Du côté d’ chez Swaz n°8

Si en cette saison vous avez le blues au cœur, peut-être n’est-ce pas seulement dû à la chute des feuilles, de la lumière et de la température. Peut-être ce blues répond-il à certaines mesures et menaces, sociales, politiques et sanitaires. Peut-être… Alors entrez ici, vous y trouverez un bol d’air, l’antidote de l’ennui, une compagnie qui vous fera, foi de mélomane, oublier les funestes replis : le monde vient à vous, vibrant de compassion ou d’égoïsmes, de révoltes ou de silences, mais sacrément vivant !

Blues sur Paroles est le vade-mecum de qui s’intéresse à l’histoire états-unienne, le viatique du sociologue, l’indispensable anthologie pour ceux qui tressaillent à l’écoute du blues. Olivier Apert y a compilé les paroles déchirantes de ces Américains noirs qui vivaient en « chromocratie » et elles en disent long sur un quotidien âpre et dénué de justice. « Né sous une mauvaise étoile », le descendant d’esclave pouvait « toujours compter sur « Lucille » (la guitare de B.B. King).

Dans ces textes : des sentiments, tous les sentiments vécus, un réalisme sans fioriture, une immédiateté dans le récit, des histoires poignantes et violentes où souvent l’espoir s’enfuit avec les jours. Le blues c’est la chanson de l’âme qui accompagne l’errance et la solitude. Le blues, à l’origine de tant d’autres genres musicaux comme le souligne l’auteur dans une préface éclairante.

Une fois encore, Le Temps des Cerises s’honore en éditant une compilation soignée, agréable en mains, et bilingue !

Blues sur paroles. Une histoire originale du blues depuis 1920 par le texte même d’Olivier Apert, Le Temps des Cerises, 2019 / 15€

Si La Danse des Infidèles est un livre extraordinaire, cela tient d’abord à son auteur, Francis Paudras, un homme de passions exigeantes et aux multiples talents.

Dans les années 50, un adolescent a la révélation du jazz et peu après découvre Bud Powell à qui, avouera-t-il, il devra  » le meilleur de sa vie, le meilleur de lui-même. » C’est peu dire que la fascination de Paudras pour le musicien américain et son œuvre sera absolue. Lui- même pianiste, il ne cessera de rechercher la moindre information concernant Powell dans les publications spécialisées et les enregistrements. Une passion vient de naître et ce ne sont encore que les prémisses d’un amour et d’une admiration sans bornes.

Cet ouvrage est une espèce de journal fourmillant d’informations chronologiques et vérifiables sur l’histoire du jazz du mitan du XXè siècle à l’année 1966, sur ses héros et les clubs qui les accueillaient, sur les scènes et les disques, sur les concerts et ceux qui les produisaient, sur le microcosme des aficionados et les critiques professionnels. Nous suivons les pérégrinations du jeune Paudras, du Blue Note au Chat qui pêche, en passant par La Cigale, tous lieux mythiques où des musiciens viennent dans l’effervescence interpréter des morceaux qui renouvellent le genre. « Paris était alors la plaque tournante du jazz en Europe. »

Ce témoignage, déjà remarquable par son exhaustivité, devient exceptionnel lorsque Francis Paudras devient l’ange gardien, l’ami inconditionnel de Bud Powell en proie à ses démons, à la maladie qui isole et vulnérabilise. Powell était un génie, capable d’improvisations prodigieuses mais complètement hors-sol. L’amitié qui liera les deux hommes échappe à la commune mesure, et nul besoin de connaître le milieu du jazz pour être subjugué par cette aventure humaine. Elle a l’envergure d’un mythe où le tragique côtoie le divin.

La Danse des Infidèles de Francis Paudras, Le Mot et Le Reste, 2019 / 29€

A cordes déployées, tel est le titre du nouvel album de Gilles Servat. Un album où il déploie son immense talent car 50 années de carrière n’ont émoussé en rien sa poésie, ni sa vigueur, ni sa tendresse, ni sa force. Aucune contradiction à juxtaposer ces termes pour évoquer l’émotion pluridimensionnelle qui nous transporte à l’écoute de ses onze titres. On y retrouve des morceaux emblématiques d’une époque déjà lointaine et trois inédits tout aussi inspirés.

L’auteur a adapté certaines paroles aux temps présents : « Faudra-t-il faire ses valises pour les pays d’misère / où l’patron délocalise pour enrichir ses actionnaires ? » Sa belle voix est à peine plus grave que celle des débuts (La blanche Hermine), son indignation n’est pas non plus un ersatz de celle qui vilipendait le remembrement dans les campagnes : les chansons remontent intactes à la mémoire, et de conserve l’on retrouve le chanteur qui nous a si longtemps accompagné.

Mais la bonne fortune et l’originalité du disque sont à rechercher du côté de l’accompagnement musical : au violoncelle Mathilde Chevrel, au piano Philippe Turbin et au violon Floriane Le Pottier. Entre l’auteur-interprète et ces trois musiciens classiques, c’est l’accord parfait. Comme par magie, les instruments amplifient la présence et la profondeur des paroles. Ce doit être cela l’intelligence émotionnelle.

Il est des êtres beaux comme un matin du monde (…) Ils passent lumineux sur nos vies moribondes (…) Leur corps a l’élégance et le tranchant des glaives,

Vous êtes, à mes yeux, un de ces êtres beaux, Monsieur Servat !

A Cordes Déployées de Gilles Servat, Coop Breizh Musik, septembre 2020 / 17€

C’est à une déambulation que nous invite Gilles Vidal avec Où vont les silences, son recueil de poésie. La matière, sous sa plume, palpite et le paysage se fait réceptacle pour les pensées silencieuses d’un homme qui marche seul dans la nuit.

Les mots de Vidal, dans leur fluidité, disent les échardes de cette vie et nous cheminons également en silence pour mieux recueillir l’écho de la perte.

Comme une longue marche, ce long poème se dévide, épuré, jusqu’à la connaissance de soi :

je suis ce que j’ai perdu ce que j’ai cru être et que je ne serai jamais sur le bord du monde les dents de la terre grincent

Où vont les silences de Gilles Vidal, L’Intermède, juillet 2020 / 7€

Jacques Le Rider & Klemens Renoldner ont rassemblé et contextualisé tous les textes de Stefan Zweig écrits entre 1933 et 1942 dans L’Esprit Européen en Exil. Cette édition inédite en Français complète Le Monde d’hier, dernier essai de Zweig, paru en 1942.

L’écrivain autrichien a été un grand penseur de l’Europe, lié à des gens de Lettres tels que Romain Rolland avec qui il a longtemps correspondu. La 1ère guerre mondiale avait sonné la fin d’un monde, les intellectuels, pensait-il, devaient se tenir à l’écart de la politique et des idéologies, condition sine qua non pour garder leur liberté de penser, être « une autorité morale. »

Mais Hitler arrive au pouvoir en 1933, le nationalisme montre ses noirs desseins, en 1939 s’installe « la gueule dévorante de la guerre », il ne peut plus publier en Allemagne, est contraint à l’exil. Le bouleversement qu’il vit l’atteint dans toutes ses identités : l’intellectuel de culture germanique, l’humaniste, l’écrivain juif qui veut continuer à écrire et être lu, l’homme attaché à sa bibliothèque et ses archives. Zweig est profondément ébranlé « par cette époque infâme de non-droit » qui aboutira à la deuxième guerre mondiale.

« Ce silence, ce terrible, cet implacable silence (…), il remplit mon cœur de son indéfinissable terreur. (…) Un silence forcé, commandé, imposé, extorqué par la menace, un silence de terreur. »

Les conférences qu’il donne veulent rompre ce silence et nous éclairent sur l’état d’esprit d’un homme qui constate partout l’assujettissement et la violence extrême.

Ce livre substantiel trace l’itinéraire d’un exilé, en lui-même et en dehors. Mais au final la tragédie l’emportera sur sa « foi en l’unité spirituelle » puisqu’il décidera de mourir en 1942 au Brésil.

« Un écrivain peut bien quitter son pays, tandis qu’il n’est jamais capable de se couper de la langue qui pense et qui crée en lui. »

L’Esprit Européen en Exil. Essais, discours, entretiens 1933 – 1942 de Stefan Zweig, Édition établie par Jacques Le Rider et Klemens Renoldner, Bartillat, 2019 / 22€

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