Batman contre le Fantôme Masqué: Aux chœurs de la romance du Chevalier Noir

Personne n’oserait contester le consensus selon lequel l’essence du Chevalier Noir n’a jamais été aussi bien retranscrite que dans Batman : la série animée (1992), imaginée par Bruce Timm, Éric Radomski et Paul Dini en réponse à la fresque gothique de Tim Burton (Batman, 1989), qui propulsa le vigilante de Bob Kane et Bill Finger au cœur d’un véritable culte (la fameuse « Bat-mania », souvenez-vous !). Alors que le générique de Danny Elfman reste indissociable de son aura sombre et héroïque, l’implication acharnée de la compositrice Shirley Walker n’aura pas suffi à lui valoir la reconnaissance qu’elle mérite, malgré tous les efforts déployés pour célébrer l’ingéniosité, l’authenticité et la complexité de ces 85 épisodes hors du commun. Il faudra attendre le film Batman contre le Fantôme Masqué (1993), réalisé par Éric Radomski et Bruce Timm, pour que son univers musical s’émancipe enfin de ses influences elfmaniennes, grâce à la puissance chorale et orchestrale de ses compositions qui portent l’empathie à son paroxysme. Rééditée dans une sublime version vinyle par l’incontournable Gotham Records Mondo, la BO de Shirley Walker méritait bien que l’on braque le projecteur du Bat-signal sur elle ! 

GENÈSE D’UN CLASSIQUE BATMANIEN

Au cœur de Gotham City, une explosion retentit. La banque vient d’être braquée ! A peine la police a-t-elle sonné l’alerte qu’un bolide futuriste se lance à la poursuite des malfrats sous l’impulsion de cuivres frénétiques. Mais qui est ce mystérieux pilote ? Pourquoi veut-il intervenir ? En fuite, les bandits se retrouvent acculés sur un toit tandis qu’une ombre horrifique se détache de la nuit, suscitant leur effroi. La tension est palpable face à cet adversaire affublé d’ailes et de cornes, dont le regard menaçant révèle son hostilité. Est-il seulement humain ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir : le tuer. Hélas, leur offensive ratée contre ce combattant hors pair ne fera que révéler leur impuissance la plus totale. La police n’a plus qu’à les cueillir et justice sera rendue ! Au sommet d’un gratte-ciel, le héros masqué se dévoile dans une posture conquérante, dominant la ville qu’il protège sous un ciel zébré d’éclairs et les airs d’une mélodie familière. Vous sentez la nostalgie regagner votre cœur ? A vrai dire, c’est inévitable ! Le générique de Danny Elfman fascine autant qu’il brille d’ingéniosité ; achevant d’ancrer sa mélodie iconique dans la pop culture, à travers cette sublime variation de sa marche gothique. Et pourtant, sans vouloir renier son caractère sacré, une question nous taraude : pourquoi ne pas avoir confié la composition du générique à Shirley Walker ? Bruce Timm n’a jamais douté de sa légitimité – il en est son recruteur – mais il faut croire qu’une connexion musicale avec les aventures de Batman sur grand écran, mené par le fantasque Tim Burton, était indispensable pour immerger plus facilement les spectateurs dans ce nouvel univers, malgré les différences notables entre ces deux représentations ; tant sur le plan visuel que narratif. Fort heureusement, Walker aura eu tout le luxe d’élaborer sa propre mélodie et son propre vocabulaire, avec l’aide précieuse de ses fidèles acolytes, Lolita Ritmanis, Michael McCuistion et Christopher Carter (le futur Dynamic Music Partners, qui officiera notamment sur Justice League : la série animée), « grâce » à l’indisponibilité de Danny Elfman, dont les retombées de son succès l’ont poussées à refuser le poste. Il n’empêche que le compositeur restera une source d’inspiration principale pour l’habillage des épisodes, notamment au niveau de l’écriture, des orchestrations et de l’instrumentation, par souci de maintenir une certaine esthétique commune avec les films, bien que Walker y insuffle sa propre personnalité tout en lui apportant une dimension unique (il est d’ailleurs amusant de rappeler que Walker a été la chef d’orchestre et orchestratrice de Danny Elfman sur… Batman !).

Le succès de la série sera tel qu’il propulsera la version animée du caped crusader sur grand écran avec le chef d’œuvre Batman contre le Fantôme Masqué (Batman : Mask of the Phantasm), conçu pour explorer la genèse du héros dont le passé mystérieux n’a pas encore révélé tous ses secrets. Une idée bienvenue car, jusqu’à présent, seules ses prouesses physiques et intellectuelles étaient mises à l’honneur, au détriment d’une exploration plus psychologique et émotionnelle ; à l’exception bien sûr des cultissimes épisodes « Remords » (« I Am the Night ») ou « Rêve ou Réalité » (« Perchance to Dream »). Batman y est plutôt représenté comme un symbole de droiture, guidé par un sens moral inébranlable, qui interfère avec les motivations plus ou moins légitimes de ses antagonistes – la fameuse Galerie des Gredins ; que l’on pourrait considérer comme le véritable protagoniste de la série.  C’est donc dans l’optique de replacer le Chevalier Noir au centre de l’attention que les créateurs Bruce Timm et Paul Dini décident de remodeler son origin story par le prisme d’une histoire d’amour. Un point de départ relativement « simple » à première vue – encore fallait-il y penser – ; il n’empêche que ce pan de sa mythologie n’a que trop rarement été exploité ; si ce n’est dans les comics, à l’instar de ses intrigues amoureuses avec Kathy Kane (Batwoman), Talia Al Ghul (la fille de Ra’s Al Ghul), Sélina Kyle (Catwoman) ou encore Julie Madison (une actrice de renom), ou en background dans le diptyque de Tim Burton (la journaliste Vicky Vale (Kim Basinger) puis Sélina Kyle (Michelle Pfeiffer), une fois n’est pas coutume). C’est ainsi que l’univers animé, déjà réputé pour avoir donné naissance à l’incontournable Harley Quinn, façonne la sublime Andréa Beaumont, le premier amour de Bruce Wayne, alias le Fantôme Masqué (Phantasm), métaphore parfaite d’un passé qui revient le hanter. Reconduite en toute logique à son poste, la fabuleuse compositrice y trouve une opportunité unique d’approfondir un univers musical déjà bien garni et de s’émanciper définitivement de l’ombre de Danny Elfman qui galvanise les mélomanes du grand écran ; toujours en proie à la virulente Bat-Mania. Notons que la bande-originale fut d’abord éditée chez Reprise Records en 1993 (version regular) avant de ressortir chez La-La Land Records en 2009 dans une version expanded, contenant l’intégralité du score, limitée à 3000 exemplaires (c’est cette édition plus complète qui servira à l’analyse menée ici).

DIVINE CHORALE

Tandis que le générique d’ouverture nous plonge au cœur de la tentaculaire Gotham City par ses plans immersifs (révolutionnaires pour l’époque !), Walker troque la marche d’Elfman pour y déployer son splendide Batman Theme par la voie d’un orchestre luxuriant ; où pléthores de cuivres et de chœurs funestes scandent la grandeur du justicier qui veille sur sa ville. Cette fois-ci ça y est : sa revanche est prise ; l’ouverture lui appartient (et la continuité musicale avec la série est assurée) ! A la fois gothique, épique et dramatique, son « Main Title » entremêle l’étoffe du héros à la noirceur de ses tourments sans même que son ombre n’apparaisse. Voilà toute la force de sa composition dont l’esthétique, plutôt sinistre et lugubre – il faut l’admettre – cherche ici davantage à refléter la maturité d’un univers qu’à séduire le public juvénile pour lequel il semble paradoxalement destiné. En seulement quelques notes, Walker annonce déjà les thématiques complexes qui ont forgé la légende du Chevalier Noir et qui seront, bien entendu, explorées dans cette nouvelle aventure à suivre. Sa mythologie n’avait d’ailleurs jamais arboré une dimension religieuse aussi explicite : Batman semble ici associé à une figure biblique ; un symbole de justice divine ; hanté par le sacrifice qu’implique sa croisade masquée. On y entend comme la célébration d’une icône, un hymne fataliste surpuissant, où chaque incantation mystifie un peu plus son aura, l’élevant ainsi au rang d’une véritable divinité. Parlons justement du mysticisme de ce langage choral qui fascine d’autant plus qu’il ne puise pas ses sources dans une idioglossie (à la manière de Lisa Gerrard dans Gladiator), ni même dans des chants latins, et encore moins dans les comics ; contrairement aux croyances populaires qui entourent sa création. Nombreux sont ceux à avoir tenté de le décrypter mais personne – en tout cas pas l’auditoire – n’est parvenu à percer le mystère. Fort heureusement pour vous, la qualité d’investigateur de l’auteur de cet article aura permis de révéler sa signification… ou plutôt la plaisanterie ingénieuse qui s’y cache !

Si d’aventure, vous avez eu l’occasion de vous « familiariser » avec la regrettée Shirley Walker (tragiquement décédée en 2006) par le biais d’interviews, aussi rares soient-elles, ou, soyons-fous, par une véritable rencontre, vous vous rappellerez très certainement de sa lutte sempiternelle pour la reconnaissance de ses pairs. C’est ainsi que, épuisée de devoir vanter les mérites de son équipe sans obtenir pleine satisfaction, Walker décide… de faire littéralement chanter leurs louanges dans la bande-originale ! Sa force de caractère, combinée à l’esprit créatif qui a fait sa renommée, l’amènera à imaginer ce langage choral à partir des noms de ses collaborateurs chantés à l’envers : « OH-NAH-LIM-MOT », la phrase par laquelle commence la partition, est un hommage à son éditeur musical Tom Milano ; suivi ensuite par Lolita Ritmanis, Peter Tomashek et Michael McCuistion, ses orchestrateurs, ou encore Bobby Fernandez, le choriste a cappella. La compositrice ira même jusqu’à dissimuler la véritable nature de sa création par crainte que la Warner, la société de production du film, ne lui réclame d’y entonner son nom (« OH-BROS-NER-WAR » ?). Cet easter egg ingénieux se révèlera bien plus complexe à élaborer que la recording-session en elle-même – chaque nombre de syllabe fut minutieusement répertorié, étudié puis regroupé de sorte à rendre l’ensemble cohérent et lisible pour les choristes – mais aura le mérite d’apporter la reconnaissance ultime tant recherchée (une fois le subterfuge révélé). Bien plus qu’une simple ornementation, cette omniprésence chorale constitue les fondements mêmes de sa bande-originale : là où les chœurs de Batman : Le Défi, sorti un an plus tôt, n’avait « que » pour finalité de rehausser l’onirisme du Burton-verse, ceux de Walker opèrent comme un véritable marqueur temporel, narratif et émotionnel, assurant aussi bien la transition des flashbacks qu’ils ne reflètent la fatalité du récit (« Birth of Batman, « Batman Destiny », « Phantasm and Joker Fight »).

LE DESTIN D’UN HÉROS

Cœur battant du film, la partition jongle avec des instants épiques, poétiques mais aussi plus tragiques. Tragique, c’est justement ce qui résume le mieux cet opéra batmanien : Walker semble aborder la mythologie du Chevalier Noir comme une tragédie grecque, où le choix de l’amour s’oppose à celui de la vengeance. Une dualité exprimée à travers un crescendo qui manifeste à la fois l’obsession, la résignation et la frustration, telle une marche lente emprisonnant le justicier dans le traumatisme qui l’a vu naître. En écho au souvenir douloureux de ses défunts parents, un orchestre solennel scelle le serment que l’orphelin a juré d’honorer après leur assassinat (« The Promise »). Ce thème entêtant, utilisé comme un leitmotiv récurrent, ne cesse de le hanter comme lorsque Bruce, agenouillé sur leur tombe, les supplie de le laisser accéder au bonheur, alors que son amour pour Andréa révèle son authenticité (le début de « Birth of Batman »). Serait-ce un moment d’égarement qui l’éloigne de sa quête de justice ? Ou peut-être que cette femme est tout simplement l’exorciste de ses démons ? Autant de questionnements torturés qui imprègnent sa fresque musicale et laissent affleurer un sentimentalisme exacerbé (dans le bon sens du terme) à travers ses moindres mesures. Leur rencontre fortuite fera d’abord naître un motif élégiaque (la deuxième partie de « The Promise »), unifiant ces deux âmes blessées par le deuil, avant de libérer une mélodie scintillante ; où hautbois/clarinettes, violons, cuivres et carillons célèbrent l’intensité de leur amour avec une légère dose de mélancolie (le love theme « Fancy Footwork », « First Love », « A Plea For Help »).

Mais comme vous le savez (en tout cas, ceux qui ont vu le film !), l’idylle sera de courte durée : « Birth of Batman » sème la désolation à travers un crescendo de cordes déchirant, tandis qu’Andréa renonce à sa demande en mariage pour fuir les démons de son père. Survient alors la transition ténébreuse que l’on attendait, symbolisant le deuil de leur vie amoureuse. En invoquant d’abord le thème de la promesse, Walker confirme que Bruce est condamné à honorer son serment et qu’il n’a d’autres choix que de s’incliner devant son fatum. C’est alors qu’il revête (enfin) le costume de Batman sous la mythique puissance du « Batman Theme », dont la fureur des cuivres et la grandiloquence des chœurs font écho au sensationnel « Main Titles » qui nous trotte encore dans la tête depuis le début du film. A cet instant, Walker porte sa mélodie à un degré supérieur : elle devient le symbole de son abnégation, un véritable cri de l’âme qui célèbre la naissance d’une légende. Sublimée par l’interprétation de Kevin Conroy / Richard Darbois, sa partition vient de propulser la mythologie du Dark Knight sur un territoire émotionnel jusqu’alors inexploré ; plongeant au cœur de ses origines pour y révéler ses failles et ses tourments, aussi intimes soient-ils. Mais surtout, elle suscite une vive empathie et brise l’image monolithique que nous nous faisions du personnage. Un constat s’impose : Batman n’aura jamais été aussi vulnérable et humanisé que dans Batman contre le Fantôme Masqué.

L’HEURE DE LA VENGEANCE A SONNÉ !

Au-delà de sa dimension émotionnelle très marquée, Batman contre le Fantôme Masqué se consacre aussi à musicaliser les origines interconnectées de ses protagonistes tout en sublimant l’action avec maestria. Ainsi, Walker s’amuse avec un vocabulaire déjà établi sur la série animée, en se réappropriant notamment la fanfare du Joker, dont les sonorités très foraines apportent un contraste toujours aussi saisissant avec le rire diabolique de Mark Hamill/Pierre Hatet (« The Joker’s Big Entrance », « Phantasm and Joker Fight ») ; mais aussi les cuivres héroïques du Chevalier Noir, aux consonances très elfmaniennes (le monumental « The Big Chase » et ses orchestrations remarquables). Si la plupart de ses apparitions restent magnifiées par l’allure triomphante de son « Batman Theme », la première croisade nocturne de Bruce se voit en revanche escortée par une mélodie inédite, soulignant la frénésie de la scène par son approche très mickey-mousing (« Ski Mask Vigilante »), que l’on retrouvera plus tard dans un autre flashback, lors d’une confrontation (diurne, cette fois) avec une bande de motards malveillants (« City Street Drive »). La clé de son utilisation réside justement dans la temporalité du récit : Bruce ne laissera éclore son véritable thème que lorsqu’il endossera le costume de Batman (dans le très justement nommé « Birth of Batman ») – un choix judicieux qui démontre encore une fois l’incroyable souci du détail apporté par la compositrice. Quant à lui, « L’Ange de la Mort » écope d’un motif plus synthétique, dont les sonorités nébuleuses vous évoqueront sûrement le thérémine de Bernard Herrmann (Le Jour où la Terre s’arrêta, 1951), joué au clavier par un certain Hans Zimmer qui, une décennie plus tard, contera la légende du Dark Knight (2005-2012) dans la version de Christopher Nolan, en compagnie de James Newton Howard. L’effet est plutôt réussi : son thème à l’allure fantomatique se répand comme un sifflement mortel au fur et à mesure qu’Andréa assouvit sa vengeance sur les meurtriers de son père (« Main Titles », « Phantasm’s Graveyard Murder », « The Big Chase », « Andrea Remembers/True Identity »). Soutenu par quelques cuivres mystérieux, des cordes stridentes ou un orgue fataliste, il finira par s’émanciper par la voie de l’orchestre alors qu’Andréa emporte son créateur dans le chaos, laissant un torrent de chœurs se déchaîner (« Phantasm and Joker Fight »).

A l’issue de cette confrontation épique qui se solde par la mort présumée de son unique amour, l’épopée d’Éric Radomski et Bruce Timm se conclut sur énième morceau d’anthologie, « Batman’s Destiny », où Walker signale clairement son intention de nous faire verser quelques larmes. En quelque sorte la quintessence de ce dédale émotionnel que nous venons de traverser avec Bruce, qui, dans un crescendo déchirant, voit naître l’espoir de sa survie. Un instant particulièrement émouvant, appuyé par des cordes lyriques et mélancoliques, qui cristallise la nostalgie de leurs jours heureux, avant que Bruce n’embrasse pleinement sa destinée, en invoquant la toute-puissance de l’orchestre et la grâce des trompettes ; symbole de sa croisade héroïque. Que les gothamiens se rassurent : Batman veille sur eux !

Son sourire rayonnant n’aurait jamais laissé entrevoir une telle noirceur et pourtant, Shirley Walker est la seule, au même titre que Danny Elfman ou l’incontournable tandem Hans Zimmer & James Newton Howard, à avoir capturé aussi parfaitement l’essence de Batman. Sa partition pour Batman contre le Fantôme Masqué est une véritable lettre d’amour au Chevalier Noir, une ode monumentale à cette icône de la pop culture. Qui pourrait lui reprocher d’avoir toujours éprouvé une certaine fierté à l’égard de son œuvre qu’elle considère – sans prétention – comme la meilleure de sa carrière ? Sûrement pas nous !

David-Emmanuel – Le BOvore

Février 2025

En hommage à l’immense Shirley Walker qui a bercé mon enfance avec ses mélodies héroïques