Voilà le premier défi du scénario. Ensuite, on va commencer à comprendre qui elle est, à quoi elle est confrontée, mesurer l’ampleur des dégâts et retracer ce qui s’est réellement passé. La musique va se développer avec le personnage, le thème prend de l’ampleur et se dévoile progressivement grâce aux flashbacks et aux réminiscences. Elle devient plus émotionnelle tout en demeurant très physique à cause de la violence des scènes, des soubresauts sensoriels liés à la douleur de l’enfermement, à l’asphyxie. On est quand même sur un film d’Alexandre Aja, on ne s’attend pas à quelque chose de très drôle !

Votre musique a ici un rôle très viscéral, organique.

Absolument ! Pendant 1h30, on reste à environ 50 cm du personnage principal. Il y a donc un rapport extrêmement physique au film que la musique, très texturée et palpable, se charge de souligner. On a cherché à créer des sonorités à la fois organiques, mécaniques, futuristes et nostalgiques. C’est pourquoi les synthétiseurs ont une place importante.

A travers Mélanie Laurent et sa capsule, on s’apprête à revivre une sorte de nouveau confinement à l’extrême. Est-ce que la musique cherche, en quelque sorte, à combler « la monotonie du décor » ?

Vous le verrez, on n’est pas vraiment confronté à une monotonie du décor. Le talent d’Alexandre Aja est d’avoir brillamment réussi à mettre en scène cette capsule que l’on apprend à connaître en découvrant ses secrets petit à petit. La musique reflète davantage la psyché du personnage et la course contre la montre mais à aucun moment on ne se dit : « Qu’est-ce qu’on s’emmerde dans cette boîte ! »

Quelles étaient les attentes et les ambitions d’Alexandre Aja vis-à-vis de la musique ?

Au bout de quatre collaborations avec Alexandre, on a atteint un degré de connivence assez intime. Ensemble, on ne réfléchit pas beaucoup sur ce que la musique se doit d’exprimer ou non. J’ai commencé à composer immédiatement après la lecture du script et je lui ai livré environ deux heures de musique qui correspondent à la musique du film. Ce que vous entendez, c’est ce que j’ai composé sur le scénario ! Il ne manquait presque rien à l’exception de quelques passages plus rythmées pour les scènes d’action que j’ai dus écrire au cours du montage. Pour le reste, la majeure partie des thèmes et des émotions que l’on retrouve dans le film provient de ma lecture du scénario. C’est pour dire à quel point j’avais quartier libre et que tout s’est fait de manière très instinctive ! Avoir une telle relation de confiance – un accord presque immédiat entre ma musique et ce que recherche le réalisateur – est quelque chose d’assez exceptionnel dans mes collaborations de la musique pour l’image. Forcément, c’est toujours une joie quand Alexandre me propose de travailler avec lui car je sais que l’on va passer de bons moments !

La production d’Oxygène a été assez chaotique avant de passer entre les mains du géant du streaming. Netflix a-t-il assuré une quelconque supervision musicale ?

Netflix dispose de nombreuses équipes musicales capables de gérer la supervision de l’intégralité d’une bande originale. Pour Oxygène, leurs équipes ont vite compris qu’elles avaient affaire à un tandem réalisateur/compositeur d’autant plus indépendant qu’il était fondé sur une relation à la fois amicale et professionnelle. Netflix n’a découvert ma musique qu’une fois intégrée au film. Ses équipes n’ont juste qu’eu à nous dire : « Merci beaucoup ! »

LA MUSIQUE SAUVE LA VIE

Sans rien trop nous révéler, quelles séquences avez-vous particulièrement aimé illustrer ?

La première séquence est très intrigante, très réussie dans sa maîtrise de l’angoisse. Pour le reste, je ne peux pas dévoiler le récit mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il mène à une réflexion sur l’avenir du monde et de l’humanité. A cet instant, le film appelle une musique particulière. J’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de grandiose et réflexif sur la conjoncture. Évidemment, c’est intimement lié à la situation pandémique. On sent qu’Alexandre est parvenu à nous livrer le film de confinement ultime. Comment peut-on être plus enfermés que dans une boîte de la taille d’un cercueil ? La musique m’a permis d’extérioriser une certaine angoisse en période de confinement. J’ai pu la faire exploser grâce à un orchestre de cinquante musiciens qui prend une grande ampleur face aux synthétiseurs. Ma musique a une valeur cathartique.

Enregistrer en période de confinement, les conditions sont assez particulières, non ?

J’étais surpris de voir que l’on autorisait cinquante musiciens à se regrouper et à jouer ensemble dans la même pièce ! Mais c’était génial car cela faisait partie des rares occasions où l’on pouvait sortir de chez nous. Aujourd’hui encore, je viens au studio avec mon attestation. Je bénis la musique de me donner le droit légal de continuer à me rendre au travail et d’avoir des collaborateurs. On le savait depuis longtemps : la musique sauve la vie. Mais en ce moment, c’est encore plus vrai !

Quels sont vos projets en cours ?

La semaine prochaine, j’enregistre la musique du prochain film de Catherine Corsini, La Fracture avec Valeria Bruni Tedeschi, Marina Foïs, Pio Marmaï. Je termine également la musique d’un film de sorcellerie, The Nightsiren, par la réalisatrice slovaque Teresa Mtova et celle du prochain film de Rebecca Zlotowski, Les Enfants des Autres. Rebecca, c’est ma chouchoute, ma réalisatrice fétiche, puisque c’est avec elle que j’ai commencé alors j’ai hâte de la retrouver. Le reste n’est pas encore signé alors je ne peux pas en parler.

Et vous êtes également annoncé au Festival de Musique de Film d’Aubagne 2021.

Rebecca et moi allons nous y rendre le 5 juin, pour aller présenter Grand Central, sorti il y a quelques années déjà, et parler de notre collaboration.

*Propos recueillis par Skype, le 21 avril 2021

Remerciement : Sylvain Ménard et ROB, pour son extrême gentillesse et sa disponibilité (Photo de couverture: ROB – Facebook)

Cet article a été publié sur Gone Hollywood – mais l’article est bien de moi 😉

David-Emmanuel – Le BOvore