Pour clôturer cette année 2016, voici ma dernière sélection de romans : des textes forts et graves, parfois dérangeants, mais de mon point de vue, nécessaires… Et formidablement servis par une écriture de haut vol…
C’est à la terrasse d’un café parisien que Charlotte retrouve ses amies d’enfance, pour partager avec elles son bonheur : son petit ventre rond annonce la venue prochaine de son premier enfant ! Karim, le futur papa, doit les rejoindre plus tard car il a rendez-vous avec l’imam pour régler l’épineux problème du baptême de leur futur bébé : s’il est musulman, mais non pratiquant, Charlotte vient d’une famille catholique d’origine arménienne et tous deux souhaiteraient que l’enfant soit béni par les deux religieux… Lorsqu’il arrive enfin aux abords du bar où il doit retrouver Charlotte, c’est l’enfer qui s’abat sur ses épaules… Partout des flics, des ambulances, la sidération… La terrasse où Charlotte riait heureuse quelques instants auparavant est dévastée et les corps jonchent le sol : deux « fous de dieu » ont fait irruption et ont tiré à l’aveugle sur toutes les personnes présentes… Dont Charlotte qui est du nombre des victimes… Karim, fou de désespoir, a tout perdu… l’amour de sa vie et son bébé dont il découvrira cruellement le lendemain que c’était une petite fille, en recevant l’échographie passée quelques jours auparavant…Quand il découvre l’identité des tueurs, il est sidéré d’apprendre qu’il est allé à l’école avec l’un des deux et décide d’aller rencontrer la mère du meurtrier. La souffrance de cette femme n’apaise pas celle de Karim comme il l’espérait. Il décide d’attaquer le mal à la racine et de se venger de ceux qui organisent le mal absolu. Pour cela, il doit se rendre à Alep et se faire passer pour une nouvelle recrue de Daech… Manoukian nous dévoile dans ce dernier roman criant de vérité et hélas, terriblement d’actualité, les mécanismes bien huilés qui amènent de jeunes paumés jusqu’à l’embrigadement au sein de Daech… Et c’est d’autant plus effrayant que ces bourreaux sont eux-mêmes des victimes… Le personnage de Karim s’il n’est pas dans la haine aveugle, n’est pas dans le pardon… Il veut juste comprendre et agir pour que cette horreur prenne fin. Son cheminement nous aide à analyser clairement une situation complexe et terrible… Pascal Manoukian est un auteur rare … Il m’avait déjà remué les tripes avec son précédent roman « Les échoués » et j’attendais beaucoup de celui-ci qui m’a… foudroyée… Glaçant, bouleversant, « Ce que tient ta main droite t’appartient » est un texte qu’on lit en apnée et qui laisse des traces indélébiles, bien après l’avoir refermé… Autant pour la qualité de son écriture que pour son engagement profondément humain, ne passez pas à côté de cet auteur brillant et… nécessaire… Soufflée…
Ce que tient ta main droite t’appartient de Pascal Manoukian, Don Quichotte, 2017 / 18,90€
Dan, jeune femme sauvage à l’esprit aussi perturbé que torturé, vivote d’une maigre pension et de ce qu’elle peut glaner dans les champs… Le reste du temps, elle le passe au chaud, chez Joe, au bar du « bout de la route » où elle sirote sans modération des cafés arrosés de Whisky… Élevée par son père, après le décès de sa mère dont les accès de folie la terrorisaient, Dan a vécu son enfance dans la ferme familiale, entourée d’hommes rudes mais bienveillants et de la présence rassurante des chevaux dont elle s’est toujours sentie proche… Le jour où le voisin, un individu dont tout le monde se méfiait, profitera de son innocence, il fera basculer le fragile équilibre de Dan… Les jours où le ciel est trop bleu au-dessus des plaines du Colorado, Dan sent l’angoisse monter en elle et les « araignées » l’assaillir… Dans ces moments-là, une seule chose la soulage : prendre le bus « Transcolorado » et laisser la route dérouler son ruban pour la délivrer de ses mauvais souvenirs et de cette panique qui l’étouffe… Jusqu’au jour où elle croisera le chemin de Tommy, « l’apache » qui saura l’amadouer et la rassurer… Catherine Gucher signe avec « Transcolorado » un texte fort et tourmenté, comme les tornades qui sévissent dans les grands espaces américains : on est tout de suite happé par ses personnages et par le climat rude qui les entoure, loin de toute mièvrerie ou caricature… Ce roman sonne juste et clair et a le souffle d’un « nature writing » de grande qualité : tant sur la peinture des âmes et des hommes que sur la beauté sauvage de la nature, Catherine Gucher, avec son écriture élégante et sobre, nous offre tous les attraits de la « bonne » littérature américaine… Ne cherchez pas le traducteur …Catherine est française ! Un premier roman magistral dont je ne peux que vous conseiller la lecture !
Transcolorado de Catherine Gucher, Gaïa, 2016 / 17€
Ce soir là, c’est la première de « Così van tutte » à l’opéra Garnier, dirigée par le renommé maestro Louis Crahon. La salle est comble, le concert retransmis en direct sur une chaîne de la télévision. Lorsque le chef arrive, il salue la salle traditionnellement, puis, devant le public sidéré, fait le salut nazi et crie « Heil Hitler ». Consternation… Dans la fosse, les musiciens sont pétrifiés, jusqu’à ce qu’un altiste, Sébastien Armant, se lève, violon sous le bras, et tourne délibérément le dos à Crahon… Après un moment de flottement, les autres musiciens en font tout autant … Sébastien, jusqu’alors musicien anonyme, se retrouve sous les feux des projecteurs : tous veulent le faire s’exprimer sur ce qu’il a ressenti, et son acte est assimilé à de l’héroïsme. Radio, télés, interviews, rendez-vous dans les ministères, la vie de Sébastien devient un tourbillon dont il ne maîtrise plus grand-chose…Surtout, il n’arrive pas à mettre un mot sur son ressenti au moment de l’acte ignominieux de Crahon, si ce n’est de l’effroi, difficile à exprimer avec des mots… Médias et politiques vont user de lui comme d’une marionnette pendant plusieurs jours. Le chef ayant été remplacé au pied levé, les concerts continuent et chaque soir, Sébastien est acclamé par le public et de plus en plus jalousé par ses collègues … jusqu’au moment où il reçoit crescendo des menaces d’un obscur groupe néo nazi : par courrier tout d’abord, puis, Tags sur les murs de son immeuble et pour finir par des huées au sein même d’une représentation à l’opéra. D’abord protégé par la police, au fil des jours, tout le monde se débarrasse du « cas » Sébastien Armant qui est même prié par sa hiérarchie de prendre un congé diplomatique : l’émotion médiatique est retombée et tous sont passés à autre chose…Afin que Sébastien reprenne pied dans sa réalité, il n’a pas d’autre choix que rencontrer Crahon pour comprendre la genèse de cet évènement qui a bouleversé sa paisible existence …François Garde nous dépeint dans ce roman un tableau peu reluisant des milieux politiques et médiatiques et met en lumière le côté éphémère et superficiel de toute « gloire » médiatisée qui mènent au désarroi ceux qui y sont exposés. Un roman profond et grave qui suscite bien des interrogations sur notre monde actuel et sur le pouvoir. Passionnant.
L’effroi de François Garde, Gallimard, 2016 / 20€
La toute fraîche couronnée du Goncourt 2016 a écrit les six textes de ce recueil entre 2014 et 2016 pour la revue « Le 1 », un hebdomadaire qui traite d’un seul thème par numéro, disséqué par des auteurs ou des scientifiques. Sur le thème de l’Islam, Leïla Slimani nous fait part de ses interrogations et de son ressenti, notamment après les terribles attentats de Charlie Hebdo, puis de novembre 2015… Femme de convictions, éprise de liberté, Leïla, comme nous tous, a été choquée par ces évènements qui ont suscité sa colère et son indignation (« Une armée de plumes », « intégristes, je vous hais »)…Elle nous parle aussi d’un temps où les musulmans vivaient dans la crainte de Dieu et dans le respect des hommes, en harmonie avec les autres religions, avant que les mouvements extrémistes piétinent et foulent aux pieds le Coran qu’ils interprètent à leur façon, malmenant dangereusement l’équilibre d’un Islam pacifiste… (« En attendant le Messie », « française, enfant d’étranger », « le diable est dans les détails »). Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Leïla Slimani sur sa position lorsqu’elle aborde le pouvoir de l’écriture comme rempart contre la barbarie, de sa nécessité comme principe fondamental de l’éducation. Lire amène à la réflexion et à la tolérance (le dessin, aussi…) et c’est bien ce que condamnent les extrémistes en tentant, par la terreur, de nous condamner à vivre comme des cloportes apeurés… Ne pas céder, continuer à s’exprimer, malgré les menaces…Des textes touchants de sincérité et d’intelligence à méditer…
Le diable est dans les détails de Leïla Slimani, L’Aube, 2016 / 9,90€
Christine Le Garrec