Interview Raphaël Treiner – Le Tourbillon de la Vie

Le Tourbillon de la Vie fait sans nul doute partie de ces films qui puisent leurs forces dans l’émotion véhiculée par la musique. Son histoire, parfaitement ficelée, et son casting, brillant, partagent leurs complexités avec une partition mélo où chaque phrase musicale interroge le hasard de notre existence, les conséquences de nos choix et la fragilité de nos destins avec une richesse émotionnelle qui transcende les images. Symbole de l’infinité du possible, le piano nous transporte au cœur de cette romance uchronique, sincère et authentique, sous autant de formes que de vies parallèles. Happés par ce tourbillon d’émotions, on se dit que le film ne pouvait pas mieux porter son nom ! Raphaël Treiner, compositeur et frère du réalisateur, revient sur la complexité et les défis de cette bande-originale écrite avec le cœur, au cours d’un entretien tout bonnement passionnant.

Le Tourbillon de la Vie est né de la rencontre de votre frère Olivier et sa femme Camille, les réalisateurs du film. A-t-elle aussi été le point de départ de votre partition ?


Pas exactement… J’ai étonnamment l’impression d’être parti du scénario en lui-même, plus que de notre histoire familiale personnelle. En réalité, mon frère a d’abord été embauché pour écrire le film sans forcément être prévu à la réalisation avec sa femme. Quand j’ai lu la toute première version du scénario qu’ils travaillaient ensemble, je donnais simplement mon avis, tout comme ma femme – qui est productrice. Ce n’est que plus tard qu’il a été décidé qu’Olivier réalise le film et que j’en compose la musique. L’idée du “et si ?” m’a servie de base pour la partition : qu’est ce qui se passe si on loupe le métro ? Qu’est ce qui se passe si la voiture ne démarre pas ? Dès l’ouverture, les premières notes annoncent que les possibilités sont multiples. Le thème à quatre notes qui arrive à la suite représente quant à lui l’embranchement principal de la vie de Julia. C’est donc la spécificité du film et sa grammaire narrative qui ont vraiment guidé mon écriture.

Cette histoire uchronique explore des thématiques très intimes. On pourrait penser que vous avez aussi puisé dans vos expériences personnelles pour la mettre en musique.  

Le film est intime, c’est vrai, mais il a ce côté mélodramatique qui m’a beaucoup plu. On explore quatre vies possibles de Julia, depuis ses 2 ans jusqu’à ses 80 ans. On la voit perdre un enfant, devenir une star du piano puis perdre sa mère du cancer, etc. Alors, je ne voulais pas être pudique mais, au contraire, je voulais que ça chiale. J’avais envie de pousser l’émotion à son maximum quitte à ne pas plaire à tout le monde. On met forcément de soi dans un projet comme celui-là, c’est évident. Mais je ne crois pas m’être inspiré de ma propre expérience, ou du moins, pas de manière consciente. On y retrouve beaucoup de ma personne parce j’ai bénéficié d’une totale liberté. Je salue d’ailleurs la confiance que mon frère m’a accordée. Il m’a laissé faire la B.O que je voulais : une musique acoustique avec des cordes, du piano, un orchestre et beaucoup de bidouillages d’ordinateurs et de synthés. En plus, tous les morceaux qui ont été enregistrés sont dans le film.

Comment avez-vous procédé pour que le score dialogue aussi bien avec les images ?

C’est une bande originale qui est au service du film, parce qu’elle est littéralement construite pour l’image. Par exemple, lorsque Paul et Julia vont prendre un café après s’être rencontré pour la première fois, on reconnaît l’essence d’une histoire d’amour à travers la musique. Il y a cette espèce de balancier, assez pudique. Un peu plus tard, la musique du mariage, « Un peu vite », entre en scène et annonce qu’ils vont se marier. Et puis, souvent, les pianos se mélangent sans que les informations harmoniques soient forcément très fortes. Au moment de l’accident de scooter dans « Toi qui pilotes », on a l’impression que les pianos se baladent. Sauf que la basse du dessous annonce le destin qui les attend : elle donne véritablement la couleur harmonique de la scène. Il y a une sorte de jeu intellectuel dans tout ça. J’ai vraiment eu le sentiment qu’à chaque instant, la musique devait faire des choix en termes de sens et d’émotions. C’est-à-dire qu’à certains moments, elle représente ce que Julia pense. Mais parfois, elle dit la vérité quand Julia se ment à elle-même. Bien évidemment, le spectateur choisit les informations qu’il a envie de lire, ça lui appartient. Quand un drame survient, la musique peut aussi dire quelque chose de complètement différent que ce qui se passe dans la scène. C’est donc de cette manière que je me suis créé un guide de composition. Ce rapport entre mélodie et harmonie, musique et drame, fait le sel de notre métier. Quand on est dans l’illustration pure de ce qui se passe à l’image, on a plutôt ce fameux effet « slip sur caleçon » – comme j’aime le dire.

Le piano a un rôle très organique : il fait non seulement écho à la carrière musicale de Julia mais agit aussi comme une sorte de guide émotionnel qui reflète ses sentiments, ses sensibilités et son intimité. Pour autant, ce choix instrumental ne paraissait pas évident pour symboliser son personnage qui est déjà pianiste. Ne craignez-vous pas que le piano in de Juliaet le piano out du score se cannibalisent ?

Vous pointez du doigt un point sensible ! La question s’est justement posée… Mon frère voulait une grande quantité de musique. C’était un élément important du cahier des charges. Il avait besoin de s’appuyer sur un score très chargé en émotions. J’ai respecté cette volonté mais je me suis demandé s’il ne fallait pas laisser le piano comme un instrument intra diégétique, qu’on voit à l’image. Il risquait d’y avoir trop de piano. D’un point de vue personnel, je suis très fan de ce qu’on appelle le post-rock. C’est une musique rock instrumentale très primale et plus “moderne” que ce que l’on entend dans le film. J’aurais bien aimé aller dans cette direction. Mais, en tant que superviseur musical des pianos in et de la musique out, j’ai finalement trouvé intéressant d’essayer de tisser un lien entre les deux. D’un autre côté, j’ai compris, à la lecture du scenario, que je n’avais pas besoin de représenter quatre Julia différentes puisque c’est le même personnage qui vit des choses différentes. Il ne fallait certainement pas composer un thème par Julia ! Par contre, il fallait que l’instrument qui lui soit associé soit le plus riche et le plus solitaire possible. Et qu’il puisse être utilisé d’autant de manières différentes possibles pour éviter que l’on s’en lasse. J’ai donc eu l’idée de superposer plusieurs pianos avec plein de sons différents. L’un est très étouffé, l’autre ultra métallique, etc. Ça donne l’impression d’une multitude de pianos dont chacun d’entre eux représente une Julia. Le piano peut être utilisé d’une infinité de manières. Il y a tellement d’idées à explorer, non seulement en termes de notes, mais aussi en termes de timbres. On peut taper dessus, jouer avec les cordes, créer des rythmiques avec les pédales, etc. Impossible d’être redondant ! J’ai l’impression d’avoir créé une espèce de contrepoint de piano – pur, préparé, déglingué, abîmé – avec pleins d’effets. Et comme Julia, ce piano se dénature en fonction de son état émotionnel.

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C’est donc ce double rôle de compositeur/superviseur musical qui vous a permis de créer une véritable harmonie entre la musique in et la musique out ?

En tant que superviseur musical / directeur artistique, je me suis vraiment occupé de toute la musique que l’on entend dans le film – les chansons, le classique et le score. On a choisi toutes les œuvres classiques du répertoire de Julia que l’on a enregistré exprès pour le film. Il y a une première pianiste, Natacha Kudritskaya, qui interprète ces nouvelles versions, et une deuxième, Célia Oneto Bensaïd, qui s’est occupée du score. Toute la B.O. comporte des citations de ces œuvres classiques comme Brahms. Parfois, c’est encore plus poussé comme dans « Au pied du mur », où je m’amuse à réutiliser et réorchestrer le « Sospiro » de Liszt ; ou « Va pensiero » de Verdi que j’ai réarrangé avec une pointe de guitare électrique. J’ai aussi enregistré quelques pianos en studio, de mon côté. Les quelques chansons que l’on entend comme dans la fête à Berlin au début font également partie de mes compositions. Et pour l’anecdote, je fais même un caméo en tant que guitariste d’un groupe qui joue une chanson dans un bar lorsque Julia retrouve Nathan.

Comment la musique communique-t-elle avec les différentes réalités de la vie de Julia ?

Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, je me suis interdit d’associer un thème aux différentes Julias. Par contre, il y a quand même une sorte de leitmotiv qui se met en place au fur et à mesure que le film avance. Celui-ci communique avec les thèmes des différents garçons qu’elle rencontre. Le thème idyllique – « Paul » – qui revient tout le temps, c’est clairement celui de sa rencontre avec Paul. A la lecture du scénario, elle m’évoquait Coup de Foudre à Notting Hill. Il a donc ce côté comédie romantique ultra assumé, très solaire. Pendant son adolescence, Julia tombe aussi amoureuse de Nathan. La ballade qu’il joue dans le bus pour aller à Berlin est une chanson que j’ai moi-même écrite il y a longtemps. Mon frère et moi avons décidé de l’utiliser là pour en faire son thème qui apparaît quand elle le rencontre à Amsterdam – « Et si on y allait ? » – ou quand elle le retrouve des années plus tard, lorsqu’il est devenu sage-femme. Les thèmes de Paul et Nathan ne sont pas bouclés car Julia a eu des relations avortées avec ces deux hommes. Ce sont plutôt des motifs. A l’inverse, le médecin Gabriel m’a permis de dérouler un vrai thème qui indique au spectateur que leur couple va durer plus longtemps.

Il y a aussi ce thème très mélancolique qui apparaît dans « Paul » ou « Te voir comme ça ».

C’est le thème de l’échec… ou plutôt du « loupé ». Il apparaît pour la première fois lorsque Julia loupe Paul à la librairie. Ils auraient pu se rencontrer mais ils ne se rencontreront pas. Dans « Te voir comme ça », lorsque Julia discute de l’échec à son concours avec sa mère, il se replace dans l’oreille du spectateur pour resituer de quelle Julia il s’agit. Puis il revient de manière plus subtile au moment où Julia – la concertiste – prend un café avec sa pote Emilie qui lui raconte ses malheurs. Et là, elle croise Paul. Mais ils ne se connaissent pas. C’est dommage mais c’est le destin…

On entend aussi cette passade plus atmosphérique, plus minimaliste qui donne l’impression que l’on entre avec elle dans sa dépression.

Oui, exactement. Dans la deuxième partie du film, un autre motif apparaît quand elle commence à prendre des médocs et à faire sa tentative de suicide. Il fallait quelque chose d’un peu plus mécanique et moins mélodique. Ces nappes synthétiques donnent l’impression que l’on est englués, que l’on n’arrive pas à avancer, comme dans un cauchemar.

D’un autre côté, l’orchestre semble intervenir pour illuminer les évènements qui traversent ses différentes vies.

Si les différents pianos représentent Julia, ce qu’elle est, ce qu’elle va vivre émotionnellement et intimement, l’orchestre symbolise le destin. Qu’il soit petit ou grand, il représente son monde extérieur, les hommes qu’elle rencontre, les évènements qui la dépassent. Quand sa vie prend des proportions « épiques », l’orchestre est plus imposant. Mais, lors de scènes plus intimes, il se fait plus discret.

Des pièces comme « Un Peu Vite », « Des 1 et des 0 » ou « Celle que je suis aujourd’hui » offrent une dimension plus méditative. Dans le film comme en écoute isolée, votre musique semble, elle aussi, questionner l’essence même de la vie.

« Celle que je suis aujourd’hui », c’est l’ouverture, les premières notes du film. On est encore dans l’écran noir du générique. Puis la voix-off de Lou de Laâge s’interroge sur les choix qui l’ont conduit à devenir celle qu’elle est aujourd’hui, pendant que la petite Julia court sur la plage – c’est d’ailleurs ma fille qui est dans cette scène. Il y a une forme de questionnement très explicite que l’on renvoie au spectateur : pourquoi en est-il là aujourd’hui ? Aurait-il pu être quelqu’un d’autre ? C’est presque métaphysique. La musique démarre sur un do central pour montrer les ouvertures de choix qui s’offrent à cette petite fille. Puis le thème principal se déploie et donne le premier embranchement possible. Les images sont toutes autant méditatives : on est sur une plage, face à la mer. A la fin de cette scène, on retrouve Julia à 17 ans près de ce canal à Amsterdam. La mer est devenue un canal. Ça indique que toutes les possibilités que l’on pouvait imaginer à 2 ans se sont déjà réduites à 17 ans. Pour des « 1 et des 0 », je voulais illustrer le fait que cette rencontre avec Paul ne tenait à rien. Il y a une forme d’étrangeté, de hasard. Et d’un coup, ils se mettent à parler de mathématiques, de chiffres et de lois de l’univers. On ne sait pas non plus qui est ce type ni ce qu’il veut, c’est assez mystérieux. J’ai alors conçu une sorte de balancement qui suspend l’appréciation du spectateur. Dans « Un peu vite », on retrouve ce côté méditatif tout au début. Là, j’avais plutôt envie de montrer comment un événement peut déclencher une accélération. Le morceau est composé de cette manière : il y a cet effet d’emballement lorsque Paul fait sa demande en mariage, comme si on lançait un piano en haut d’une pente. C’est un tempo du temps qui passe puisqu’on est à 120 BPM. A la main droite, le temps est divisé en trois, à la main gauche en deux. Ça crée un déséquilibre. Comme ces choix inattendus qui amènent de multiples changements dans notre vie. Alors effectivement, de mon point de vue, la musique est méditative car elle s’interroge sur l’existence.

« Un peu vite » brille par sa construction alambiquée et la virtuosité du jeu de la pianiste. C’est une pièce mémorable qui se démarque tout particulièrement dans le film.

Au départ, ce n’était pas du tout évident pour moi d’écrire un morceau pour un piano solo ! C’est le premier que j’ai composé pour le film et que j’ai enregistré pendant le tournage. A un moment, on a eu l’idée d’utiliser quelques musiques de Philip Glass. Mais on s’est vite rendu compte que l’obtention des droits de diffusion coûtait très cher. C’était inaccessible ! Alors j’ai composé « Un peu vite » en ayant des morceaux de Philip Glass et Nils Frahm en tête. L’idée était de créer un morceau classique post-tonal, tout en essayant d’y apporter ma patte. Il a effectivement une construction alambiquée mais on a un peu triché : tout n’a pas été enregistré en une seule fois. On a d’abord fait la main droite puis la gauche… J’ai aussi rajouté une basse synthé, avec un son moins naturel, pour donner quelques petits coups dans la poitrine du spectateur.

Et donc, quel autre chemin auriez-vous pu emprunter dans votre carrière musicale ?

Aujourd’hui, j’ai l’impression que ma vie ressemble un peu à celle de Julia… Tout à l’heure j’étais à Paris avec mon épouse pour un projet de série que l’on écrit. On est allé voir les producteurs qui nous l’ont commandé. Je suis aussi en train d’écrire l’adaptation d’un roman québécois qui va probablement être mon premier long métrage en tant que réalisateur, j’ai des concerts qui arrivent en tant qu’auteur compositeur et je finis la B.O. d’un documentaire. Il y a donc beaucoup de choses qui se passent ! Et si je n’avais jamais été compositeur/réalisateur ? Et bien c’est une bonne question… Pendant longtemps j’ai été prof de musique. J’ai toujours adoré donner des cours alors j’aurais peut-être continué là-dedans. Mais j’aurais aussi bien pu être destiné à devenir chanteur d’opéra. C’était mon premier métier. Après avoir eu mon prix de conservatoire à Paris, je suis allé perfectionner ma formation de chanteur lyrique à New York. Sauf qu’à un moment donné, j’ai pris un virage à 180 degrés pour aller faire de la composition à l’image…

Propos recueillis par Zoom le 21 Février 2023 (Crédits photos : Raphaël Treiner)

Remerciements : Raphaël Treiner, pour sa disponibilité, sa sympathie et sa gentillesse, et les Éditions Dargent pour l’édition de cette sublime bande-originale (à écouter ici: https://bfan.link/le-tourbillon-de-la-vie) qui mérite que l’on s’y attarde.

David-Emmanuel – Le BOvore