Rencontre avec Ibrahim Maalouf

Figure incontournable de la pop mais surtout du jazz contemporain, Ibrahim Maalouf est parvenu à concrétiser son amour pour le cinéma en une quinzaine de partitions à la croisée des sonorités occidentales et orientales, dont le cœur condense à la fois cette grande humanité et ce métissage culturel qui le caractérisent. Derrière la virtuosité de sa trompette se dissimule un torrent d’émotions stimulant, rarement entendu dans le 7e art, qui nous fait regretter la faible fréquence de ses projets cinématographiques. Invité d’honneur de la 22e édition du Festival International du Film d’Aubagne Music & Cinema (du 31 Mai au 05 Juin), le compositeur césarisé nous fait l’honneur d’explorer les origines de cette riche diversité musicale qui a façonné sa signature tout en évoquant ses collaborations florissantes et ce besoin substantiel de poursuivre dans la composition de bandes originales.

La musique de film, entre rêve et fascination

Quels films et bandes originales ont forgé votre cinéphilie ?

J’ai découvert les bandes originales avant de découvrir les films eux-mêmes. Lorsque j’étais jeune, j’ai joué énormément de musiques pour le cinéma à l’orchestre – essentiellement les films cultes d’Ennio Morricone, Nino Rota, François de Roubaix, beaucoup de vieux cinéma français, italien, américain, etc. Et puis en grandissant, j’ai découvert plein d’autres couleurs plus actuelles, comme John Williams ou Hans Zimmer. J’étais fasciné par le cinéma contemporain !

Vos rencontres avec Quincy Jones, Armand Amar et Alexandre Desplat ont-elles participé à cette envie de composer pour le 7e art ?

Vous savez, mon premier album sorti en 2007 – « Diasporas », que j’ai commencé à travailler en 2003 – était censé être de la musique de film ! J’étais déjà dans la dynamique de me dire : « Ma musique, c’est de la musique de film ! » Je rêvais qu’un réalisateur l’écoute avant qu’elle ne sorte et se dise : « Je la veux pour mon film ! » mais ça ne s’est jamais réalisé… Depuis le premier jour où j’ai mis un pied dans la composition, ma musique est inspirée par la musique de film. Si vous écoutez ce tout premier album, vous y entendrez une ambiance cinématographique avec même quelques bruitages. J’ai toujours considéré cet aspect de ma musique comme fondateur de tout ce que j’ai fait.

Au cours de votre carrière solo, vous vous êtes habitué à raconter des histoires originales avec vos propres couleurs et expérimentations. Le travail pour le cinéma reste moins personnel, non ? 

Au cinéma, on reste au service d’un film à travers qui on est. Dans chacun des films pour lesquels je travaille, j’apporte une partie de moi, de ma personnalité mais aussi de mon émotion qui a été communiquée dans la musique que j’ai composée. J’imagine que l’on ressent cette émotion quand on regarde le film, enfin, je l’espère… Mais je m’inspire également de ce que le film essaie de raconter, il y a donc un échange qui se réalise.

Vous ne ressentez donc aucune forme de frustration créatrice ?

Bien au contraire, les contraintes que l’on peut parfois m’imposer – je parle dans le sens positif du terme – sont des vecteurs de création extrêmement intéressants. Sans le cinéma et ses contraintes, je n’aurais probablement jamais réalisé certaines choses. J’ai une grande ouverture d’esprit sur ce sujet. Plus un réalisateur m’emmène vers des terrains inexplorés, plus ça me passionne ! D’ailleurs, depuis quelques années, j’exprime aux réalisateurs mon souhait d’inclure moins de trompette dans mes partitions pour sortir le plus possible de ma zone de confort.

Votre musique brasse différentes cultures musicales comme le jazz (Yves Saint Laurent) ou le rock (Jusqu’ici tout va bien) et ethniques, comme l’Oriental (La Vache) ou l’Occidental (Celle que vous croyez). Quelle est l’origine de cette riche diversité musicale qui règne au cœur de vos partitions ?

Je suis né dans deux cultures très opposées, mêmes si elles ont énormément de points communs. Mon enfance est baignée dans deux styles, deux couleurs musicales radicalement différents : la musique classique occidentale et la musique traditionnelle et classique arabe. En grandissant, j’ai découvert la pop, le jazz, les musiques des Balkans, d’Afrique, d’Inde, le rap, l’électronique, etc. J’ai aussi travaillé dans la chanson française pendant de nombreuses années. La notion d’identité – comme elle est définie par mon oncle Amin qui a écrit un essai sur ce sujet, Les Identités Meurtrières – correspond à des couches qui se superposent : on ajoute des éléments à sa propre culture pour bâtir une culture encore plus riche qu’elle ne l’est déjà. Si l’on est issu de différentes cultures, il ne faut pas avoir peur de revendiquer cette multitude d’appartenances. Je n’ai pas la prétention de me considérer comme un spécialiste de telle ou telle musique mais je dirai que ma spécialité est le mélange des cultures et des couleurs. C’est ce qui me sied le mieux et ce qui me plaît le plus dans la musique !

Vous mentionnez souvent votre père qui fut à la fois votre professeur et le créateur de cette trompette unique qui fait votre signature.

Mon père a créé cette trompette pour lui il y a très longtemps, entre la fin des années 60 et le début des années 70. Cet instrument qu’il a inventé lui permettait de jouer les quarts de tons. Plus tard, j’ai hérité de cet instrument et je l’utilise à présent pour créer mes musiques.

A chaque utilisation que vous en faites, vous semblez immortaliser un peu plus ce lien paternel impérissable. Votre musique reflète donc une certaine nostalgie ?

Ma musique baigne toujours dans l’Histoire et la tradition, parfois même dans le folklore. En même temps, j’essaie de lui donner toute la modernité d’une composition d’aujourd’hui, toutes les valeurs contemporaines sans oublier d’y apporter de la nouveauté. Je ne pense pas qu’il y ait de lien avec mon père à part l’admiration que j’ai pour lui et la gratitude que j’ai pour l’héritage qu’il m’a offert. Je ne mélange pas forcément ma musique avec cet aspect personnel de ma vie mais je fais toujours en sorte qu’il y ait une part d’Histoire et une part d’avenir dans ce que je créé. D’une certaine manière, je rends hommage à mon père lorsque je me produis en concert parce que c’est lui qui m’a offert cet instrument et qui m’a tout appris là-dessus. Mais d’un autre côté, il y a deux choses auxquelles je pense régulièrement. La première, c’est qu’il y a forcément une personne dans la salle qui assiste au tout premier concert de sa vie. C’est une grosse responsabilité car je me dois de lui faire aimer la musique et particulièrement la trompette. La deuxième, c’est qu’il y a forcément une personne au milieu des trois ou quatre mille autres personnes qui assiste à son dernier concert. Alors, il m’est essentiel que cette personne vive aussi l’un des plus beaux moments de sa vie ! Ce mélange entre le passé et le futur, l’histoire et l’avenir, la tradition et la modernité, l’héritage et la transmission, est fascinant. Je me vois un peu comme un passeur. Un peu comme tout le monde finalement.

Vous prônez avec ferveur l’improvisation. Quelle en est la part dans vos partitions pour le cinéma ?

Au moment où je compose, tout est créé en improvisation ! J’improvise tout ce que j’invente puis je retravaille mes créations, je les perfectionne, je les améliore, je les réarrange, pour en faire des compositions. Mais au moment où elles sont créées, il n’y a vraiment que de l’improvisation comme pour la bande originale de Dans Les Forêts de Sibérie.

Composer pour le cinéma

Sur quels critères sélectionnez-vous vos films ?

Il est essentiel que le film me touche. Dans ce cas, j’y vais si le temps me le permet… J’adore faire de la musique de film, c’est quelque chose que j’ai envie de développer davantage mais il ne faut pas oublier que mon métier, c’est d’être sur scène et de faire des concerts. Alors, j’essaie de trouver un compromis sans pénaliser l’aspect scénique de mon travail.

Vous avez noué un lien puissant avec deux réalisateurs : Safy Nebbou – sur deux films intimistes (Dans Les Forêts de Sibérie et Celle que vous croyez ) – et Mohammed Hamidi – sur des films plus comiques (La Vache, Jusqu’ici tout va bien et Une belle équipe). Comment s’articule votre collaboration avec eux ?

Nous avons construit une forme de complicité qui facilite la compréhension et régit l’ensemble de nos créations. C’est exactement comme lorsque l’on se réunit en famille : on connaît tellement bien ses proches que l’on se sent immédiatement à l’aise ! C’est un moyen de libérer la parole, la franchise, et j’estime que s’exprimer de manière transparente facilite la collaboration et l’art de manière plus générale. On peut même se sentir plus rassuré lorsqu’une personne nous dévoile ses pensées. Alors, quand un réalisateur n’a pas peur de vous dire que votre composition ne lui convient pas, la musique s’en retrouve grandie. De la même manière, il apparaît important qu’un compositeur ose déclarer qu’il aime le film mais pour certaines personnes, il peut être difficile de dire « J’aime » ou même « Je t’aime » à quelqu’un. C’est exactement ce type de lien que nous avons noué avec Safy Nebbou et Mohammed Hamidi. Nous nous montrons toujours très transparents l’un envers l’autre : ils osent me dire ce qu’ils n’aiment pas, ce qu’ils adorent, ce qui convient ou non, sans avoir peur de s’exprimer. Le processus de composition se fait main dans la main tout en étant très constructif et même s’il y a un côté très rassurant dans notre collaboration, ils ne me confortent pas pour autant dans mes choix. Au contraire, ils me poussent à explorer de nouveaux territoires.

Sur le tournage des Forêts de Sibérie, il paraît que l’acteur principal, Raphaël Personnaz, écoutait votre musique…

C’était chouette, en effet ! Ça m’a d’ailleurs permis de me rapprocher du tournage car je n’y étais pas présent… Lorsque l’on travaille sur un film, c’est toujours un peu frustrant de ne pas pouvoir assister au tournage ! Il permet de visualiser un certain nombre de processus qui vous aident pour la création, d’où l’importance d’établir un lien. Raphaël Personnaz a été un vecteur d’idées intéressantes !

Cette partition remarquable vous a apporté une consécration aux César en 2017.

J’en garde un très bon souvenir ! J’étais extrêmement honoré que les professionnels du cinéma me récompensent. Quand vous démarrez et que vous n’appartenez pas à ce milieu-là, votre crédibilité n’est pas toujours au rendez-vous. Grâce à ce César, on m’a montré que mon travail n’était pas à jeter, on m’a donné du crédit et du réconfort. Ça m’a donné confiance pour continuer à faire de la musique de film.

Safy Nebbou prépare l’adaptation d’un livre de Daniel Pennac, L’œil du loup, un film profondément écolo, à l’instar du cinéma de Yann-Arthus Bertrand. Êtes-vous de la partie ?

Absolument ! Il y a une forme de militant en chacun de nous et à un moment donné, chacun ressent l’envie de l’exprimer. Ces thématiques écologiques s’avèrent de plus en plus importantes alors je compte accompagner Safy dans cette démarche. C’est tout à son honneur !

Pour quels genres de films rêveriez-vous de composer dans les années à venir ?

J’ai encore énormément de choses à apprendre. Il y a plein de choses que je n’ai pas encore pu faire mais je n’ai pas d’envie spécifiques particulières si ce n’est d’être surpris, tout simplement. Qu’importe le réalisateur ou la réalisatrice, le sujet traité, les acteurs et les actrices : j’adore les films qui me surprennent ! J’aime leur côté lisse mais surtout leur côté rugueux qui peuvent me bousculer dans ma zone de confort et me permettre d’essayer des choses qui sortent de l’ordinaire. D’ailleurs, je considère que les plus belles œuvres artistiques sont celles qui se montrent rassurantes tout en bousculant nos certitudes : c’est là que les messages passent le mieux. Je n’aime pas les œuvres d’art dénuées de sens qui provoquent gratuitement, c’est un peu niais.

Pourquoi avoir choisi de présenter Dans Les Forêts de Sibérie et 9 Jours à Raqqa au cours de la 22e édition du Festival International du Film d’Aubagne Music & Cinema ?

Ce sont deux films très différents qui évoquent la solitude – un thème qui m’est cher – mais d’une manière très différente. Le premier vit la solitude dans un endroit paradisiaque qui n’a pas été abîmé par l’action humaine, vierge de toute perversion, de tout vice et de tout défaut humain. Dans le second, on se retrouve avec une femme dans une autre forme de solitude, au milieu d’un chaos ; conséquence directe de la main de l’Homme. Ces deux destins racontés sont inspirés d’histoires vraies qui m’ont particulièrement touché car ils expriment la solitude d’une manière incroyable. La solitude m’a beaucoup inspiré dans mon travail autant pour le cinéma que dans mes albums en tant que musicien et compositeur. C’est un thème qui me passionne !

Votre intervention vous emmènera peut-être à donner quelques conseils à celles et ceux qui veulent se lancer et percer dans la musique de film ?

Je ne suis pas sûr d’avoir des conseils très utiles à donner… J’ai moi-même l’impression de découvrir de nouvelles facettes du cinéma chaque jour ! Quelqu’un qui est déjà compositeur et qui veut faire de la musique de film doit veiller à se mettre à l’écoute du réalisateur et au service de l’histoire racontée afin de permettre la diffusion du message musical et artistique. C’est le plus important au-delà du fait de s’exprimer soi-même. En tout cas, c’est ce que j’ai appris au cours de ces dernières années !

Interview réalisée par téléphone le 28/05/2021

Remerciements: Géraldine Cance (du Festival International de Film d’Aubagne Music & Cinema) et Ibrahim Maalouf, pour son incroyable gentillesse et sa disponibilité.

(Cet article a été publié sur Atmosphères-LeMag.fr mais il est bien de moi 😉 )

David-Emmanuel – Le BOvore