Histoire(s) de lire… N°60

Au fil de cette rubrique, vous ne trouverez pas de « nouveautés » de la rentrée littéraire… Mon « temps de cerveau disponible » ayant pas mal été pollué par bon nombre de problèmes personnels ces derniers mois, je me suis pas mal réfugiée dans la relecture de romans « plaisir », réconfortants comme la présence d’amis bien aimés. Un cocon qui a laissé peu de place aux petits « nouveaux » qui, malgré leur qualité pour beaucoup d’entre eux, n’ont pas réussi à m’imprégner durablement… Je vous présente donc aujourd’hui les rescapés de cette période compliquée qui ont pu sortir du lot par leur originalité… Ou qui me sont arrivés dans les mains à un moment davantage propice pour être savourés à leur juste valeur. Des romans graves ou plus légers sur la marche du monde qui, comme chacun sait, n’est pas un long fleuve tranquilleBelles lectures à toutes et à tous et à bientôt pour de nouvelles découvertes !

Après l’hécatombe du « Grand fléau » qui a décimé une grande partie de l’humanité, Césarine a pris le pouvoir en fondant « La nouvelle république », une société matriarcale totalitaire où les hommes sont réduits à l’état « d’hommes de maison », totalement soumis et malléables. Les femmes détenant tous les pouvoirs, les hommes sont devenus des objets créés pour servir l’intérêt des femmes… Car toute sexualité et toute procréation naturelle étant interdite, les enfants naissent désormais dans des utérus artificiels où les mâles sont modifiés génétiquement pour faciliter leur domestication. Francine, mariée à un homme stérile, demande l’autorisation de prendre un second époux à « L’institut des maris » afin d’honorer l’obligation faite à chaque femme de « donner naissance » à deux filles. Et c’est ainsi que Jean, un bel homme intelligent, éduqué et étonnamment viril, intègre leur foyer… Un profil atypique dans ce monde où les hommes sont totalement formatés ! Inévitablement, l’esprit rebelle et la sensualité débordante de Jean auront de graves conséquences dans la vie de Francine. Mais aussi dans celle de la société toute entière… Au fil des pages de ce roman tout aussi glaçant que brillant, Nuno Gomes Garcia dépeint avec une rare intelligence une société matriarcale en proie aux mêmes excès et à la même soif de pouvoir et de domination que celles régies par les hommes dans certaines parties du globe… Et une posture pas si éloignée de celle que les hommes ont fait subir aux femmes pendant des siècles un peu partout dans le monde ! Ce roman hautement séduisant par son écriture fluide et son style d’une vivifiante originalité nous engage toutes et tous à une profonde réflexion sur les valeurs morales, éthiques et politiques de nos sociétés d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi sur les risques écologiques qui sont une réelle menace pour l’humanité toute entière… Et foi de chroniqueuse, il vous hantera l’esprit pendant très longtemps ! Magistral !!!

La domestication par Nuno Gomes Garcia (traduit du portugais par Clara Domingues), IXe Prime, 2022 / 17€

Il en avait des rêves, Liêm. Des rêves en or, comme celui de devenir footballeur. Mais la vie en a décidé autrement… Balloté par les aléas de l’Histoire, il a dû fuir le Vietnam, puis le Cambodge et la Thaïlande avant de se réfugier en France et de faire le deuil de ses rêves dorés pour travailler l’acier dans une usine en Lorraine. Trente ans de labeur comme ouvrier, à subir les sarcasmes et le racisme au quotidien. Mais aussi le bonheur de fonder une famille, avec une française qui lui donna une fille qui retrace au fil de ce récit authentique et poignant tout son amour et son admiration pour ce père digne et courageux. En mettant en lumière le destin de Liêm, Émilie Tôn nous livre un récit universel qui nous offre une vision réaliste des terribles épreuves que doivent subir les migrants, d’où qu’ils viennent… Tout en nous dévoilant une page d’Histoire d’une violence inouïe, pour laquelle elle a réalisé un remarquable travail de recherche. Un récit qui touche droit au coeur…

Des rêves d’or et d’acier par Émilie Tôn, Hors d’atteinte, 2022 / 21€

Cuisinier et amateur de bons vins, aventurier et bourlingueur, ami fidèle… Et poète truculent qui maniait l’art de jongler les mots et les figures de style avec un talent fou. Voilà en quelques mots le portrait dressé par Cédric Meletta au fil des pages de ce roman dûment documenté où il dépeint avec passion le portrait de John Antoine Nau, premier lauréat du prix Goncourt, décerné le 21 Décembre 1903. On y découvre un homme farouchement libre et indépendant qui préférait de loin croquer la vie à pleines dents auprès de ses amis plutôt que de fréquenter les ambiances feutrées et hypocrites des salons littéraires… Une posture entièrement assumée ! Car à l’annonce de son prestigieux prix décerné pour son roman « Force ennemie » qu’il avait publié à compte d’auteur, il ne jugea pas utile de se déplacer pour récolter ses lauriers, jugeant plus opportun et agréable de préparer les agapes de Noël à Saint-Tropez chez son ami Signac… C’est toute une époque qui se déroule sous la belle plume de Cédric Meletta, celle de la bohème artistique du début du siècle, au coeur d’un Saint-Tropez encore préservé du tumulte de la jet set et d’un luxe trop clinquant, mais aussi celle des conventions que ce poète épicurien tombé dans l’oubli, en grande partie parce qu’il n’a jamais souhaité se trouver dans la lumière, a bousculé avec autant d’élégance que de nonchalance. Un récit passionnant qui donne envie de découvrir l’oeuvre de cet attachant « Gino »… Ne serait-ce que pour vérifier la justesse des propos de Joris-Karl Huysmans qui affirmait que Nau était « Le meilleur que nous avons couronné » !

Le meilleur que nous ayons couronné par Cédric Meletta, Le Rocher, 2022 / 19,90€

Après la mise en place d’une nouvelle méthode de management qui n’a pour but que de virer un maximum de chômeurs, Thomas Dutertre, le cadre un peu trop humain d’une agence pour l’emploi, se retrouve sur la touche après un burn out qui l’a mené tout droit vers une grave dépression. Sa femme, inquiète de l’état végétatif de son battant de mari, lui conseille de faire une retraite spirituelle au centre « Vipassana » où à coups de séances de yoga et de méditation, il se donnerait une chance de retrouver sa sérénité perdue. Arrivé dans cet ancien couvent totalement paumé en pleine cambrousse, Thomas, déjà sceptique quant à l’efficacité de la méditation tibétaine pour calmer sa légitime colère, ne ressent pas la « zénitude » que l’on essaie bien maladroitement de lui vendre… Bien au contraire !!! Car les méthodes stéréotypées du gourou de pacotille qui sert de guide aux stagiaires béats qui l’entourent, ponctuées des oscillations d’un gong plus perturbant qu’apaisant, n’ont pour effet que de lui hérisser davantage le poil ! Entre deux repas insipides et deux séances de relaxation de bas étage, Thomas finira néanmoins par y voir plus clair… Et La méthode qu’il choisira pour reprendre sa vie en mains sera plutôt… Radicale ! C’est à une critique acerbe sur les us et coutumes des gourous du management et du développement personnel que Clément Baudoin nous invite avec ce roman décapant où il fait preuve d’un humour irrésistible de noirceur ! En dénonçant allègrement les charlatans du bien-être organisé et les méthodes plus que discutables du « Lean management », basé sur une logique de rendement au détriment de toute humanité, il dépeint la société actuelle avec autant de talent que de lucidité. Jubilatoire et féroce en diable !!!

Une légère oscillation par Clément Baudouin, Favre, 2022 / 12€

Après l’accident qui coûta la vie de son plus jeune fils alors qu’il était sous sa surveillance, Alexandre doit faire face à une horrible culpabilité en plus de gérer son immense chagrin… Mais là n’est pas le moindre de ses terribles soucis… Car Albert, son fils ainé, présent au moment du drame, n’a plus ouvert la bouche depuis la mort de son frère. Un problème qu’Alexandre doit affronter seul, sa femme, éperdue de douleur, se retrouvant dans un état végétatif en hôpital psychiatrique… Bien sûr, il a consulté tous les spécialistes pour trouver une solution au mutisme d’Albert… Mais aucun ne lui a donné le moindre espoir que son fils retrouve un jour la parole… Alors Alexandre décide de se débrouiller seul. Et pour arriver à ses fins, il est prêt à tous les sacrifices ! Il décide d’embarquer Albert dans un road trip délirant où, avec l’aide d’un moine défroqué en quête du fils qu’il a abandonné avant sa naissance, d’une psychologue en mal d’amour, d’un colosse ancien taulard lui aussi pétri de culpabilité après avoir provoqué la mort d’un enfant, d’un singe rusé et de son père atteint de la maladie d’Alzheimer, il usera de tous les stratagèmes pour tenter de sortir son fils de son monde du silence… Au fil des pages de ce premier roman, Alévêque l’humoriste nous dévoile sa dimension humaine autant que son talent d’écriture. Une écriture fluide et légère où il instille une bonne dose d’humour sous le vernis d’une infinie tendresse… Un roman bouleversant et drôle à la fois, rythmé de situations aussi rocambolesques que les personnages mis en scène, qui nous emporte avec un joli brin de folie au coeur d’une quête où l’amour est roi… Une très belle découverte !

L’enfant qui ne parlait plus par Christophe Alévêque, Les éditions du Cerf, 2023 / 20,90€

Si vous adorez les polars et les histoires criminelles sous toutes leurs formes (romans, films et séries, BD, reportages…), la revue Alibi ne peut que satisfaire vos besoins de suspense et de frissons ! Vous y trouverez de passionnants dossiers, des interviews de professionnels du crime, des portraits d’auteur(s)s, accompagnés de textes inédits… Et vous serez amplement informés de l’actualité littéraire « noire » avec la présentation d’une multitude de nouveautés sur tous supports, quel que soit votre âge… Car la jeunesse n’y est pas oubliée ! Superbement illustrée et présentant de grandes qualités tant au niveau de son contenu que par son esthétisme soigné, cette revue de grande classe comblera les amateurs du genre par sa richesse et sa grande originalité !

« Témoins oculaires » nous présente une sélection de textes qui ont pour point commun d’avoir été imaginés à partir d’une simple photographie. Vous découvrirez ainsi au fil de ce recueil, onze superbes photographies piochées dans les archives de l’agence Magnum, suivies de onze nouvelles palpitantes, rédigées par onze auteurs qui se sont inspirés du cliché qui leur a été dévolu pour dérouler une histoire… Sombre à souhait, bien évidemment ! Un exercice de haute volée qui a permis à Victor Del Arbol, R.J. Ellory, Claire Favan, Laurent Guillaume, Johana Gustawsson, Marcus Malte, Bernard Minier, Alexandra Schwartzbrod, Dominique Sylvain, Franck Thilliez et Olivier Truc de nous dévoiler l’étendue de leur talent et de leur aptitude à écrire à partir d’une contrainte ! Une idée originale et particulièrement stimulante… Autant pour les auteurs que pour leurs lecteurs !!!

Témoins oculaires (collectif), Alibi, 2022 / 20€ / Revue Alibi (trimestrielle) / 17€

On appelle affixe « un élément lexical qui s’ajoute à un mot pour en modifier le sens ou la fonction et que l’on nomme préfixe, infixe ou suffixe, selon sa place devant, à l’intérieur ou à la fin du mot »… Mais c’est aussi le nom choisi pour cette revue de création littéraire, aussi exigeante qu’originale, qui a vu le jour au printemps dernier ! Ce premier numéro, consacré au suffixe « -ment », offre une tribune à différents auteur(e)s qui nous exposent de manière poétique, abstraite ou avec humour, leur propre définition de cette syllabe qui exprime une transformation, une évolution, un état ou le résultat d’une action. En textes courts, rédigés sous différentes formes (essai, poème, lettre…), Séphora Shebabo, Maxime Patry, Lucille Bonato, Élie Petit, Sarah Seignobosc, Noah Truong, Tugdual de Morel, Iris Kooyman, Dédé Anyoh, Marie Barbuscia et Megan Veyrat se prêtent à un exercice de style curieux et troublant où chacun s’exprime en toute liberté pour nous offrir sa vision personnelle et forcément plurielle de ce petit vocable familier, parfois perfide et souvent utilisé à outrance. Le prochain numéro de cette revue, aussi atypique que passionnante, déclinera le préfixe « -dé »… Tout un programme que nous avons hâte de découvrir !

Revue Affixe / 8€

Ce chouette cahier vous propose une multitude d’activités sous forme de jeux, parfois complexes mais toujours stimulants, afin de tester vos connaissances en littérature classique ou contemporaine mais aussi sur les nombreux écueils de la langue française ! C’est donc un beau voyage en littérature qui vous attend au fil de ces pages, avec des quiz, charades, sudokus et autres jeux de lettres autour des poètes, dramaturges, philosophes et romanciers du monde entier, qu’ils soient célèbres ou un peu tombés dans l’oubli. Vous y trouverez, entre autres, d’innombrables questions au sujet des incontournables auteur(e)s français ou étrangers publiés chez Gallimard, mais aussi sur les romans adaptés au cinéma, les pseudonymes utilisés par certain(e)s auteur(e)s, les correspondances célèbres, les auteur(e)s de science-fiction et de polars, les prix littéraires, les figures de style et le vocabulaire… Avec ce livre-jeu, qui fait autant preuve d’inventivité que d’érudition, vous ferez turbiner vos méninges à plein régime tout en ressentant une irrésistible envie de relire ou de découvrir une pléiade de grand(e)s auteur(e)s ! Ludique et malin, non ?!

Le cahier d’activités littéraires : Testez votre culture et révisez vos classiques !, Gallimard, 2023 / 9,95€

Christine Le Garrec