Interview Martin Phipps – « Le thème de Napoléon reflète son sentiment d’altérité »

Y avait-il une autre destinée pour Ridley Scott et Martin Phipps que celle d’unir leur passion commune pour l’Histoire ? Le premier s’est appliqué à créer de nombreuses épopées légendaires, plus ou moins fictives, ennoblies par les musiques de Hans Zimmer (Gladiator), Harry Gregson-Williams (Kingdom of Heaven, Le Dernier Duel), Vangelis (1492 : Christophe Colomb) ou Marc Streitenfeld (Robin des Bois) tandis que le second s’est brillamment consacré à l’avènement de la reine Elizabeth II dans la série à succès The Crown. La transition s’avère donc parfaite : célébrer le parcours d’une autre figure emblématique de l’Histoire, celle de l’Empereur Napoléon Bonaparte (Joaquin Phoenix), à travers une relecture ambitieuse de son ascension fulgurante et de sa chute spectaculaire. Cette collaboration « intimidante » impose de nombreux défis à son compositeur qui ne manque pas d’audace ni d’inventivité pour illustrer le 28ème film de l’inépuisable cinéaste. Qu’elle symbolise son background avec des chants corses majestueux, traduise sa solitude par quelques notes de piano esseulées ou l’ambivalence de sa relation avec Joséphine (Vanessa Kirby) par une valse pseudo-romantique, sa musique installe l’émotion avec une certaine pudeur, équilibrant ses teintes mélancoliques ou épiques par quelques touches d’humour « pince sans rire », sans jamais se laisser conditionner par la temporalité du récit. En attendant la sortie du film en blu-ray et de sa version longue sur Apple +, le compositeur britannique revient sur son « plus grand travail d’authenticité  » jamais réalisé à travers un entretien passionnant qui vous donnera sûrement envie de vous replonger dans l’histoire du plus célèbre Empereur que la France n’ait jamais connu. 

Martin Phipps à l’avant-première de Napoléon à Londres (crédit photo: Hoda Davaine / StillMoving for Sony)

A quels genres de défis êtes-vous confronté lorsque vous devez composer pour un réalisateur aussi légendaire que Ridley Scott ?

Énormément de défis, sans aucun doute. Je mentirais si je disais que cette perspective d’écrire pour un si grand réalisateur n’était pas effrayante ni intimidante. Comme je n’avais jamais travaillé avec lui auparavant, je dois admettre que ma nervosité était à son comble. Ridley a une réputation extraordinaire, ses films sont tellement épiques et habilement conçus. Et je dois dire qu’il a été très doué pour me guider tout au long du processus. Ses intentions étaient claires. Pour un compositeur, c’est le meilleur privilège possible : on espère toujours pouvoir collaborer avec un réalisateur qui sait ce qu’il veut et qui ne soit pas trop prescriptif. Ridley ne m’a jamais imposé d’écrire de telle ou telle manière ni même de copier un temp track particulier. D’ailleurs, je n’ai jamais eu à travailler avec de la musique temporaire, à l’exception de quelques passages de mes précédents travaux ou de certaines idées que j’avais proposées en amont. Ces idées-là étaient destinées aux monteurs afin qu’ils puissent s’en servir comme base. Ils les intégraient ensuite au film et décidaient de leur emplacement. Heureusement, la plupart d’entre elles ont été retenues dans le montage définitif. Au final, cette expérience s’est avérée extrêmement agréable et gratifiante une fois que je suis parvenu à surmonter ma nervosité.

Avant Napoléon, la série The Crown vous a invité à explorer le parcours d’une autre figure emblématique de l’Histoire. Cette expérience vous-a-t ’elle permis d’appréhender plus facilement l’univers de Napoléon ?

Ces deux projets sont si différents qu’il m’est difficile de vous répondre… C’était un processus et une configuration très opposés. Je ne suis pas arrivé au tout début de The Crown mais seulement à la troisième saison. Connaissant la série, je savais en quelque sorte à quoi m’attendre. La palette et le ton avaient déjà été définis. C’était à la fois très utile mais aussi plus restrictif car je ne pouvais pas changer ces éléments de base. Quand je suis arrivé sur Napoléon, le ton général n’était pas réellement défini. Ridley avait simplement été clair sur le fait qu’il ne serait pas trop sérieux. Il voulait absolument injecter de l’humour dans le film et la musique, ou quelque chose qui s’y apparente.

Et donc, comment vous y prenez-vous pour injecter de l’humour dans votre musique ?

Faire de l’humour en musique, c’est vraiment très délicat. J’ai essayé de trouver la tonalité qui correspondait le plus au film de Ridley. L’un des morceaux de l’album, « Make the Rain Stop » est basé le « Trio pour piano et cordes n°2 » de Schubert utilisé dans Barry Lyndon ; l’un des films préférés de Ridley. Je me suis en accroché à cette sonate -violon, violoncelle et piano – tout en essayant de proposer ma propre version. Ridley l’a envoyée aux monteurs qui l’ont placée juste avant la bataille de Waterloo, lorsque Napoléon et ses troupes attendent que la pluie s’arrête. Ils tournent en rond dans leur tente et finissent par devenir nerveux. Cette grande bataille est sur le point d’avoir lieu mais la musique se place sous un angle légèrement différent : elle développe un sentiment de légèreté, pas ouvertement humoristique, mais plutôt pince-sans-rire, avec une teinte mélancolique. Ce n’est pas ce que l’on attend d’un film sur Napoléon et c’est ça qui est très intéressant.

L’instrumentation choisie a un rôle double unique : le piano, l’accordéon, la harpe, les trompettes, les chants corses, les valses ou les fanfares épousent davantage l’époque du film tandis que l’orchestre et les palettes électroniques lui confèrent une dimension plus contemporaine. Avez-vous cherché à créer un équilibre entre une musique d’époque et une musique contemporaine ?

Ridley a été très clair dès le début : il comptait utiliser beaucoup de musique source, beaucoup de morceaux classiques de l’époque. En revanche, il ne voulait pas que ma partition soit trop classique. Contrairement à une grande partie de la musique source ; qui est très contemporaine tout en étant très spécifique au style et à la flamboyance de cette période, ma partition apporte plus de simplicité et de rugosité sans pour autant s’éloigner de l’époque. Elle s’intègre à cette musique source tout en habitant un espace assez différent. Ce n’est pas une musique écrite à la volée.

Avez-vous quand même bénéficié de l’expertise du conseiller historique Lorris Chevalier ou peut-être même consulté certaines archives musicales pour des séquences précises ?

Non car Ridley ne voulait pas que la musique soit particulièrement fidèle à l’Histoire. Ça ne signifiait rien pour lui et il ne s’en souciait pas vraiment. Tant mieux, dans un sens, car je n’aime pas trop me préoccuper de l’époque et du lieu en musique. Lorsqu’un score commence à refléter ces éléments, j’ai tendance à penser qu’il devient plus prévisible et plus limité. Je suis beaucoup plus intéressé par le cœur émotionnel des personnages principaux, par leur essence-même, et par la façon dont la musique résonne avec le réel. Il s’agissait donc de trouver un son qui reflète d’une manière ou d’une autre ce climat émotionnel sans nécessairement s’interroger sur sa « pertinence » historique et temporelle. Cela dit, j’ai opté pour le plus grand travail d’authenticité que j’aie jamais réalisé dans un score en enregistrant le véritable piano de Napoléon. Ses sonorités sont vraiment très intéressantes : il sonne comme un piano très silencieux, comme une sorte de piano droit ou de piano que l’on pourrait trouver dans un bar. Je le situe entre un clavecin et un piano-forte. Et s’il fonctionne aussi bien avec le film, c’est uniquement parce que cette sonorité particulière et très grossière correspondait parfaitement au personnage de Joaquin Phoenix.

Était-ce aussi un moyen de vous connecter plus intimement au personnage pour booster votre inspiration ?

Ce piano est détenu par Cobbe Collection. Nous sommes allés voir l’ensemble de leur collection dans le village d’East Clandon, à l’extérieur de Londres. C’est un espace impressionnant où l’on se retrouve exposé à cette période étonnante du développement de cette technologie musicale. C’est fascinant à voir. Juste à côté du piano de Napoléon, il y a celui de Marie-Antoinette. Plus loin, on y retrouve ceux de Bach et Mahler. L’Histoire est presque écrasante dans cet endroit. Le simple fait d’entrer dans le personnage de cette manière procure un immense plaisir. Mais je ne peux pas affirmer avoir été particulièrement inspiré pour écrire quelque chose de « différent ».

Le thème de Napoléon (« Napoleon’s Piano ») est assez inattendu parce qu’il le définit comme un homme solitaire, un outsider, mais jamais comme un conquérant. Pourquoi avoir choisi de ne pas lui donner un thème plus épique et mélodique ?

Ridley m’a longuement parlé du personnage de Napoléon, de la façon dont il voulait le dépeindre et dont la musique devait s’y rattacher. Il voulait un thème récurrent très simple, ni trop classique, ni trop verbeux, ni trop lisse, pour refléter son sentiment d’altérité, son caractère d’outsider et sa nature légèrement rugueuse. Autrement dit : un thème pas trop cossu, rappelant qu’il n’est pas un aristocrate raffiné mais plutôt issu d’un rang très bas, contrairement à ses pairs de l’armée française. Son génie militaire est incontestable mais je voulais porter un autre regard sur le personnage. Je ne voulais pas le glorifier davantage en dehors des moments prévus à cet effet dans le film. Cela permet aussi au public de le sous-estimer un peu. J’aurais sûrement commis une erreur en lui écrivant un grand thème romantique à la manière de Maurice Jarre sur Lawrence d’Arabie. Ma conversation avec Ridley m’a conforté dans l’idée que ce n’était pas la bonne option. J’ai compris qu’il tenait absolument à accompagner Napoléon d’un petit motif, une sorte de mélodie à fredonner, dépourvue de grandeur. Ce n’est qu’à la toute fin du film, juste avant le générique, que je l’ai développé, en rajoutant notamment des voix. A ce moment-là, son thème devient plus majestueux.

L’utilisation des voix corses est absolument fascinante : elles accompagnent Napoléon à l’apogée de sa gloire (« Austerlitz Kyrie ») jusqu’à sa chute (« Downfall ») et sa mort (« Bonaparte’s Lament »). En quoi était-ce essentiel de reconnecter musicalement le personnage à ses racines ?

Si vous essayez de comprendre un personnage, comprendre d’où il vient est essentiel. Tout simplement ! C’est encore une fois un élément qui tenait à cœur à Ridley. Dès le début, il avait déjà sélectionné quelques exemples de morceaux traditionnels écrits par le groupe vocal que nous avons convoqué plus tard pour le film. Ces passages lui évoquaient le chant rustique d’un berger se baladant dans ses collines. Napoléon n’est pas issu de ce milieu-là mais Ridley aimait l’idée que ces anciens chants corses l’appellent depuis sa terre d’origine, loin de l’aristocratie de la cour française. C’est un son très différent, son poids émotionnel est immense. J’espère donc que ces voix participent à la meilleure compréhension du personnage.

Comment s’est déroulé le processus créatif avec le groupe vocal de l’Ensemble Organum, à l’origine de ces chants traditionnels ?

L’avantage de travailler sur un film financé par un grand studio est que nous avons pu les faire venir en avion – dans un délai très court qui plus est – pour y enregistrer leurs chants dans les fantastiques Air Studios à Hampstead. Il s’agissait essentiellement de retravailler, de recréer le son qu’ils avaient déjà obtenu sur le morceau originel. C’est leur son. Je ne peux pas m’en attribuer le mérite. Je l’ai simplement orchestré, étendu et développé, en y ajoutant notamment des éléments électroniques. Quand ils se sont mis à chanter, nous avons tous été immédiatement happés par leur prestation. C’était la confirmation que nous avions besoin d’eux pour le film !

Les morceaux de batailles sont particulièrement intéressants parce qu’ils retransmettent non seulement l’énergie de l’action mais représentent aussi les différents stades du personnage : « Toulon » nous présente un jeune Napoléon ambitieux et fougueux, « Austerlitz » reflète un Napoléon plus sombre, confiant et puissant, tandis que « Waterloo » / « Downfall » escortent un Napoléon plus épique, luttant pour préserver son trône, mais surtout plus vulnérable. Était-ce une volonté consciente de concevoir ces séquences musicales avec un tel degré de complexité ?

Ce sont d’excellentes observations que vous venez de faire ! A vrai dire, je n’ai fait que suivre l’arc narratif du film pour refléter ce qu’il se passait. Ces musiques retracent le parcours et la progression de ces trois batailles importantes que Napoléon a mené dans sa vie, d’après la vision de Ridley. Dans la première d’entre elles, la musique exprime la nervosité et l’excitation qu’il ressent parmi tout ce chaos. « Austerlitz » représente quant à elle l’apogée de son génie militaire, le triomphe de sa stratégie. Sa confiance est absolue. C’est pourquoi j’ai jugé bon, qu’à ce moment-là, son chant intérieur corse pouvait pleinement s’exprimer. Enfin, « Waterloo » accompagne sa chute grâce à des mouvements plus erratiques qui montrent que tout s’écroule pour lui. Les voix d’ « Austerlitz » réapparaissent à la toute fin de cette bataille mais leur traitement diffère du morceau original. C’était une décision très consciente de créer des morceaux de musique très différents les uns des autres pour ces séquences.

Le thème de Joséphine (« Josephine ») permet, quant à lui, de s’immiscer dans l’intimité du personnage de Napoléon en reflétant l’ambivalence de leur relation…

Le thème de Joséphine et celui de Napoléon sont tous les deux simples – ils ont trois ou quatre temps seulement. Ce ne sont pas des morceaux de musique classique sophistiqués. Je dirai même qu’ils ont une allure presque folklorique. Le thème de Joséphine développe une cadence plus romantique qui dégage un sentiment plus doux, plus vulnérable et plus mélancolique. Il fallait résumer la complexité de la relation qu’ils entretenaient tous les deux mais aussi la complexité de sa vie à elle. D’un côté, elle subissait l’incapacité de son mari à trouver ce qu’il cherchait, à la fois chez lui et chez elle, et de l’autre, ses options étaient toujours très limitées. A la fin, elle finit par devenir pire que lui. C’était une relation compliquée, principalement transactionnelle, et très triste finalement ; même s’ils partageaient beaucoup d’amour. J’espère que tous ces différents aspects des personnages se reflètent un peu dans ma musique.

Napoléon disait que « la musique est la voix qui nous dit que le genre humain est plus grand qu’il ne le pense ». « La musique est l’âme de l’amour, la douceur de la vie, la consolation des peines et la compagne de l’innocence ». Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

C’est une excellente citation et j’espère que ma musique en est un peu le reflet. J’espère qu’elle encapsule ce romantisme, cette joie de vivre mais aussi cette mélancolie qui le caractérisent.

*Entretien réalisé par Zoom le 17 Janvier 2024

Je tiens à remercie chaleureusement Martin Phipps pour son extrême gentillesse et sa disponibilité !

David-Emmanuel – Le B.O.vore