Histoire(s) de lire… N°35

Entre fiction et documentaire, je vous propose aujourd’hui de découvrir le destin tragique de Jan Palach sous la plume d’Anthony Sitruk, les héroïnes de cinéma de Guillaume Guéraud (qu’il nous dépeint dans un très féministe recueil de nouvelles !), les destins croisés de Johnny Cash et de Bob Dylan contés par LE « Midnight rambler » de légende par la voix de Michel Embareck, et la passion de Pierre Notte pour Barbara dans un texte noir et désespéré qui touche droit au coeur… Pour vous remettre de vos émotions, si vous alliez boire un petit noir au comptoir du café d’Eole ?  Vous y attendent vos héros de papier et ceux qui les ont créés ! Envie de frissonner ? Vous allez être servis avec un  « Bloody Valentine » glaçant malgré la chaleur estivale et avec les tribulations d’un truand qui cumule les emmerdements après ses retrouvailles avec un pote devenu flic !  Pour finir, Jami Attenberg nous offre un roman teinté d’humour sur le besoin de normalité sociétal d’une (plus très) jeune femme en quête d’âge de raison… Existe-t-il seulement ? Bonnes lectures à toutes et à tous !

 

 

 

Pendant une séance de formation sur le thème de la communication, Anthony Sitruk se retrouve face au portrait en noir et blanc d’un jeune homme qu’on lui demande d’identifier. S’il n’arrive pas à mettre un nom sur ce visage, celui-ci ne lui semble pourtant pas tout à fait inconnu… Il s’agit de Jan Palach, un jeune étudiant tchèque de vingt ans, qui s’est immolé par le feu en 1969 pour protester contre l’invasion de son pays par les forces soviétiques : par cet acte désespéré, mais néanmoins mûrement réfléchi, Palach espérait marquer les esprits et réveiller son peuple en pleine léthargie afin qu’il retrouve la force de reconquérir sa liberté… Il réussit tout du moins à déstabiliser le pouvoir en place car son geste retentit alors dans le monde entier… Qui était Jan Palach et quelle force a porté ce jeune étudiant jusqu’au sacrifice de sa propre vie, dans des conditions aussi terribles ? Troublé par cette tragique histoire, Anthony Sitruk prit la décision de partir pour Prague afin de refaire le parcours de Jan, du village de sa naissance jusqu’à la place Venceslas où il s’arrosa d’essence avant de se transformer en torche, acte qui fit de lui un symbole de l’engagement politique extrème. Au cours de ses déambulations, il nous livre ses réflexions et ses questionnements suscités par l’horreur du geste de ce jeune homme à l’apparence tranquille et des répercussions qu’il eut sur son entourage proche… Si l’écriture, souple et directe, se tourne vers le romanesque en empruntant à la fiction pour combler les zones d’ombre, le fond de ce livre passionnant tend bien sûr vers l’essai  par sa recherche documentaire. Avec cette page d’histoire qui se lit comme un roman, jamais le terme « Mourir pour des idées » n’aura pris un sens aussi déterminé que tragique… Merci à Anthony Sitruk de nous avoir remis en mémoire cet épisode qui ne doit certainement pas tomber dans l’oubli, par respect pour le courage de cet amoureux de la liberté… Pour info, deux documentaires ont été réalisés sur Jan Palach : « Ian Palach » de Raymond Depardon (1969) et « Jan Palach : mourir pour la liberté » de Dobroslav Zbornik (1995).

La vie brève de Jan Palach d’Anthony Sitruk, Le Dilettante, 2018 /16,50€

 

 

 

Au coeur de ces vingt-trois nouvelles, Guillaume Guéraud dessine sa carte du tendre cinématographique, du temps du muet à aujourd’hui, dans une brassée brute et impulsive de clins d’œil, de coups de gueule et de souvenirs émus. Si les scénarios et le talent des réalisateurs ne le laissent pas indifférent, c’est avant tout aux actrices qu’il rend hommage… Par leur charisme, leur silhouette ou leur sourire, mais aussi et surtout par leur engagement féministe, ces femmes, pour la plupart inconnues, ont autant marqué la pellicule que laissé une empreinte indélébile chez notre auteur cinéphile, visiblement acquis à leur cause ! Une à une, il les ramène à la lumière et les relie avec tendresse et humour à des moments bien précis de sa vie, comme on fredonne une petite musique qu’on croyait oubliée et qui refait surface… Ses premiers émois, ses premières colères, sa conscience politique, il les doit à ces intemporelles femmes de celluloïd. Il se fait tendre et nostalgique quand il évoque Louise, la petite ouvrière de « La sortie de l’usine Lumière » ou sa « Mémé Kalachnikov », aux pouvoirs prémonitoires, qui lui avait prédit avant l’heure la sortie française de « Princesse Mononoké »… Admiratif devant la prise de conscience d’Olga Voznenskaïa quand elle épouse la cause de la révolution malgré sa popularité dans la Russie tsariste, ou devant le courage de Norma Rae ou d’Erin Brockovitch. Révolté quand il évoque l’expulsion politique de Rosaura Revueltas sur le tournage du « Sel de la terre », en plein Maccarthysme… En colère quand il évoque la récupération de Jeanne d’Arc par le FN (celle de « La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer où tous les personnages antipathiques sont paraît il les sosies des ténors du parti à la flamme bleu blanc rouge… A vérifier !) ou contre les anti IVG à qui il conseille de visionner la scène d’avortement « salutaire » de « Promotheus »… Outré contre l’imposture de Gainsbourg quand il s’attribue la paternité des paroles de Bonnie and Clyde et excité comme un boisseau de puces quand il évoque la sensualité de Pearl Chavez dans « Duel au soleil » ! La passion selon Guillaume Guéraud est contagieuse… car on ne quitte pas son livre des mains ! Songeur, après sa lecture, on part à la recherche des héroïnes de notre Panthéon personnel….

Les héroïnes de cinéma sont plus courageuses que moi de Guillaume Guéraud, Le Rouergue, 2018 /18,80€

 

 

 

A la sortie de son premier album en 1962, Dylan est sur le point de se faire virer de sa maison de disques qui ne croit pas au succès de cet artiste bougon au look improbable. Sa carrière sera sauvée in extremis par Johnny Cash qui, voyant en lui un digne héritier de la musique populaire américaine, pèsera de toute son influence pour lui sauver la mise auprès de ses détracteurs. En résultera une longue amitié entre les deux hommes, ponctuée de désaccords politiques (Cash a un peu tardivement pris position contre la guerre du Vietnam), mais cimentée par une admiration et un respect réciproque et par le même amour pour leur art qui donnera lieu à de splendides collaborations… A partir de quelques éléments véridiques, Michel Embareck a brodé une fiction criante de vérité, sous la forme d’un échange épistolaire entre ces deux artistes cultissimes, entrecoupé de commentaires du «  Midnight Rambler », mythique animateur de radio et véritable mémoire vivante de l’histoire de la musique de cette période bénie. Tendre et sincère, truffé d’anecdotes et de moments cultes, ce roman nous immerge dans la richesse musicale des années 60 à 70 et dans l’esprit contestataire qui la définit, en témoignage nostalgique d’une période révolue, à travers le parcours exceptionnel de ces deux monstres sacrés… Un voyage dans le temps, au rythme de la meilleure bande son qui soit…

Bob Dylan et le rôdeur de Minuit de Michel Embareck, L’Archipel, 2018 /18€

 

 

 

Il n’a qu’une vingtaine d’années et Pierre n’a plus le goût à vivre : sa jeune vie n’est qu’une accumulation de fractures et d’incompréhensions qu’il n’a plus le courage d’affronter et Julien, son amant, vient de le quitter, impuissant devant sa rage destructrice et sa haine de lui-même et des autres qui l’éloignent inexorablement de la vie… Quelques jours auparavant « La chanson de Madame Rosenfelt », son premier roman, a pourtant été édité. Ecrit pour impressionner Julien, ce texte sombre en hommage quelque peu irrévérencieux à Barbara, dépeint une chanteuse de légende, retirée du monde, qui a perdu sa voix… il l’a envoyé à la dame brune et regrette déjà son geste… Au bout du rouleau, Pierre décide de mettre fin à ses jours mais, au moment où il commence à plonger dans les limbes, le téléphone sonne et la voix de Barbara retentit dans toute la pièce, lui demandant gentiment de le rappeler… « J’ai tué Barbara », d’une sincérité crue et dérangeante, retrace le parcours d’un écorché vif en quête de reconnaissance et d’amour. Pierre Notte y exorcise ses démons dans une confession impudique et brute, dure et sans concessions, que l’on se prend en pleine face : il ne nous épargne rien de sa dérive morbide qui a bien failli le mener tout droit au tombeau, rattrapé de justesse par celle qu’il idolâtrait pour sa voix et ses mots en résonance avec son propre mal de vivre… Cette autobiographie poignante, d’une honnêteté sans faille, vous frappe et vous sonne à coups d’uppercuts bien placés… En dernière partie de volume, vous pourrez également découvrir la fameuse « Chanson de Madame Rosenfelt », genèse d’une descente aux enfers…

J’ai tué Barbara (suivi de La chanson de Madame Rosenfelt) de Pierre Notte, Philippe Rey, 2018 /16€

 

 

 

Poussez la porte. Installez vous confortablement et attendez…. Le spectacle permanent va bientôt commencer ! Qui est ce clochard en redingote et perruque qui vient de passer le seuil pour mendier sa pitance ? Chut… C’est le colonel Chabert… Et ce petit monsieur à la fine moustache qui déguste une madeleine ? Marcel Proust, bien entendu… Dimitris Stefanakis nous offre une délicieuse plongée au cœur de la littérature classique avec ce café d’Éole où souffle le vent des belles lettres ! D’une écriture théâtrale et facétieuse, il fait défiler, tel un magicien, auteur(e)s  et personnages de romans, tout droit sortis de leur univers de papier pour se frotter au nôtre, avec une jubilation communicative et une belle érudition. On y croise Julien Sorel et Fabrice Del Dongo en pleine querelle, Estragon et Vladimir à la recherche de Godot ou encore madame Bovary prenant le thé en compagnie d’Eugénie Grandet, de la cousine Bette, de Mrs Dalloway, de Lady Chatterley et de Lolita. Les portes s’ouvrent et se referment sur Dostoïevski, Anna Karénine, Kafka, Simone de Beauvoir et Camus, et bien d’autres encore, dans un ballet ébouriffant de drôlerie et d’intelligence : les personnages se plaignent de leurs auteurs qui eux-mêmes rivalisent de jalousie et de mauvaise foi, engendrant les querelles des clients attablés, prenant partie pour l’un ou l’autre ! D’une lecture fort agréable par sa construction faite de chapitres courts et rythmés, ce café d’Éole est décidément un rendez-vous incontournable qui, sans nul doute, vous donnera l’envie de dépoussiérer vos classiques en les revisitant sous un nouveau regard !

Au café d’Éole de Dimitris Stefanakis (traduit du grec par Vasso Loukou), Ateliers Henry Dougier, 2018 /14€

 

 

 

Une superbe maison surplombe la mer sous le soleil éclatant de l’île de beauté… A l’intérieur, deux couples, une petite fille et une tripotée d’ados joueurs et pleins de vie… On imagine des vacances idéales, non ? Et pourtant… La tension et les non-dits qui règnent en maître entre les différents protagonistes de cette histoire vont s’exacerber pour se terminer en tragédie… Qui sont-ils ? D’un côté, François et Véronique, leurs deux garçons, Baptiste et Quentin, et Valentine, la petite amie de ce dernier. De l’autre, Paul, sa fille Émilie, Delphine et ses deux fils, Estéban et Sacha : une famille recomposée. François et Véronique sont des amis de longue date du couple que Paul formait avec la mère d’Émilie et c’est donc plus que fraîchement qu’ils accueillent la briseuse de ménage que représente Delphine à leurs yeux… Quant à Émilie, mal remise de la séparation de ses parents, elle fait payer cher à sa belle-mère sa trahison par une attitude hostile ou par une froide indifférence. Il faut dire que Delphine était son institutrice adorée. Double trahison… Tout gêne Delphine qui n’est pas du même milieu social que ceux qui l’entourent : disparités financières et différences de centres d’intérêts génèrent un malaise chez la jeune femme habituée à davantage de simplicité… L’attitude de Valentine, sexy et provocatrice, commence à semer le trouble chez les garçons, notamment chez son Estéban, sous le regard d’un Quentin de plus en plus suspicieux… Sans compter l’attitude d’Émilie qui fait son possible pour lui pourrir la vie et Véronique toujours pendue au téléphone avec l’ex de Paul pour faire ses rapports journaliers… Christine Détrez signe avec « My bloody Valentine », un huis clos haletant sous haute tension, moite comme la chaleur avant l’orage… D’une écriture élégante et limpide, elle dresse avec justesse la psychologie de chaque personnage, dressant un tableau où la détresse et la solitude de Delphine sont mis en pâture à l’indifférence ou à la haine des autres… Ce roman qui fait penser aux ambiances de « l’été meurtrier » ou de « l’année des méduses », avec les sulfureuses Adjani et Kaprisky, est aussi bien troussé que glaçant !

My bloody Valentine de Christine Détrez, Denoël, 2018 /18,50€

 

 

 

Amateur de bonne chère et esthète érudit roulant en Jaguar, un voyou de haute volée (il ne porte pas de nom) se rend aux obsèques d’un des rares rois de la cambriole qu’il avait en estime. Bien sûr, les abords du cimetière sont truffés de flics à l’affût du gibier de potence venu en masse, mais jusque là, il a réussi à passer entre les mailles du filet : son cynisme n’ayant d’égale que sa ruse, les condés n’ont jamais réussi à le serrer. Aussi, quand il croise le regard de Bruno, un vieux pote de fac devenu flic, il sent que les embrouilles ne vont pas tarder à s’enchaîner… Qu’est-il venu faire dans cette galère ? Il n’a qu’une seule envie, se débarrasser illico presto de ce pote encombrant qui, en mal de confidence, s’accroche à lui comme un bigorneau sur son rocher : en plein marasme conjugal, celui-ci semble avoir en plus de sérieux ennuis sur lesquels il reste vague tout en faisant entendre à son « ami » que sa vie est en danger… Les hommes se quittent avec l’illusoire projet de se revoir et le lendemain, notre braqueur apprend que Bruno s’est fait descendre… Il décide, par loyauté pour cette amitié défunte, de partir à la recherche de son ou de ses tueurs … Et se retrouve au centre d’une très sale affaire où les flics n’ont rien à envier aux voyous… Organisation de combats à mort, photographe pervers et commerce de photos pornos homos, truands sans conscience et flics ripoux, trahisons, chantage et manipulation sont le lot de ce polar haletant où les cadavres tombent comme des mouches : pas une lueur d’humanité ne s’en dégage en dehors de la fraîcheur de Danielle, la petite amie de notre justicier qui lui-même n’est pas irréprochable ! On doit ce roman percutant comme la culasse d’un 22 mm, au regretté Pascal Marignac (qui l’avait signé du pseudonyme de Kaa). Un auteur qui aurait mérité d’être davantage mis sous les feux des projecteurs de la littérature de genre tant son style, irréprochable, colle à la noirceur mêlée d’ironie et d’humour noir qui sont l’apanage des grands… Les éditions de la Table Ronde ont eu la meilleure idée qui soit de le rééditer : « Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales » est un joyau qui donne envie de découvrir les autres titres de cet auteur de grande classe…

Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales de Kââ , La Table Ronde, 2018 /8, 90€

 

 

 

Andrea, à l’approche de la quarantaine, est toujours célibataire. Autour d’elle, on se marie et on fait des enfants, pendant qu’elle ne pense qu’à papillonner entre deux histoires d’un soir, trois verres d’alcool et un rail de coke. Certes, elle travaille (sans le moindre goût) dans le monde de la pub et a son propre appartement. Depuis qu’elle a abandonné toute velléité artistique (elle avait un avenir prometteur dans la peinture), elle est bien obligée de gagner sa vie : l’exemple de Matthew, son meilleur ami, qui galère en tentant de vendre ses toiles, lui donne raison sur la direction qu’elle a donné à sa carrière… Mais l’amour et la raison, hein ! Elle ne va pas très bien depuis quelque temps, Andrea… Depuis qu’Indigo, sa meilleure amie a convolé en justes noces avec un homme richissime, elle se sent seule et en décalage permanent. En plus, son frère qui vient tout juste d’être papa, vient d’apprendre que sa petite fille, gravement malade, est condamnée… Leur mère, pour aider le jeune couple à gérer un quotidien difficile, quitte New-York pour les rejoindre dans le trou perdu où ils habitent. Ça fait beaucoup pour Andrea, d’autant plus que chacun à sa façon lui fait la morale en déplorant son manque d’engagement et pointe un doigt accusateur sur son incapacité à faire des choix… Bref, à devenir adulte ! Quand atteindra t-elle enfin l’âge de raison ? Et si suivre ses propres aspirations en dehors des conventions, choisir sa façon de vivre sans souci de l’opinion des autres, c’était ça être adulte ? Jami Attenberg, après sa délicieuse «  famille Middlestein », récidive avec le même talent narrateur dans ce nouvel opus au charme irrésistible, où l’ironie se dispute à l’autodérision ! Avec ce magnifique portrait de femme empêtrée dans ses relations familiales et amoureuses, elle nous offre le dosage parfaitement équilibré entre légèreté et gravité… Le cocktail idéal pour une lecture estivale !

L’âge de raison de Jami Attenberg (Traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Reignier-Guerre), Les Escales, 2018 /19, 90€

 

Christine Le Garrec