Interview Hasan Özsüt – « L’empathie est la principale source d’inspiration de la musique de 7. Koğuştaki Mucize »

Quel abonné Netflix n’a pas été bouleversé par l’histoire de Memo et Ova, un père et sa fille séparés par une accusation de meurtre, dans 7. Koğuştaki Mucize (littéralement, Le Miracle de la Celle n°7) ? Pourtant, l’intention de ce mélodrame assumé, qui célèbre aujourd’hui son 4ème anniversaire depuis sa sortie en Turquie, est loin de se limiter à une simple poussée lacrymale: l’authenticité de sa réalisation, celle de ses acteurs, et la pureté lyrique véhiculée par le score du compositeur Hasan Özsüt lui permettent d’imposer une sincérité émotionnelle qui a trouvé écho au sein d’innombrables spectateurs. La puissance dramatique de son récit n’aura pas forcément égayé notre premier confinement mais elle aura au moins eu le mérite de nous révéler l’immense talent d’un artiste jusqu’alors inconnu. Des chants éthérés d’Işıl Özsüt (« Gerçekler », « Ova »), symbole de l’enfance, aux tracés mélancoliques des violons (« Melek Oldu », « Sen Cennete Gidersen ») et du piano (« Memo »), cet écrin musical de toute beauté cultive l’empathie, jusqu’à son dénouement, où l’émotion, transcendée par l’orchestre, atteint alors son paroxysme (« Mucize », « Memo’nun Yavrusu »). Depuis son studio hollywoodien, le compositeur turc nous explique comment influencer la réponse émotionnelle du public tout en nous dévoilant les coulisses de sa collaboration avec le réalisateur Mehmet Ada Öztekin et ses musiciens. Retour sur la claque musicale de 2020 !

Comment a commencé votre voyage musical ?

Je suis arrivé à la musique de film de manière très intuitive. Enfant, j’ai suivi une formation classique au piano et, à l’adolescence, j’étais très intéressé par le DJing et la musique électronique. Je n’ai pas fréquenté de conservatoire mais j’ai fait des études de gestion d’entreprise et d’informatique au Royaume-Uni. Même si j’ai toujours eu l’impression d’être doué pour la musique et que je rêvais de faire carrière dans ce domaine, je n’avais pas d’intention très claire à ce sujet. Tout a commencé après mes premières tentatives de création musicale. Le plaisir que j’ai éprouvé en écrivant mes premiers morceaux de musique était incroyable : c’était comme aller à la découverte de soi-même. La musique qui a résulté de cette expérience ressemblait beaucoup à des bandes originales de films. J’ai été assez surpris par ce résultat qui s’est produit naturellement. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas écrit de musique avant ni pourquoi j’ai attendu si longtemps pour essayer, mais j’étais ravi d’avoir trouvé ma passion. Je pense que tout s’est mis en place à ce moment-là. C’est ainsi que j’ai décidé de vivre de la musique. Ensuite, je suis venu à Los Angeles pour étudier la musique de film et je n’ai jamais regardé en arrière. Il est important d’écouter son cœur, comme je l’ai fait à l’époque.

Quels sont les films qui vous ont le plus appris sur votre métier ?

Il est assez difficile de choisir des films spécifiques car je suis inspiré par d’innombrables styles de réalisation et de narration. J’ai toujours adoré les films qui procurent une émotion brute grâce à leur sincérité. Ma plus grande expérience d’apprentissage s’est réalisée dans ma jeunesse, grâce à l’interminable collection de DVD de films classiques que possédait mes parents. Avoir été exposé quotidiennement à des films aussi exceptionnels est inestimable à mes yeux.

Au-delà de vos univers cinématographiques, vos œuvres en solo (« Pages », « Resilience », « Mist ») révèlent des inspirations très mélancoliques et spirituelles. Qu’est ce que cela dévoile sur vous ? 

Faire de la musique représente pour moi un état de méditation. Je suis inspiré par un large éventail de styles de composition. Les œuvres en solo que vous avez mentionnées sont quelque peu délicates… Lorsque j’écoute des morceaux similaires, écrits par d’autres compositeurs, je me sens tout de suite connecté à ce qui m’entoure ; mon humeur s’éclaire. Alors, mon intention serait que mon public se sente également inspiré. Cependant, la façon dont nous réagissons à une œuvre musicale est personnelle car elle reflète nos expériences. Pour chacun d’entre nous, cette réaction peut-être totalement différente en fonction du moment ou de l’endroit où nous l’écoutons. C’est l’un des plus beaux aspects de la musique !

7. Koğuştaki Mucize brille par son intensité musicale, subtile et éthérée, qui amplifie notre empathie vis-à-vis des personnages. Le caractère mélodramatique voulu par le film vous a t’il donné l’impression d’avoir conditionné la réponse émotionnelle du public ?

C’est une bonne question ! Pour ce film, l’approche du score consistait à trouver un équilibre entre conditionnement et subtilité. Nous avons parfois utilisé la musique pour renforcer la réponse émotionnelle, tandis qu’à d’autres endroits, elle a permis d’adoucir la nature intensive des scènes. Ce sont comme des montagnes russes. La musique possède sa propre narration et son propre rythme. Et, comme vous l’avez mentionné, l’empathie a été la principale source d’inspiration de la musique.

Comment s’est ajusté cet équilibre musical avec le réalisateur Mehmet Ada Öztekin ?

J’ai commencé à travailler sur la musique alors que le film était en cours de production. Certains des thèmes les plus importants avaient déjà été composés avant que la scoring session ne commence réellement. C’était merveilleux car, même si le cinéma est un domaine très collectif, je convaincu que l’implication précoce du compositeur donnent le ton à l’ensemble du processus filmique. Et puis, la façon dont Mehmet Ada Öztekin a embrassé et intériorisé tous les aspects de l’histoire est très inspirante. Cela a certainement conduit à une collaboration très agréable entre nous. En ce qui concerne son implication sur le score, il s’est montré très spécifique sur certaines sections du film mais aussi très curieux vis-à-vis de ma vision musicale. Cela a créé un flux naturel pour l’ensemble du processus.

L’injustice (« Yeniden »), le désespoir (« Gerçekler »), la fatalité (« Duvar »), la solidarité (« Yolcu »), la liberté (« Mucize ») ou encore l’amour (« Memo’nun Yavrusu ») sont des thématiques fortes qui innervent le film et le score. Comment abordez-vous ces émotions en tant que compositeur ? Devez-vous vous plonger dans un état émotionnel particulier ?

Au lieu de me conditionner, je préfère laisser la musique arriver d’elle-même. Le résultat est toujours meilleur en procédant de cette manière. Pour moi, l’inspiration la plus importante provient du scénario. C’était merveilleux d’avoir été impliqué à un stade aussi précoce et d’avoir eu le temps d’absorber l’histoire à ma façon. Les premiers échanges avec le réalisateur sont également très importants car ils me donnent l’occasion de comprendre ce qu’il imagine accomplir avec le score. Après avoir trouvé le cœur de l’approche musicale, la mise en place de la partition, dans son ensemble, est très limpide. J’ai également eu l’occasion de regarder le film coréen original [Miracle in Cell No. 7 réalisé par Hwan-kyung Lee sorti en 2013, ndlr], que je trouve remarquable, avant même d’avoir commencé à travailler sur 7. Koğuştaki Mucize. Ça m’a donc permis d’être rapidement inspiré.

L’émotion passe aussi beaucoup par le jeu des musiciens, en particulier votre femme, Işıl Özsüt, qui apporte sa contribution grâce à ses performances vocales et violonistiques. Vos compétences de compositeur requièrent-elles d’injecter la même émotion dans l’interprétation de vos musiciens ? Est-ce plus facile d’y parvenir parce que vous travaillez avec votre femme ?

Collaborer avec ma femme Işıl me procure une joie immense. Nous sommes ensemble depuis les premiers jours de notre voyage musical. Nous avons d’abord rêvé ensemble, puis déménagé aux États-Unis la même année pour étudier et, peu après, nous avons commencé à nous attaquer à des projets musicaux concrets. On peut entendre sa voix dans tous les films que j’ai composés. Elle est la première personne à écouter tout ce que j’écris et apporte sa contribution lorsqu’elle pense que ma musique peut être meilleure. Si elle est surprise de ce que j’ai fait, je sais que j’ai écrit quelque chose de génial. Dans « 7. Koğuştaki Mucize », ses performances ont été incroyables. Je lui suis reconnaissant de partager ce voyage musical avec moi et je suis toujours très heureux de collaborer avec des musiciens talentueux. Je pense qu’un bon morceau de musique parle de lui-même et n’exige pas grand-chose d’autre de la part du compositeur, tant qu’il est écrit correctement. Si l’émotion est présente, l’interprète la reflétera avec sa propre interprétation, qui est unique en soi. Le plus gros challenge pour un compositeur est de collaborer avec le musicien qui convient le mieux à chaque projet.

Par quels procédés le piano et les violons sont-ils chargés d’amener l’émotion ?

Le piano a joué un rôle important dans le façonnage des émotions car la partition s’est construite autour de lui. J’ai d’abord composé les idées principales au piano, puis j’ai commencé à orchestrer les autres instruments. Sur le plan sonore, nous l’avons utilisé d’une manière qui correspondait bien à la personnalité du personnage principal : avec beaucoup de douceur. En fait, la toute première musique écrite pour le film s’intitule « Memo ». Je l’apprécie beaucoup, car elle a ouvert la voie au reste de la musique dans la bande originale. D’un autre côté, travailler sur le son de la section des cordes me passionne. Les parties principales du score ont été enregistrées à Prague avec d’incroyables musiciens tandis que la plupart des solos ont été interprétés par le premier violon. Pour rendre les choses plus intéressantes, nous avons combiné les enregistrements de l’orchestre avec une couche sonore de violon complètement différente jouée avec éloquence par Işıl. C’est une sorte de mélange entre une large scène sonore de musique de film et des textures de solos intimes.

Associées principalement au personnage d’Ova, les voix soulignent l’innocence et la pureté de l’enfance. Elles apportent ainsi une dimension plus métaphysique, plus spirituelle, à l’histoire. Comment cette idée musicale a-t-elle été développée ?

La création des voix est le fruit d’un effort collectif entre le réalisateur, le compositeur et la chanteuse. Le réalisateur Mehmet Ada Öztekin a introduit ce concept au cours de discussions qui ont abouti à la composition du morceau « Duvar » ; que l’on entend dans la scène des retrouvailles entre le père et la fille, séparés par le mur de la prison. C’était l’une des parties du film pour lesquelles il avait une vision musicale bien spécifique. Pour aller plus loin, j’ai voulu renforcer cette présence vocale dans le film avec un morceau plus thématique. Ça a conduit à la création d’Ova », le thème de l’enfant. Işıl et moi avons créé ces morceaux en studio, à la volée, de manière très spontanée, en enregistrant simplement ce qui nous semblait pertinent. Je commençais par quelques idées au piano pour le thème que j’envisageais. Ensuite, Işıl proposait et interprétait ses idées. Nous avons continué à enregistrer jusqu’à ce que les morceaux soient terminés. C’est cette approche intuitive qui a permis d’obtenir ces thèmes vocaux.

La partition convoque aussi des sonorités plus traditionnelles (« Kalbi Atıyor », « Yolcu »). Est-ce pour rappeler la géographie de l’histoire ?

Nous avons utilisé le baglama, un instrument également connu sous le nom de saz, de deux manières différentes. D’abord, nous avons réarrangé deux chansons turques traditionnelles pour leur donner une saveur locale. Ces deux morceaux, énergiques et entraînants, permettaient au public de prendre une pause, de s’éloigner de la puissante nature dramatique de l’histoire et de se ressourcer dans une ambiance positive. En revanche, nous avons utilisé le saz d’une manière totalement différente dans le score en s’éloignant du style de jeu traditionnel. Mon collaborateur Cankat Guenel en a joué – presque – comme d’une guitare. Je voulais également que ces parties soient aussi silencieuses que possible. Je pense que ça a créé une texture sonore qui a trouvé écho auprès du public.

L’expressivité musicale atteint son paroxysme avec « Mucize », un crescendo d’une complexité lyrique remarquable où l’orchestre s’élève sous l’impulsion du piano, lorsque le dénouement entame sa course. On retrouve d’ailleurs cette même construction musicale dans « What Is Your Real Name », du film Love Me Instead. Quel est l’impact de ce morceau sur le climax du film et la réponse émotionnelle du public ?

Personnellement, je suis très inspiré par la création d’un monde musical à l’intérieur de motifs harmoniques répétitifs. Ça produit un effet où tout ralentit soudainement. Le public a l’impression d’être piégé dans une boucle et que la chose la plus importante se déroule à ce moment précis dans le film. Dans 7. Kogustaki Mucize, le réalisateur Oztekin et moi avons utilisé ce thème culminant lorsque l’histoire se résout au sommet de sa construction. Cependant, dans Love Me Instead, nous avons utilisé l’autre morceau à un stade antérieur du film pour refléter les sentiments les plus intimes du personnage principal, lorsqu’une révélation capitale vient changer le cours de sa vie. Cette approche a été utilisée comme point de rupture dans l’histoire du film.

Pensez-vous que le score devait aboutir sur ce passage final au moment d’aborder l’écriture ?

Oui, exactement. En règle générale, je crois que ce genre de composition spécifique intervient plutôt lors des étapes finales de l’écriture d’un score. Sur 7. Kogustaki Mucize, je l’ai abordé d’une autre manière. L’idée de combiner le baglama et l’orchestre m’est venue pendant que je développais le score. Au lieu de se précipiter sur les parties les plus essentielles du film, il est plus avantageux de se concentrer sur la construction de ce moment final. Parce qu’une simple idée musicale créée pour une scène totalement différente peut être utilisée ou développée plus tard, dans des moments culminants.

Comment avez-vous réagi face au succès retentissant du film ?

J’ai ressenti un mélange de satisfaction et de soulagement. C’est gratifiant de toucher un public aussi large. La musique a également été appréciée dans le monde entier. Vous savez, c’est un projet pour lequel toute l’équipe s’est vraiment concentrée sur la création d’un film qui a de l’importance. J’espère que le cinéma turc produira davantage de films sincères comme celui-ci.

Quels sont vos projets à venir ?

En ce moment, je termine un film intitulé Bihter, [réalisé par Caner Alper et Mehmet Binay, ndlr]. Basé sur un roman, l’histoire se déroule dans l’Istanbul des années 1920 /1930. Le film bénéficie d’une direction artistique étonnante. La musique a un ton dynamique avec des touches de nostalgie. Il y a une riche palette musicale qui comprend un orchestre à cordes, des bois, des synthétiseurs, ainsi que des instruments turcs comme le kanun et la lavta. Ce fut très amusant de travailler dessus. Mis à part ça, je travaille actuellement sur un nouveau projet qui m’enthousiasme et dont j’ai hâte de partager la musique.  

Vivant à Hollywood, aimeriez-vous composer un type de projet en particulier ou travailler avec un réalisateur spécifique ?

Je suis motivé dès que j’entends une histoire intrigante. Mon esprit se transcende à chaque fois que ça arrive. Ça me rappelle d’ailleurs pourquoi j’ai choisi cette voie. Je recherche donc n’importe quelle histoire susceptible de m’enthousiasmer de la sorte. Sinon, il y a trois réalisateurs particuliers avec lesquels je rêve de collaborer. Mais je ne révélerai leurs noms qu’après avoir travaillé avec eux !

Je remercie de tout cœur Hasan Özsüt pour son incroyable gentillesse et vous conseille fortement de suivre les travaux de ce fabuleux compositeur => https://www.hasanozsut.com/

David-Emmanuel – Le B.O.vore