Histoire(s) de lire… N°30

Une sélection comme autant de fenêtres ouvertes sur le monde, des moments de grâce comme des baumes en forme d’espoir pour apaiser sa brutalité ou mieux la comprendre : voici ce que cette histoire(s) de lire vous propose à travers des romans où l’Histoire d’hier ou d’aujourd’hui se déploie avec gravité, poésie ou humour. Des bords du Tigre, entre Turquie et Syrie, Fawaz Hussain nous dévoile l’âme kurde… C’est ensuite au tour d’Irina Teodorescu de nous embarquer dans les Balkans au coeur d’une « Nouvelle Société » aux allures de dictature… Michel Bernard nous retrace le fabuleux et tragique destin de Jeanne d’Arc… Quant à Jean Teulé, il nous propose une fois de plus un fait divers de derrière les fagots que lui seul sait dénicher !  Pour finir, un polar social et haletant sur les émeutes de Los Angelès de 1992, signé Ryan Gattis, en lice pour le Prix Polar SNCF 2018 ! Dernière minute ! Je viens à  l’instant d’être informée de l’existence d’une pétition lancée par les éditions Actes Sud et l’association les Nouveaux dissidents au sujet de la condamnation à la prison à perpétuité du journaliste-auteur turc Ahmet Altan. Je vous invite à  en prendre connaissance en fin d’article…

 

 

 

Après toute une vie à Paris, loin d’Amoudé, son petit village du Kurdistan syrien, Farzand, aujourd’hui n’aspire qu’à une seule chose : retourner dans le pays qui l’a vu naître. Rien ne le retient plus en France : après le deuil de son fils, c’est à celui de son épouse bien aimée qu’il doit encore faire face… Farzand sait qu’il a peu de chance de retourner en Syrie, désormais en proie au feu et aux flammes. Il décide donc de se rendre à Diyarbakir en Turquie, la ville frontalière toute proche, pour ne serait-ce qu’apercevoir le village de son enfance… Ce retour aux sources, douloureux à plus d’un titre, lui offrira des rencontres lumineuses, comme des jalons bienveillants dans ce monde en perdition : la jeune Stèr, sa bonne étoile, rêvée ou réelle, l’emmènera sur les traces d’un jeune garçon, Mirza, avec qui il nouera une amitié aux allures de filiation… Fawaz Hussain, avec son rêveur nostalgique et écorché vif, signe avec ce roman lumineux un hommage émouvant au peuple Kurde et à la Syrie martyre dans une langue aussi poétique qu’empreinte de magie et de mystère… Le voyage physique et spirituel de Farzand vers ses racines, sa recherche du temps perdu, met en lumière toute la substance de l’âme d’un peuple en souffrance, dans la soumission et la peur. Ce conte initiatique où tragédie et colère côtoient nostalgie et espoir dans un équilibre délicat et parfait, est une perle à découvrir impérativement, autant pour la pureté de son style que pour la profondeur de son humanité. Bouleversant…

Le rêveur des bords du Tigre de Fawaz Hussain, Les Escales, 2017 /16,90€

 

 

 

Né sous les dernières bombes d’une guerre, Bo a grandi entre sa mère, soprano égocentrique, et son père, chef d’entreprise d’une société de réparation. De ses deux parents, il a pris un goût certain pour la musique et pour le bricolage qu’il pratique comme un poète mâtiné de Géo Trouvetout, à tel point que cet inventeur de génie deviendra un brillant ingénieur. Si le pays n’est plus à feu et à sang, il est désormais sous le joug de « La nouvelle société » et le peuple, sous haute surveillance, subit ce régime intrusif et totalitaire. Sous cette liberté sous contrôle, les relations humaines se vivent dans une méfiance partagée : Bo en fera les frais avec son premier amour, Irenn, une femme aussi insaisissable que mystérieuse vraisemblablement mandatée par le régime pour espionner ses inventions… Il rencontrera ensuite Di, qu’il épousera. La naissance de leur petit garçon les comblera de bonheur jusqu’au terrible moment où ils apprendront que celui-ci est gravement malade… Si Bo et Di veulent avoir une chance de le guérir, la seule solution qui s’offre à eux est de l’emmener à l’étranger pour le faire opérer. Mais on ne quitte pas le territoire selon son bon vouloir, surtout lorsqu’on est un ingénieur détenteur de secrets d’état, et Bo devra accepter les conditions des autorités s’il veut conserver une petite chance de sauver son fils… On retrouve avec le même plaisir l’écriture d’Irina Teodorescu après « La malédiction du bandit moustachu » et « Les étrangères » qui ont révélé le talent de cette fée malicieuse à l’irrésistible grain de folie qui a le don de gommer la laideur du monde d’un trait de plume aussi subtil que singulier ! Avec ce dernier opus, en équilibriste légère et lumineuse, Irina frôle le désespoir avec un sens de la transgression teinté de poésie qui adoucit la gravité de son sujet… Ses écrits comptent nous rendre heureux longtemps… Ne doutons pas qu’ils y parviennent !

Celui qui comptait être heureux longtemps d’Irina Teodorescu, Gaïa, 2018 /19€

 

 

En dehors d’une pluie de sauterelles, rien n’aura été épargné aux strasbourgeois en cette année 1518 : inondations et crue du Rhin, ponts coupés rendant impossible tout commerce, suivis d’un mois de juillet caniculaire qui vient mettre le point final à tout espoir de récoltes en cette funeste période de misère… Rajoutez à cela des épidémies de lèpre, de peste et de choléra et vous aurez une idée de l’état moral de la population, persuadée en plus de l’imminence d’une invasion turque ! La famine règne et certains se voient contraints, la mort dans l’âme, de noyer leurs enfants pour s’éviter la souffrance de les voir mourir de faim… C’est le cas d’Enneline, la femme d’un artisan graveur, qui vient de balancer son premier né du haut d’un pont. Sous le choc, la jeune femme commence alors une danse étrange et incontrôlable au milieu de la rue, bientôt suivie par la femme du tonnelier et de son mari qui, quant à eux, viennent de terminer de manger le cadavre de leur petite fille… Peu à peu, toute la ville est prise de frénésie gesticulatoire, au grand désarroi des autorités qui ne savent comment endiguer cette hystérie collective d’autant plus que le phénomène prend chaque jour de l’ampleur et que les morts commencent à s’accumuler… Énorme, non ? Et pourtant, tout est vrai et ces faits se sont véritablement déroulés sans que personne ne comprenne l’origine de cette « manie dansante » qui a perduré pendant deux longs mois ! Un sujet qui ne pouvait qu’appâter Jean Teulé qui s’est scrupuleusement documenté avant de nous offrir sa vision personnelle de ce fait divers étrange qu’il a bien sûr agrémentée de son célèbre et talentueux humour noir et de son écriture où le vocabulaire d’hier et d’aujourd’hui se côtoient sans complexe ! S’il n’édulcore en rien la déchéance et la décomposition des corps et des âmes (certains passages sont à éviter de lire devant un bon cassoulet sous peine de rejet immédiat !), il nous apporte une fois de plus sur un plateau une galerie de personnages grotesques et truculents dont lui seul a le secret : le maire ventripotent et buveur de bière, en fin de mandat, qui s’arrache le peu de cheveux qui lui restent sous le chapeau, l’évêque cupide et malveillant ou les médecins option Diafoirus nous embarquent dans ce bal macabre où le rire côtoie la chair de poule. Il fallait tout le talent de l’auteur de « Charly 9 » et du « Montespan » pour nous plonger en totale immersion dans cette folie moyenâgeuse ! Du pur Teulé comme on l’aime depuis maintenant longtemps, qui a le chic et choc pour nous rendre hilares devant la monstruosité de la vie !

Entrez dans la danse de Jean Teulé, Julliard, 2018 /19€

 

 

Avec « Le bon cœur », Michel Bernard signe  une biographie romancée de Jeanne d’Arc qui se lit comme un bon roman d’aventures. Il nous décrit bien sûr les faits historiques dans les moindres détails, mais s’attache surtout à nous dépeindre un portrait intimiste de cette jeune fille au destin aussi incroyable que tragique : « sa » Jeanne, loin de l’image de vierge effarouchée et totalement illuminée, devient sous sa plume une jeune fille déterminée qui n’a pas froid aux yeux et qui dégage physiquement une force d’âme qui a bluffé tous ceux qui l’ont approchée, y compris les puissants ! De sa requête auprès du sire de Baudricourt pour lever une armée afin de rétablir le roi sur son trône en boutant « l’anglois » hors de France, on chevauche auprès de Jeanne dans les paysages d’une France qui reprend espoir par la foi de ce bout de femme qui pouvait déplacer des montagnes… On admire son empathie envers les hommes (y compris ses ennemis) et le respect qu’elle leur inspire, sa bravoure lors de son procès où elle est restée digne, malgré sa terreur, jusqu’aux flammes du bûcher… Michel Bernard, en conteur d’exception, nous téléporte dans le temps dans une magistrale leçon d’Histoire, de son écriture fluide, poétique et néanmoins d’une belle précision. L’image de la pucelle, sainte et martyre récupérée par l’extrême-droite, s’efface pour devenir un symbole de résistance : celui d’une jeune fille au regard vif et au visage ouvert qui a donné une incroyable leçon de courage aux hommes dans un monde où ils étaient les maîtres… Magistral.

Le bon cœur de Michel Bernard, La Table Ronde, 2018 /20€

 

 

Passionné(e)s de polars, voici la sélection des romans en compétition pour le Prix Polar SNCF 2018 ! Je vous présente aujourd’hui « Six jours » de Ryan Gattis, en rude concurrence avec « Le moineau rouge » de Jason Matthews, « Il reste la poussière » de Sandrine Collette, « Toutes les vagues de l’océan » de Victor Del Arbol et « Un fond de vérité » de Zygmunt Miloszewski !  Vous avez jusqu’au 31 mai prochain pour défendre le livre de votre choix ! Pour tout renseignement, allez sur le site « SNCF e-LIVRE« 

 

En 1992, après que les flics responsables d’un lynchage sur un jeune noir furent acquittés et sortirent libres de toute sanction du tribunal, une vague d’émeutes s’abattit sur la ville de Los Angelès, en réaction à cette impunité inacceptable et à cette injustice flagrante. De nombreux quartiers se soulevèrent, entraînant pillages, incendies, vandalisme et règlements de compte dans une anarchie totale, les autorités étant complètement dépassées par l’ampleur des événements. Bilan de ces six jours de violence : cinquante-trois morts, deux-mille trois cents blessés et un milliard de dollars de dégâts à déplorer… Voilà pour la réalité, qui a inspiré Ryan Gattis pour l’écriture de ce roman qui oscille entre documentaire et fiction. Le pitch ? Un jeune homme, Ernesto est retrouvé mort assassiné dans le quartier hispanique de Lynwood. S’il ne fait partie d’aucun gang, ce n’est pas le cas du reste de sa famille… Ray, son jeune frère a commis un meurtre contre un membre d’un gang adverse qui, selon la loi du talion, s’est vraisemblablement vengé sur Ernesto en représailles aussi sanglantes qu’injustes… Leur sœur, Payasa, décide de prendre les choses en mains afin de laver dans le sang la mort de son frère… Sous la forme d’un roman choral, Ryan Gattis met en scène dix-sept personnages, comme autant de destins qui s’imbriquent les uns dans les autres, victimes ou acteurs de cette guerre des gangs d’une rare violence rendue possible par le désordre total qui règne dans la ville… Western urbain entre « Mad Max » et « West Side Story » (plus soft !), « Six jours » nous plonge dans la face cachée de l’Amérique, celle des défavorisés qui fonctionnent sans foi ni loi, abandonnés de tous, bien loin du rêve américain… Violent et hyper réaliste, ce roman a croulé sous les éloges (méritées) à sa sortie en 2015 : sa réédition en poche est une belle occasion de le découvrir pour ceux qui seraient tout comme moi, passés à côté…

Six jours de Ryan Gattis (traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard), Le Livre de Poche, 2017 /8,60€

 

 

 

Accusé d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016, alors qu’il ne fait que dénoncer, depuis plusieurs décennies, toutes les atteintes du pouvoir à la démocratie, Ahmet Altan était incarcéré depuis septembre 2016 à la prison de Silivri (à 70 kms d’Istanbul). Vendredi 16 février 2018, il a été reconnu coupable ainsi que cinq autres personnes dont son frère, le journaliste Mehmet Altan, d’avoir tenté de « renverser l’ordre prévu par la Constitution de la République de Turquie ou de le remplacer par un autre ordre ou d’avoir entravé son fonctionnement pratique au moyen de la force et de la violence ». Il est condamné à la réclusion à perpétuité.

« Après le coup d’état manqué de juillet 2016, nous sommes les deux premiers écrivains à avoir été arrêtés sur des chefs d’accusation kafkaïens. La prison à vie a été requise contre nous et nous avons cru d’abord que c’était une blague. Nous avons cru qu’ils nous libéreraient après avoir eu la satisfaction de nous avoir maltraités. Ils m’ont relâchée, mais lui, ils l’ont condamné à perpétuité. Sans preuve, sans faits avérés, c’est purement atroce ! J’appelle tous les écrivains, les éditeurs, les journalistes à être solidaires d’Ahmet Altan et de tous les écrivains, journalistes, jetés en prison ou persécutés. » asli erdogan, le 19 février 2018

Ahmet Altan, né en 1950, est un des journalistes les plus renommés de Turquie, son œuvre de romancier a par ailleurs connu un grand succès, traduite en de nombreuses langues (anglais, allemand, italien, grec…). Deux de ses romans sont parus en français, chez Actes Sud : Comme une blessure de sabre (2000) et L’Amour au temps des révoltes (2008). En 1974, dans le contexte de « L’Opération de maintien de la paix » (invasion de la partie nord de Chypre par les forces militaires turques), Ahmet Altan s’engage dans le journalisme : très vite, il commence à être connu pour ses articles en faveur de la démocratie. Il publie en 1982 son premier roman (vendu à 20 000 exemplaires) puis devient, en 1985, rédacteur en chef du journal Günes. Il publie son deuxième roman qui est condamné pour atteinte aux bonnes mœurs et fait l’objet d’un autodafé. En 1990, devenu journaliste à la télévision, il condamne la guerre et les deux camps, en dénonçant les crimes du PKK et de l’armée turque. En 1995, il devient rédacteur en chef du journal Milliyet (l’un des plus importants du pays). Sous la pression de l’état-major, le journal le licencie. À la suite d’un article satirique, il est condamné à 20 mois de prison avec sursis. Il est accusé de soutenir la création d’un Kurdistan indépendant. En 1996, son quatrième roman est un vrai phénomène de librairie, il y aborde les assassinats sans suite judiciaire. En 1999, avec Orhan Pamuk et Yachar Kemal, il rédige une déclaration pour les droits de l’homme (et des droits culturels des Kurdes) et de la démocratie en Turquie, elle sera signée par Elie Wiesel, Günter Grass, Umberto Eco… En 2007 : Il crée le journal d’opposition Taraf, dont il est rédacteur en chef jusqu’à sa démission en 2012. En 2008 : Il publie un article, « Oh, Mon Frère » dédié aux victimes du Génocide arménien et se voit inculpé d’insulte à la Nation turque. En 2011, il reçoit le prix Hrant Dink de la Paix (Hrant Dink est un journaliste arménien assassiné en 2007).

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Christine Le Garrec