La Trilogie THE DARK KNIGHT : Le Son de Gotham City

(RÉTROSPECTIVE 1# LA SORTIE DE TENET EST UNE OCCASION POUR SE REPLONGER DANS L’UNIVERS MUSICAL DE CHRISTOPHER NOLAN)

Réalisme et modernisme résonnent au cœur de la Trilogie The Dark Knight (2005 – 2012) placée sous l’égide du cinéaste Christopher Nolan. Conviés à prendre part à la renaissance du Chevalier Noir sur grand écran, Hans Zimmer et James Newton Howard entreprennent alors une croisade contre les symphonies héroïques traditionnelles pour y apposer une relecture plus contemporaine mais toute aussi complexe. Les deux compositeurs, que tout semble opposer, parviennent à hybrider leurs styles distinctifs et s’émanciper de la marche gothique militarisée de Danny Elfman, enclavée dans l’esprit des mélomanes à tout jamais, en illustrant les conflits idéologiques (Batman Begins, 2005), psychologiques (The Dark Knight, 2008) et physiques (The Dark Knight Rises, 2012) que traversent le Bruce Wayne de Christian Bale. Jamais l’univers de Batman n’avait sonné ainsi. Au sein de Gotham City, une révolution sonore s’est mise en marche !

Hans Zimmer & James Newton Howard: compositeurs au service du Chevalier Noir (Source Photo: zimbio.com)

BATMAN BEGINS: LE BAT-SCORE

C’est à l’University College de Londres que le jeune Christopher Edward Nolan se lie d’amitié à David Julyan, compositeur en devenir. Quelques années plus tard, l’étudiant autodidacte échafaudera son premier son premier long-métrage, Following, le Suiveur (1999), grâce à la générosité sans pareille de ses camarades de classe. Et pour preuve : sa bande-originale atmosphérique sera conçue bénévolement ! Julyan ne récoltera qu’un lot de gratitude mais, en contrepartie, il continuera de marquer ses débuts de carrière florissants avec Memento (2000) puis Insomnia (2002) qu’il souligne d’une esthétique musicale terne et morose. On croit alors au début d’une grande collaboration… Mais lorsque Warner Bros. lui offre la possibilité de ressusciter le mythe de Batman au cinéma – dont l’aura s’est profondément altérée au travers des deux dernières adaptations colorées de Joel Schumacher (Batman Forever, 1995 puis Batman & Robin, 1997)- le cinéaste lui préfère les services d’un duo de compositeurs prestigieux, sans doute par souci de « coller » la double personnalité de Bruce Wayne. Le magnat de la musique de film Hans Zimmer, leader de Remote Control réputé pour son style tonitruant, et le mélodiste raffiné James Newton Howard, encensé pour ces travaux chez M. Night Shyamalan, unissent leurs talents et concrétisent ainsi un projet de longue date. Batman Begins (2005) se trouve être « un bon terrain de jeu où mêler [leurs] inspirations » et bouleverser leurs méthodes de travail respectives tout en cherchant à élaborer une nouvelle mythologie musicale qui rendrait justice au croiseur masqué interprété par Christian Bale. Impliqués par Nolan dès le début du projet, les deux hommes reçoivent pour consigne stricte de s’inspirer de l’histoire pour imaginer leur partition – écrite généralement en fonction du rythme des images lors de la post-production. Celle-ci est « adaptée aux instruments électroniques mais jouée par un orchestre classique » tandis que l’enregistrement subit de nombreuses métamorphoses grâce à des ordinateurs sophistiqués qui offrent une variété de textures à ce score audacieux, ténébreux et torturé.

Chacun était le filet de sécurité de l’autre. Lorsque j’écrivais un truc complètement hors de propos pour le film, Hans était là, avec sa sensibilité, pour déceler le désastre en devenir. Et je pense aussi lui avoir épargner des écueils moi. Batman Begins était le projet parfait pour éprouver cette méthode, parce que c’est un film qui peut accueillir un large éventail de genres musicaux. Nous y avions assez d’espace pour, à la fois rester nous-mêmes et bâtir un territoire commun où nos styles se mêlaient, pour ainsi éviter le syndrome du patchwork à morceaux hétéroclites.

James Newton Howard

Par le biais de l’expérimentation, le tandem aspire à proposer une relecture innovante grâce à une approche plus contemporaine, éloignée de tout avant-gardisme – on pense bien sûr aux portes étendards de l’industrie super-héroïque de l’époque, à savoir John Williams (Superman) et Danny Elfman (Batman, Spider-Man). Selon eux, une symphonie traditionnelle ne peut en aucun cas refléter la « complexité » ni « l’obscurité » du milliardaire orphelin entamant sa croisade contre le crime. L’amplitude mélodique se voit ainsi réduite au profit de motifs plus minimalistes : d’ailleurs, Zimmer résume l’univers de Batman en deux notes jouées au cor d’harmonie, qu’il orne de quelques percussions épiques (« Barbastella ») ou d’un sample – désormais culte – conçu par son designer sonore Mel Wesson, rappelant le claquement du vent sur la cape du Chevalier Noir (« Vespertilio »). Un morceau volontairement « inachevé » pour signifier que « Bruce Wayne est resté bloqué sur le meurtre de ses parents ». Mais d’autres passages cristallisent aussi ce traumatisme enraciné dans l’enfance, à l’image du chant élégiaque d’un jeune choriste (« Barbastella »), ou du mélancolisme des cordes et du piano ; cher à Howard, qui achèvent de sonder sa psychologie tourmentée (« Eptesicus », « Your Father’s Name », « Rachel in the Batcave », le transcendant « Bruce Left For Dead » dans l’expanded score). Pour illustrer l’héritage de la famille Wayne et son amour impossible avec Rachel (Katie Holmes), James Newton Howard s’octroiera le luxe d’une mélodie en revisitant avec talent le « Sarabande » de Claude Debussy (1903) (« Macrotus », « Corynorhinus ») dont il a toujours avoué être un fervent admirateur. Inspiration inconsciente ou hommage volontaire, les timbres romantiques de son orchestre insuffle davantage d’humanité au Bruce Wayne de Christian Bale. Il faudra alors attendre que le mythe de Batman prenne de l’ampleur pour que la partition déploie son plein potentiel. Et si le gardien de Gotham ne peut compter que sur Alfred, Gordon et Fox, Zimmer et Howard sont quant à eux entourés d’une armée de collaborateurs dont Ramin Djawadi, Lorne Balfe, Gavin Greenaway et même Steven Price, qui réalise ici le montage musique.

Une fois son entraînement par Ra’s al Ghul achevé (Liam Neeson), au détour de morceaux initiatiques (« Eptesicus », « Lasiurus »), Bruce regagne Gotham City pour y mener sa croisade, se munit d’une panoplie sonore hors du commun, sème la terreur par quelques dissonances jump scares (« Artibeus ») et répand sa fureur nocturne par la voie d’un orchestre hybride aussi déchaîné qu’une nuée de chauve-souris enragées. Dans un élan d’héroïsme, des cuivres vindicatifs s’élancent, virevoltent et s’entrechoquent. Zimmer et Howard multiplie les motifs héroïques : les marches de sa croisade dans « Back Up » ou « Finder’s Keepers », la grandiloquence de la course-poursuite en Batmobile dans le cinglant « Molossus », très agressif, presque bestial ; ou encore les percussions martiales de « Train Fight »). Il est clair que la victoire du Chevalier Noir est aussi retentissante que son illustration sonore !  On regrettera cependant que la bande-originale, dans sa version regular (comprendre légale et accessible), se limite seulement à douze titres qui, pour la petite anecdote, sont regroupés sous des noms d’espèces de chiroptères et dont les premières lettres des morceaux 4 à 9 forment le mot BATMAN (il faut croire que Michael Giacchino n’est pas le seul à s’amuser avec ça !). L’absence de passages clés rend indispensable une prolongation d’écoute grâce à l’expanded disponible sur YouTube (La-La Land Records, si tu entends nos prières…), ne serait-ce que pour s’amuser à discerner les styles respectifs des auteurs sur chaque morceau. En 2006, Christopher Nolan réalise Le Prestige et en profite pour renouer avec David Julyan…une dernière fois. Hans Zimmer et James Newton Howard semblent avoir révolutionné son oreille musicale à tout jamais !

C’était comme l’illustration parfaite de leur collaboration. Ils ont vraiment découvert le style de musique adéquat ensemble, bien que leurs styles personnels soient extrêmement différents. James est un technicien, un perfectionniste, alors que Hans me paraît plus du genre à ruer dans les brancards, à expérimenter sans demi-mesure. L’association de ces deux talents si distincts de nature a apporté quelque chose de neuf à notre entreprise et collait parfaitement au concept de dualité qui va de pair avec Bruce/Batman

Christopher Nolan

THE DARK KNIGHT: UN MAYHEM ELECTRONIQUE

Si l’on en croit Nolan, l’une des raisons l’ayant inspiré à étirer la narration de sa version de l’homme chauve-souris serait l’approfondissement de son univers musical. Ainsi, Hans Zimmer et James Newton Howard reprennent du service sur The Dark Knight : Le Chevalier Noir (2008), mais élaborent leurs partitions selon un processus créatif légèrement différent. L’introduction du Joker (éternel Heath Ledger) et de Harvey Dent/Double Face (Aaron Eckhart) entraîne une segmentation plus marquée de leurs travaux crayonnés au fil de la lecture du scénario. Nolan se veut clair : deux personnages antithétiques pour deux compositeurs. Zimmer hérite de la némésis de Batman ; symbole du nihilisme et de l’anarchie, sans toutefois pouvoir s’imprégner de la performance déconcertante livrée par l’acteur phare du Secret de Brokeback Mountain (A. Lee, 2005). Et pendant que ce dernier s’isole dans un hôtel pour y travailler la gestuelle et cerner la philosophie du prince du crime, le musicien allemand aspire à définir le son de l’anarchisme au sein de son studio à Santa Monica. Il aboutit ainsi à une suite particulièrement entêtante destinée à « vous faire exploser le crâne », dont l’enregistrement fut confié au cinéaste, alors prêt à embarquer pour le tournage d’une bat-séquence au cœur de Hong-Kong. De longues heures de vols mouvementées par une infinité d’expérimentations oppressantes, angoissantes, et dérangeantes, qui s’articulent (là-encore) autour de deux notes : le violoncelle chaotique de Martin Tillman est loin de provoquer l’hilarité chez Christopher Nolan. Ce véritable mayhem électronique saisissant est d’ailleurs présenté dans sa quasi-intégralité dès les 9 premières minutes constituant le prologue du long-métrage (« Why So Serious ? »). Mais qu’entend-t ’on réellement ? « Des lames de rasoir crissant sur du métal rouillé » et autres samples dissonants (« Why So Serious ? »), quelques vieux synthétiseurs poussiéreux, des riffs de guitares électriques (« Aggressive Expansion ») sans oublier cet arsenal de percussions agressives (« Always A Catch », « You’re Gonna Love Me », « We Are A Tonight Entertainment »). Le score se peaufine, subit quelques arrangements par Henry Jackman et s’ajuste au montage jusqu’à ce que le décès prématuré de Heath Ledger vienne bouleverser les certitudes liées à l’approche musicale de son personnage. Une remise en question s’impose ! Mais s’il y a bien un écueil à éviter, c’est que ce nouveau thème éventuel s’enlise dans la commémoration au risque de devenir trop émotionnel. Le trio l’a bien compris : il décide ainsi de conserver l’idée originelle qui n’oublie pas de célébrer sa performance dantesque récompensée d’un Oscar à titre posthume.

Hans Zimmer et James Newton Howard à l’avant-première mondiale de The Dark Knight (Source Photo: Pinterest)

Avec l’élégance qu’on lui connaît, Howard contrebalance le caractère punk et freaky du Joker par un hymne patriotique dédié au Chevalier Blanc de Gotham ; le procureur Harvey Dent – qui était étrangement présent dans Batman Begins (la fin de « Finder’s Keepers » ou de « Myotis »). Cherchait-il à évoquer la dichotomie entre le Chevalier Blanc et le Chevalier Noir, à rappeler qu’ils partagent le même combat ou que Dent incarne un symbole aussi puissant que Batman ? Quoiqu’il en soit, on écarte la théorie du recyclage… Piano, violons et cors d’harmonie empreints d’espoir se coalisent contre les ré-do stridents qui gangrènent le score (« Harvey Two-Face », « Blood On My Hands »). Tels les deux côtés d’une même pièce, la dualité du personnage de Dent, hanté par la mort tragique de Rachel (Maggie Gyllenhaal), est représentée par des harmonies plus sombres : les cordes tourmentées de « Watch the World Burn ») et autres cacophonies synthétiques (« A Little Push ») évoquent ainsi la corruption du procureur. Du côté zimmerien, on ne peut s’empêcher de relever des ressemblances avec la musique de Francis Lai pour le biopic Edith et Marcel (C. Lelouch, 1983) et de l’autre, on observe de nouvelles variations du « Sarabande » de Claude Debussy. Enfin, le duo gagnant réitère les thématiques développées précédemment dans un souci de continuité, tout en proposant une nouvelle pièce maîtresse hybride mémorable – synthèse parfaite de leurs styles respectifs – esquissée pour Batman Begins mais non retenue au montage final (« Like A Dog Chasing Cars », « A Watchful Guardian », « A Dark Knight »). Ce crescendo épique, porteur d’espoir et d’héroïsme, demeure encore aujourd’hui comme le symbole musical de cette trilogie. Leur bande-originale se voit récompensée d’un Grammy Award en 2008 puis d’un Saturn Award en 2009 mais reste boudée des Oscars en raison d’un trop grand nombre de participants non crédités de manière officielle.

THE DARK KNIGHT RISES: LE CHANT TRIBAL DES INTERNAUTES

Préférant Hunger Games (G. Ross, 2012) et Blanche-Neige (R. Sanders, 2012) à un nouveau chapitre de Batman, James Newton Howard laisse finalement Hans Zimmer faire cavalier seul sur The Dark Knight Rises et boucler ainsi une décennie de travail acharné à redorer l’aura du caped crusader. « Il y a trois films. Mais pour Chris et moi, c’est douze années de notre vie » ne manquera pas de rappeler ce dernier. Les idées fusent au sein de sa « Batcave » de Santa Monica où il exprime très tôt une volonté de créer un score plus « massif », « iconique » et « militaire » que les précédents ; tel un témoin du dénouement spectaculaire annoncé. Le background mystérieux et les motivations séditieuses du mercenaire charismatique Bane (impeccable Tom Hardy), vestige humain de La Ligue des Ombres venu terroriser Gotham, font émerger un premier concept. Zimmer imagine inclure dans son thème un chant rythmique aux accents tribaux, tel un mystérieux mantra « entonné par des milliers de gens », qui suggère une culture éloignée de toute civilisation. Au cours de ses investigations, il parvient à dénicher un dialecte marocain archaïque – prononcé phonétiquement « dé shé bah sah rah » et signifiant « rises » (comprendre « il se lève ») – qu’une poignée de choristes s’approprie dans les premières démos réalisées. Perfectionniste, l’autodidacte ne cache pas son insatisfaction et persiste à pourchasser ces « milliers de voix » nécessaires à la concrétisation de son idée…pour le moins révolutionnaire ! C’est alors qu’il décide de se tourner vers le fandom de Batman, où chaque membre de cette vaste communauté se voit offrir la possibilité de participer à la conception musicale du film en enregistrant leurs voix, ou même leurs cris, sur une page du site internet Ujam spécialement dédiée à son projet très participatif. Les fans hardcores fondent…et les serveurs aussi ; seulement quelques secondes après la première annonce postée! « Une première mondiale ». Zimmer se félicite d’avoir « pu unir ces voix venues des quatre coins du globe » (tendez l’oreille, on y entend celle de l’auteur de cet article).

A la fin de l’opération, le verdict tombe. Techniciens et ingénieurs déclarent avoir glané et archivé 180 000 chants d’internautes fanatiques ; tous classés puis superposés afin de conférer à ce chant un caractère purement viscéral, d’autant plus renforcé par la bestialité du jeu de l’orchestre – ici transformé en une « sorte d’ensemble tribal ». Et pendant les musiciens violentent littéralement leurs instruments, un essaim de violons grinçants ; tantôt inspiré par Verdi, tantôt par Goldfrapp (« The Fire Rises »), se greffe à des cuivres impétueux sur un fond de synthétiseurs assourdissants (« Gotham’s Reckoning ») venus propager la terreur dans les rues de Gotham City. Pendant ce temps, le croiseur masqué reprend peu à peu du service. Ecroué, brisé, dépossédé, Bruce Wayne (Christian Bale) sombre dans le désespoir au rythme de sonorités accablantes, parfois fantomatiques, par lesquelles Zimmer continue d’explorer son psyché (« On Thin Ice », « Born in Darkness »). Plus tard, le crescendo épique « Why Do We Fall ? » viendra magnifier la renaissance métaphorique du Chevalier Noir qui trouvera la force de vaincre Bane, au cours d’un véritable embrasement orchestral dominé par un rappel du thème triomphant de Batman Begins (« Imagine The Fire »). Toute cette violence observable à l’écran finit malheureusement par rattraper la dure réalité. Lors de l’avant-première de The Dark Knight Rises dans la ville d’Aurora aux Etats-Unis, une fusillade fait rage, causant la mort de plusieurs américains impatients de découvrir la suite du prestigieux The Dark Knight. En hommage aux victimes, le compositeur, particulièrement dévasté, leur consacre une pièce commémorative intitulée « Aurora » – une reprise du titre « Rise » de la soundtrack – mis en vente sur internet dans le but de reverser les fonds aux familles des défunts. Il est maintenant l’heure pour Christopher Nolan de tourner la page des productions super-héroïques. Cela ne l’empêchera pas d’officier en qualité de producteur sur Man of Steel (Z. Snyder, 2013) en hissant par la même occasion son dévoué Hans Zimmer aux manettes auditives de ce reboot explosif du mal-aimé Superman. Soyons honnêtes, lui aussi avait besoin d’un bon dépoussiérage…

J’explore les différents niveaux de l’écriture de Chris : ses scénarii ne manquent pas de profondeur et regorgent de questions philosophiques. Ce sont aussi des épopées pleines d’émotions et d’entrain. Ce dernier film fut pour moi un cadeau : le terrain de jeu idéal pour expérimenter des idées que je gardais en moi… depuis l’enfance, à dire vrai !

Hans Zimmer

(Photo de couverture: IGN)

David-Emmanuel – Le BOvore