Arts et essais N°49

Un « Art et essais » dévoué à l’art : peinture avec le sublime Sorolla, superbes aquarelles de Fred Bernard réunies dans un carnet de voyage dont la destination est son jardin extraordinaire, finesse des estampes des grands maîtres japonais sur le thème des oiseaux… Place ensuite à la photographie et à la poésie en compagnie de François David qui nous offre « en miroir » une belle et profonde réflexion sur l’image, suivi d’un fantastique essai sur la représentation des femmes « lectrices » dans l’histoire de l’art. Jeu à l’honneur ensuite avec Jean-Patrick Manchette qui, à la fin des années 70, prêta sa plume de chroniqueur « ludique » dans les pages du magazine Métal Hurlant. On continue avec une passionnante petite histoire du cinéma dûment commentée et illustrée pour terminer avec deux essais dans l’air du temps pour envisager sereinement la société de demain, tant du point de vie écologique qu’économique ! Belles lectures à toutes et à tous !

Sorolla (1863 – 1923) est un peintre assez étonnamment méconnu des français. Son oeuvre, inspirée par les grands maîtres de sa génération, tels Degas et Monet, fut également fortement influencée par Velázquez, dont il revendiquait l’héritage. Peintre de la mer et de la famille, Sorolla nous a laissé une oeuvre foisonnante de paysages marins grandioses et éclaboussés de lumière et de reflets, d’enfants joueurs toujours en mouvement, de belles dames en crinoline arpentant des plages où s’activent pêcheurs et ouvriers, mais aussi des portraits plus « classiques » qui laissent apparaître l’influence de Velázquez. Une oeuvre d’une grande liberté et d’une belle modernité que vous allez découvrir au fil des pages de ce superbe catalogue de l’exposition éponyme qui se déroule actuellement (et jusqu’au 1er Novembre prochain) à l’Hôtel de Caumont d’Aix-en-Provence. Une exposition inédite qui met en lumière l’extraordinaire parcours et l’immense talent de ce peintre d’exception à travers tableaux grands formats, dessins et esquisses qui reflètent la grande diversité et l’originalité de son travail. Des oeuvres que vous pourrez contempler à loisir grâce à la richesse iconographique de ce très bel ouvrage qui vous en propose un très large panorama ! Un plaisir des yeux qui se complète par celui de la connaissance grâce à deux essais (signés de María López Fernández (commissaire de l’exposition) et de Mary Anne Stevens) qui analysent en profondeur le processus de création de Sorolla, la formation de son style et son évolution, dans une étude qui nous offre une approche exhaustive de sa démarche artistique. Photographies et correspondances de Sorolla complètent cet ouvrage qui rend un flamboyant et mérité hommage à cet artiste reconnu de son vivant par la scène artistique internationale. En ce qui me concerne, une fabuleuse découverte que je vous invite à partager !

Joaquín Sorolla : lumières espagnoles par María López Fernández, Hazan, 2020 / 29€

Il y a une vingtaine d’années, Fred Bernard a acheté une petite maison avec jardin dans la campagne bourguignonne de son enfance. Retour aux sources, et surtout à la nature que Fred va observer avec patience et passion à travers le microcosme de ce « jardin de curé défroqué tombé amoureux d’une vieille geisha » qu’il va rendre extraordinaire au fil des ans. Sous la friche initiale, il va exhumer une multitude d’espèces végétales qu’il va rendre à la lumière, puis plantera fleurs et arbustes qu’il aménagera en une petite jungle personnelle au charme fou… C’est ce foisonnement qu’il nous fait partager à travers ce « Carnet d’un voyageur immobile dans un petit jardin », sous la forme de petits croquis au trait précis habillés de somptueuses aquarelles lumineuses et colorées, amoureusement déclinées au fil des saisons. Un joyeux fouillis qui attire l’oeil mais aussi une kyrielle de petites bêtes qui vivent en harmonie dans cet écosystème miniature. Papillons, insectes, oiseaux, libellules, serpents, batraciens… Rien n’échappe à l’oeil averti de ce fin observateur qui nous offre un panorama esthétique et ludique de son petit paradis et de ses habitants, annoté de commentaires instructifs (conseils de jardinage, caractéristiques des plantes, mode de vie des petites bestioles…) mais aussi de ses états d’âme qu’il nous dévoile avec une bonne dose d’humour. Quelques citations de grands noms de la littérature (Colette, Ronsard, Shakespeare, Stevenson…) et quelques dessins et aquarelles de lieux emblématiques et de paysages bourguignons complètent cet ouvrage d’une beauté apaisante qui va combler autant les amateurs d’art que les passionnés de botanique et de naturalisme. Un enchantement !

Carnet d’un voyageur immobile dans un petit jardin par Fred Bernard, Albin Michel, 2020 / 25€

Après le superbe coffret « Les fleurs » (chronique ici !), Hazan continue d’explorer en beauté l’univers du Kacho-Ga (type d’estampes représentant fleurs et oiseaux) avec ce tout nouveau et tout aussi somptueux coffret, cette fois consacré aux oiseaux. Des oiseaux perchés sur des branches fleuries ou ailes déployées en plein vol, croqués par les plus grands et les plus prestigieux maîtres de l’estampe japonaise (Utagawa Hiroshige, Katsushira Hokusai, Ohara Koson, Imao Keinen, Kubota Shunman, Matsumura Keibun, Kono Bairei, Gyozan), que vous découvrirez au fil de ce superbe petit livre qui se déplie en accordéon. Un petit livret est également fourni dans lequel vous trouverez la description de chacune de ces estampes (une soixantaine), ainsi qu’une petite histoire de cet art subtil, fait de raffinement et de délicatesse, qui met en lumière la qualité d’observation de ces artistes qui détectent au plus près et retranscrivent au plus juste les beautés que nous offre la nature. Que ce soit par la finesse des détails ou par la délicatesse des coloris, chacune de ces oeuvres est un régal pour le regard et ne peut susciter qu’une profonde admiration… Splendide !

Les oiseaux par les grands maîtres de l’estampe japonaise par Anne Sefrioui, Hazan, 2020 / 22,95€

Le regard, ce miroir de l’âme. Celle que l’on dévoile par fulgurances et que l’on interroge en permanence depuis la nuit des temps… Que dit notre regard de ce que nous sommes réellement et comment celui-ci est-il perçu par celui qui le contemple vraiment ? Eternel mystère que celui de notre reflet et de la perception qu’il exerce sur l’autre et sur nous-mêmes… Ombres mouvantes, visage flouté qui s’intègre dans le décor, se fond et se perd pour réapparaître en filigrane au regard enfin exercé, prêt à voir en profondeur et non plus à regarder en surface : téléphone portable en main, François David s’est lui-même mis en scène, sans trucage ni selfie, au fil d’une quarantaine de clichés qui nous amènent de façon bien originale à une profonde réflexion sur l’image que l’on renvoie de soi et de la manière dont on l’assimile et l’accepte. Des photographies volées à l’intimité qui s’accompagnent des textes poétiques de François, inspirés par ces instantanés fugaces qui font remonter souvenirs enfouis ou questionnements qui en amènent à d’autres, comme un jeu de poupées russes. Avec ses troublants jeux de miroirs, un brin surréalistes, qui se mêlent à l’ombre et à la lumière, ses jeux de mots tendres, émouvants, parfois drôles ou évoquant encore la violence de blessures jamais totalement refermées, ce recueil attire autant notre regard qu’il nous interroge sur notre propre psyché, avec une intelligence acérée et bienveillante. Deux qualités qui définissent au plus près ce fabuleux magicien des mots et désormais de l’image, qu’est François David…

Et c’est moi que je vois par François David, Le Vistemboir, 2020 / 20€

Si lire est devenu un acte naturel et banal pour les femmes d’aujourd’hui, leurs aînées ont par contre dû se battre pour obtenir ce droit dans une société pas si lointaine où les hommes avaient un total contrôle sur leur existence. Car les femmes qui lisent sont dangereuses ET intelligentes… Donc dangereusement intelligentes pour leurs maris qui préféraient de loin les voir vaquer à leurs tâches domestiques plutôt que de s’instruire et de s’évader dans la littérature… Et d’échapper à leur mainmise ! Ces femmes rebelles et foncièrement libres ont inspiré peintres et photographes qui ont représenté au sein de leurs oeuvres des lectrices de toutes conditions et de toutes époques. C’est ce que vous allez découvrir au fil de cet essai passionnant où Laure Adler et Stefan Bollmann nous prêtent à nouveau leur plume, après le premier opus « Les femmes qui lisent sont dangereuses« , pour explorer en beauté et en profondeur le thème de la lecture féminine à travers sa représentation dans l’art, en commentant avec passion et acuité quelques oeuvres emblématiques sur le sujet. Érudit et néanmoins accessible et ludique, cet ouvrage, éloge aux femmes, à la littérature et à l’art est particulièrement brillant ! Je ne résiste pas à citer la très belle définition de la lecture que nous livre Laure Adler dans sa préface : « Lire, c’est disparaître, c’est faire corps avec soi-même, c’est éteindre le bruit des autres pour tenter d’atteindre sa propre mélodie. Lire, c’est dégager, faire table rase pour retrouver l’innocence, c’est se mettre en retrait du monde pour pouvoir mieux y entrer quand cela nous chante. Lire, c’est engager et expérimenter sa propre liberté, la redéfinir, la reconstruire sans cesse en sachant que c’est un chantier qui ne sera jamais terminé. Lire, effectivement, c’est se mettre en danger. » Continuons donc, Mesdames, à cultiver ce goût du risque !!!

Les femmes qui lisent sont (de plus en plus) dangereuses par Laure Adler et Stefan Bollmann, Flammarion, 2020 / 19,90€

Jean-Patrick Manchette, c’est un nom bien connu des amateurs de polars qui apprécient à juste titre son écriture incisive et son humour noir. Sa réputation dans ce domaine n’est plus à faire depuis longtemps ! Mais Manchette a également montré d’autres facettes de son immense talent, notamment dans les pages de « Métal Hurlant » à la fin des années 70, où il présentait ses « chroniques ludiques » sous la signature de Général-Baron Staff. Ce sont ces chroniques, publiées entre 1978 et 1980, que vous allez découvrir au fil des pages de ce bel ouvrage très largement illustré de planches d’époque (couvertures de Métal Hurlant et de revues consacrées au jeu, photographies de jeux…). Chroniques empreintes d’un humour politiquement incorrect qui ne masque cependant pas la grande érudition de ce passionné de jeux de stratégie (grand amateur de jeu d’échecs) et encore moins la grande qualité de son écriture ! Manchette s’est visiblement bien amusé à nous décrire les jeux alors en vogue dont la plupart ont sombré dans l’oubli, en dehors de quelques incontournables qui ont survécu aux modes successives. Jeux de cartes ou de plateau, du « Tric-Trac au « Risk », du « Mot le plus long » au « Mille bornes », du « Mastermind » au jeu de go, Manchette embraie sur les wargames et autres jeux de rôle, nous offrant un grand feuilleton sanglant sur les « Starship Troopers » avant de s’attaquer aux jeux coquins, débiles ou finement stratégiques pour terminer sur les casse-tête (Ah… L’enfer du fameux Rubik’s cube » !) et les jeux « informatisés, ancêtres du jeu vidéo… Quelques coups d’éclairages sur la presse spécialisée de l’époque (en majorité belge…), des réflexions bien senties sur calembours et autres contrepets… Et une interview totalement décalée avec Philippe Manoeuvre complètent ce panorama « ludique » qui nous fait faire un sacré bond dans le temps ! Pour ma part, j’ai redécouvert avec une certaine nostalgie certains jeux qui étaient totalement sortis de ma mémoire… Ce que toute personne née avant les années 70 ressentira sans nul doute à la lecture de ces savoureuses chroniques resurgies du passé pour notre plus grand plaisir ! Une info à confirmer : Métal Hurlant devrait renaître de ses cendres et revenir en kiosque au printemps 2021… A suivre !

Play it again, Dupont : chroniques ludiques 1978 – 1980 par Jean-Patrick Manchette, La Table Ronde, 2020 / 23,50€

Depuis ses balbutiements avec les premiers courts-métrages des frères Lumière, le cinéma a suivi une évolution supersonique, tant au point de vue technologique que créatif, jusqu’à devenir la principale industrie de divertissement du 20ème siècle. Le cinéma ? Ou plutôt LES cinémas tant il existe de genres et de mouvements pour définir le septième art ! Grâce à cet ouvrage et au magnifique travail de Ian Haydn Smith (qui nous avait déjà proposé une « Petite histoire de la photo« , chronique ici !), vous allez découvrir la richesse et la diversité de cet art majeur à travers son histoire relatée dans ses grandes lignes en quatre grandes parties : films, genres, mouvements et techniques. 50 films cultes de tous genres et de toutes époques sont ainsi déclinés avec leur histoire, leurs caractéristiques et la présentation succincte de leur réalisateur et de sa filmographie. Place ensuite aux genres (pas moins de 36 répertoriés !) avec leurs principaux réalisateurs et les oeuvres « Phare » de chacun d’entre eux, puis aux mouvements (26 au total, qui l’eût cru ?!) avec leurs principales évolutions ainsi que les oeuvres les plus représentatives de chacun d’entre eux, pour terminer avec les techniques (plans, montage, éclairage, direction artistique, costume, maquillage, effets spéciaux, son, numérique, 3D…) accompagnées des films les plus emblématiques pour chacune d’entre elles. Abondamment illustré de photographies et d’affiches de films, cet ouvrage nous offre un captivant voyage dans les méandres du septième art… En toute simplicité ! Parfait !

Petite histoire du cinéma par Ian Haydn Smith, Flammarion, 2020 / 19,90€

La Dolce Vita – Federico Fellini

La crise sanitaire que nous traversons a soulevé bien des questions sur nos choix de société et sur l’avenir de notre planète. Voici deux essais dans l’air du temps pour y réfléchir posément, arguments en mains !

La société telle que nous l’avons construite depuis la croissance des trente glorieuses n’a fait que des dégâts irréversibles sur l’environnement : notre comportement d’ogres surconsommateurs a fini par épuiser les ressources naturelles en éliminant au passage bon nombre d’espèces vivantes et en réchauffant dangereusement le climat. Il y a plus de 50 ans, le signal d’alarme avait déjà été tiré, sans que frémisse le moindre changement politique visant à ralentir et à stopper ce modèle de croissance illimitée, bien au contraire. Aujourd’hui, on sait qu’il est trop tard pour faire machine arrière même si lesdits politiques prenaient conscience et agissaient enfin en mettant en place des solutions pour parer à la catastrophe à venir, ce qui est loin d’être le cas. L’espèce humaine devra donc inéluctablement faire face à un effondrement de ses sociétés avec pour conséquences de grands déplacements de population avec risques de conflits, de pénuries d’eau et de vivres. Inutile de se voiler la face en se réfugiant dans le déni ou en tirant à boulets rouges sur les lanceurs d’alerte, non pris au sérieux ou traités de catastrophistes : la réalité est là et bien là, même si l’on ne sait pas exactement quand tout va s’effondrer. Mais effondrement il y aura, c’est inéluctable ! Alors plutôt que de jouer les autruches apeurées, il serait temps de préparer cet « après » et d’anticiper avant de subir de plein fouet les chocs économiques, sociaux et écologiques à venir. Temps de réinventer notre approche du collectif et du bien commun, temps de simplifier nos modes de vie, temps de se préparer à l’autonomie et à la subsistance domestique en développant de nouveaux savoir-faire ou en se réappropriant ceux de nos ancêtres. Bref, il devient vraiment urgent de développer des alternatives et de faire naître des petits systèmes résilients au niveau local pour reconstruire une société « post carbone » en sélectionnant des technologies appropriées et en les diffusant au plus vite au sein de la société. Des solutions existent et ce tout petit bouquin, réalisé par des spécialistes lucides et bien loin de toute notion d’utopie, nous en propose une multitude au cours des quatre grands chapitres qui le composent (« Résilience commune dans un monde morcelé », « Une résilience globale pour faire face à la grande accélération », « Une résilience locale pour retrouver la capacité d’agir », « Une résilience intérieure pour ne pas s’effondrer »). Des arguments clairs, une analyse concise, des exemples concrets : tout est réuni pour nous aider à prendre conscience qu’il ne faut désormais « plus être dans l’attente du pire, mais dans la construction du meilleur ». Lumineux !

Petit traité de résilience locale par Agnès Sinaï, Raphaël Stevens, Hugo Carton et Pablo Servigne, Éditions Charles Léopold Mayer, 2015 / 9€

« Revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contreparties ». Voici comment est défini le concept du revenu de base, également évoqué sous d’autres appellations (revenu universel, revenu minimum garanti, allocation universelle, revenu d’existence) qui dévoilent des projets bien différents, tant au niveau politique qu’idéologique. Ce sont ces différents projets qu’Ambre Fourrier décortique et analyse en nous offrant tous les éléments de compréhension et d’interprétation pour nous permettre d’avoir une vision globale puis détaillée sur le sujet. En quatre grands chapitres, elle nous dévoile la substance du revenu de base, ses différents types, ses enjeux politiques et comment il a été mis en pratique à travers différentes expérimentations. Dans le premier chapitre, son universalité, ses modalités de distribution, ses conditions, ses montants et ses modes de financement sont déclinés. Dans le second, elle nous donne les grandes lignes des différents types de revenu de base (impôt négatif, allocation universelle, revenu social garanti, revenu de transition) avec leur mode de fonctionnement et ses justifications idéologiques. Dans le troisième, elle met en lumière les caractéristiques et les principaux résultats des projets déjà expérimentés à travers le monde (programme Mincome au canada, expérience finlandaise, expérience de Madhya Pradesh en Inde). Elle aborde enfin dans la quatrième partie les enjeux politiques du revenu de base sur le plan des libertés, de l’égalité et de la soutenabilité avec les gains et les pertes évalués selon les différentes catégories sociales. Sur la table des politiques de droite comme de gauche, ce projet qui pourrait pourtant résoudre en partie la crise du chômage, à réduire la pauvreté et à stopper la montée des inégalités, a bien du mal à s’instaurer… Et pourtant, le concept ne date pas d’hier. Thomas Paine déclarait déjà en 1792 que « Sans minimum de ressources, le citoyen ne peut vivre pleinement les principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité »… A méditer et à diffuser très largement autour de soi pour faire enfin bouger les lignes !!!

Le revenu de base en question : de l’impôt négatif au revenu de transition par Ambre Fourrier, Ecosociété, 2019 / 15€

Christine Le Garrec