Le capitalisme et ses dérives sur la sellette sous les plumes talentueuses de Renaud Cerqueux, Gérard Mordillat et Marion Messina : trois romans forts et engagés qui annoncent la couleur sociale de cette rentrée littéraire. Errol Henrot, quant à lui, signe un roman dérangeant sur la maltraitance animale dans les abattoirs, nous ouvrant les yeux sur la nécessité de changer nos comportements alimentaires afin de retrouver le semblant d’humanité dont on s’éloigne dangereusement… Aline Kiner nous embarque au coeur du grand béguinage de Paris, auprès de femmes libres et féministes… En plein Moyen-âge ! Et pour finir, Richard Russo, avec un humour délicieux et une acuité mordante sur la complexité des rapports humains, nous convie à une superbe tragi-comédie au coeur d’une petite ville des États-Unis. Bonnes lectures à toutes et à tous !
Héritier d’une famille de la grande bourgeoisie, Emmanuel Wynne n’a pas eu grand mal à se retrouver à la tête d’une plateforme collaboratrice de transports urbains, après avoir fait son beurre dans l’industrie juteuse (sans jeu de mots…) du porno. Ce fils à papa n’a cependant pas gardé de souvenirs heureux et épanouis de son enfance, dorée mais dénuée d’amour, entre un père rigide et autoritaire et une mère bigote ancrée dans le respect des valeurs morales ancestrales… Et sa réussite financière dans l’industrie du X n’a pas vraiment amélioré ses rapports avec ses géniteurs coincés ! Divorcé de son épouse qui le prend pour une pompe à fric, il est père d’une fille qu’il n’a pas élevée et dont il ne sait rien sans vraiment d’ailleurs s’en préoccuper… Drogué au boulot, tel Picsou sur son tas d’or, sa fortune suffit à son bonheur. Un jour, tout bascule… Il se retrouve complètement groggy, sans comprendre comment ni pourquoi, à poil et attaché à une lourde chaîne sur un matelas aussi fin qu’une tranche de jambon dans un sous-sol sans fenêtre. Pour seule compagnie ? Un poste de télévision, volume sonore à fond, débitant du Johnny Hallyday (« l’envie d’avoir enviiiiiiiie !) ou des films pornos… Depuis quand et pourquoi est-il là ? Quand son geôlier se montre enfin, caché sous un masque à l’effigie de Roswell, il lui explique que ce n’est pas le fric qui a motivé son enlèvement et qu’il n’envisage pas de demande de rançon. « Roswell » a des projets bien plus intéressants à son sujet : l’humilier, lui faire perdre toute son arrogance de milliardaire et le mettre dans la situation que des millions de travailleurs subissent sous le joug capitaliste… Ainsi, Emmanuel subira des entretiens d’embauche interminables, survivra uniquement avec le strict nécessaire pour ne pas crever, mangera de la bouffe bon marché bien dégueulasse et se tapera les cadences infernales d’un boulot aussi stupide qu’aliénant… Une vie sans plaisir, seulement ponctuée par une bière en fin de semaine, des fringues propres et une douche pour garder un semblant de dignité. Bienvenue dans la vie d’un prolo de base, engoncé dans la misère que vous encouragez avec votre système injuste et inhumain, monsieur le businessman ! Les jours, les semaines, les mois défilent avec deux lampes, une blanche et une rouge pour seuls repères du temps qui passe, jusqu’à ce qu’Emmanuel, toujours sans réaliser comment, se retrouve libre… Cette expérience lui aura-t-elle ouvert les yeux sur ses actes et ceux de ses pairs ? Après un excellent recueil de nouvelles («Un peu plus bas vers la terre »), Renaud Cerqueux revient en force avec toujours autant de pertinence et l’on retrouve avec un indicible plaisir la beauté incisive de son écriture ! « Afin que rien ne change » est un roman rageur et féroce qui dégage des relents de révolution qui gronde, doucement mais sûrement, face aux dysfonctionnements d’une société qui a perdu de vue son humanité… Un roman incontournable de cette rentrée littéraire. Gros coup de cœur !!!
Afin que rien ne change de Renaud Cerqueux, Le Dilettante, 2017 / 17,50€
Alejandro a quitté sa Colombie natale pour poursuivre ses études en France, à Grenoble. S’il pensait y trouver l’Eldorado, la vie précaire et solitaire qu’il mène depuis son arrivée lui a bien vite fait perdre toute illusion… Pour survivre, il fait des ménages dans les locaux du foyer étudiant et ne fréquente que des compatriotes eux aussi expatriés : une vie en vase clos. Faux départ aussi pour Aurélie… Elle aussi rêvait ses années de fac comme une émancipation et sa déception est à l’aune de ses espérances : elle n’a pas réussi à se faire un seul ami et est obligée elle aussi de bosser pour payer des études qui l’ennuient… C’est sur leur lieu de travail que ces deux âmes perdues vont se rencontrer et vivre une histoire d’amour à deux vitesses : si Aurélie est folle amoureuse d’Alejandro, celui-ci tient farouchement à sa liberté et, lorsqu’une opportunité s’offre à lui de quitter Grenoble pour une autre ville universitaire, c’est sans états d’âme qu’il va quitter Aurélie, la laissant en plein désarroi… Elle décide alors de partir tenter sa chance à Paris où vont l’attendre bien des déboires… « Faux départ » est un roman sombre où pointe toute la désillusion d’une jeunesse en perte de repères. Petits boulots, précarité, avenir incertain… Beaucoup de jeunes galèrent et perdent pied en se confrontant à la dureté froide et implacable du monde d’aujourd’hui. Marion Messina a su trouver le ton et les mots justes pour dépeindre le quotidien désespérant et la glaciale solitude de beaucoup trop d’entre eux… Au vu de l’actualité politique et de la baisse prévue des allocations logement pour les plus démunis (dont bon nombre sont étudiants et n’ont pas de parents fortunés), il serait bon de prendre conscience, messieurs et mesdames les politiques, que ce n’est pas la mesure la plus juste à prendre en ces temps difficiles… On a pas tous les jours vingt ans … Heureusement ?
Faux départ de Marion Messina, Le Dilettante, 2017 / 17€
François, dès son plus jeune âge, a toujours été sauvage et renfermé : inapte socialement, il n’a jamais pu nouer la moindre amitié et encore moins de relation sentimentale. Ses parents n’ont pas su réagir à la phobie sociale dont souffre leur fils : sa mère, coincée dans son silence et sa morosité, semble s’y être résignée. Quant à son père, taiseux lui aussi, il a toujours traduit son incompréhension vis-à-vis de son fils par la colère ou des actes d’autorité, jamais par le dialogue… Lorsque François termine ses études et regagne par dépit le foyer familial (là ou ailleurs …), il passe ses journées en solitaire à marcher et ruminer dans la campagne alentour. Son père qui a des relations à l’abattoir où il a bossé toute sa vie, pose alors à son fils un ultimatum, sans se soucier de son opinion et de sa sensibilité déjà fort tourmentée : c’est soit bosser à l’abattoir, soit la porte… Par lâcheté ou impossibilité viscérale de choisir son propre chemin, François va donc se retrouver au poste de « tueur », tout comme son père et son grand-père avant lui… Leurs liens du sang… Muré dans son silence, sans aucun lien avec ses collègues, François va chaque jour supporter sans réaction la vision de la souffrance animale, donnant l’impression d’y être indifférent. Jusqu’au jour où il est témoin d’une scène de torture gratuite et sadique d’une violence terrible… François va alors prendre en pleine face sa lâcheté et son silence qui font de lui un complice de ce génocide banalisé : conditionné à tuer sans réfléchir, il n’est qu’un bourreau ordinaire incapable de moralité et d’humanité… Cette prise de conscience lui fait l’effet d’un électrochoc : il ne peut plus se taire… Errol Henrot met très rapidement mal à l’aise dans ce roman : l’indifférence glaciale de son personnage, son environnement exempt de toute beauté et de sentiment laissent entrevoir un monde totalement désespérant et déshumanisé… Les conditions d’abattage des animaux qu’il décrit dans toute leur ignoble réalité (il suffit de suivre les « affaires » concernant certains abattoirs (tous ?) pour se convaincre qu’il ne noircit hélas pas le tableau …) sont particulièrement insoutenables… Un mal nécessaire ? Oui, s’il fait prendre conscience que consommer ces animaux, c’est cautionner et encourager les mauvais traitements qu’on leur inflige, leur retirant le droit à la sensibilité et à la dignité en plus de celui de vivre. Errol Henrot signe avec « Les liens du sang », un roman « Antispéciste » et militant où chacun de ses mots tranchent dans le vif du sujet, nous laissant face à notre conscience et à nos choix. « La chair a de la mémoire »… Ce plaidoyer glaçant nous le rappelle avec conviction et talent.
Les liens du sang de Errol Henrot, Le Dilettante, 2017 / 16,50€
L’immense tour Magister, propriété de la société d’assurances du même nom, s’élève, arrogante, du haut de ses trente huit étages. Comme les strates d’une roche, chaque niveau comporte sa propre hiérarchie, dominée par le chef suprême Robsen qui règne tel un dieu capitaliste sur le sommet. Un monde sans état d’âme, une jungle sans pitié où pour sauver sa peau (pas le droit à l’erreur et encore moins à la faiblesse) chacun est prêt à tout pour grimper les échelons menant au paradis du fric et du pouvoir… A l’inverse, ce symbole de la réussite sociale, tel un iceberg, cache dans les profondeurs de ses sept sous-sols tout un monde de laissés pour compte, de malheureux rendus fous par la faim et l’exclusion qui y vivent dans une misère crasse, tels des zombies… Clochards, junkies, ouvriers sans papiers venant des pays de l’est ou d’Afrique, travailleurs pauvres vivant dans leur voiture (dont une femme qui travaille dans la tour…), chaque étage est hiérarchisé selon son degré de misère ou d’affinités, dans une incommunicabilité totalement étanche. Le jour où Magister décide la fermeture de son self, la colère gronde dans les bas-fonds : le restaurant, ou plutôt ses déchets, est leur seul moyen de subsistance. Un vent de révolte va réunir ceux qui n’ont plus rien à perdre et susciter la solidarité de ceux qui risquent de perdre le peu qu’ils ont… « Quand les pauvres n’auront plus rien à manger, ils mangeront les riches… ». Gérard Mordillat signe avec ce roman d’une violence inouïe la réalité dérangeante de notre société contemporaine. Sa lecture déclenche d’autant plus un malaise persistant que cet auteur qui se nourrit du réel, s’est appuyé sur des faits existants… Ayant appris par un ami l’existence d’un monde souterrain dans une tour de la Défense, il a accompagné une équipe de nettoyage, un petit matin, comme on effectue un reportage. « La tour abolie » est le reflet de qu’il a vu et ressenti au cours de cette « visite » où, de tout près, il a vu l’enfer engendré par une misère insupportable … Après « La brigade du rire » (Prix humour de résistance), Mordillat nous offre un roman d’un style bien différent. Engagé, puissant et dérangeant, « La tour abolie » laisse un goût amer et une empreinte indélébile dont il est difficile de se détacher.…
La tour abolie de Gérard Mordillat, Albin Michel, 2017 / 22,90€
Paris, quartier du Marais, 1310. Une communauté de femmes, pieuses mais laïques, étudient ou travaillent dans le grand béguinage. Riches ou pauvres, nobles ou roturières, veuves ou célibataires, ces femmes se sont réfugiées dans cette institution sise dans l’enceinte du domaine royal, fondée par Saint Louis en 1260, pour y vivre dans une totale indépendance financière et religieuse, refusant le mariage, le cloître et toute autorité masculine… Responsable de l’hôpital du béguinage, Ysabel est un des piliers de cette communauté. Respectée par ses condisciples pour sa bienveillance et sa sagesse, elle met au service de toutes ses talents de guérisseuse et sa grande connaissance des plantes, autant que son attention dévouée à leur bien-être. Un matin, Maheut, une jeune femme mutique et visiblement maltraitée, est retrouvée à la porte du béguinage… Sa chevelure rousse est vue d’un mauvais oeil par les béguines qui y voient la marque du diable … Ysabel recueille pourtant la jeune femme femme et impose sa présence à ses compagnes. Fuyant un mariage forcé organisé par son frère et la traque d’un moine franciscain visiblement commandité pour la ramener vers son mari, Maheut n’a pas d’autre endroit pour se réfugier… Mais si son frère ou le moine la retrouvent dans l’enceinte du béguinage, celui-ci se retrouvera menacé. Car, hors les murs, l’inquisition fait rage et le statut de ces femmes libres n’est pas du goût des obscurantistes… Après les Templiers, brûlés vifs pour avoir été accusés d’hérésie, c’est au tour de Marguerite Porète, béguine de Valenciennes, de subir le même sort après avoir écrit « Le miroir des âmes simples et anéanties »… La pression monte d’un cran et les béguines vont devoir s’organiser si elles veulent préserver leur indépendance… D’une écriture ample et fluide, Aline Kiner mêle habilement personnages réels et fictifs dans cette fresque au suspense palpitant. « La nuit des béguines » nous offre une vision vivante et dûment documentée de Paris au 14ème siècle, mais aussi un formidable coup de projecteur sur l’existence méconnue de cet ordre féministe et progressiste que fut le béguinage. Ces femmes qui se sont battues contre une église toute puissante pour préserver leur liberté méritent tout notre respect et notre admiration : elles ont ouvert la voie du féminisme avant même que celui-ci est un nom ! Merci à Aline Kiner de leur avoir rendu à travers ce superbe roman l’hommage qu’elles méritaient … Passionnant !!!
La nuit des béguines d’Aline Kiner, Liana Levi, 2017 / 22€
Bath est une petite ville qui a connu des jours meilleurs : ancienne ville d’eaux, son tourisme s’est tari en même temps que la source qui en faisait sa renommée. Cernée par des marais putrides et puants qui pourrissent la vie et le caractère de ses habitants, sa réputation se limite désormais à la réapparition de cercueils qui régulièrement refont surface à chaque gros orage… Douglas Raymer, le chef de la police locale, n’est pas plus rieur que la cité qu’il a en charge de protéger : depuis la mort de Becka, sa femme, tellement pressée de le quitter qu’elle s’en est rompu le cou en dégringolant tête la première les escaliers, il rumine autant son chagrin de veuf que son ressentiment de cocu à l’égard de son épouse volage qui visiblement avait un amant … Mais qui ? Cette question le tourmente jour et nuit… Son assistante, Charice, jeune black impertinente ayant toujours le dernier mot, s’est mise en tête de sortir Douglas de sa stérile obsession, aidée dans sa quête par Jérôme, son frère jumeau maniaque et soigné (et amoureux fou de sa Mustang !). En vain. Tant qu’il n’aura pas trouvé l’identité de l’amant de sa femme, Raymer vivra en apnée… Douglas n’est pas la seule âme tourmentée de Bath : autour de lui de nombreux personnages se débattent dans leurs problèmes existentiels. A commencer par Sully qui vient d’apprendre par son cardiologue qu’il ne lui reste qu’un an ou deux à vivre s’il ne se fait pas opérer… Sully garde cette information secrète auprès de Ruth, son ex-maîtresse, dont il est toujours amoureux et de Rub, son ancien collègue, bègue et mal dans sa peau qui lui voue une amitié de chien fidèle … Quant à Carl, en plus de soucis financiers dus à la mauvaise gestion de son entreprise, c’est du côté de sa prostate que le bât blesse et le malheureux passe ses nuits à mater des films pornos en attente d’une renaissance de sa virilité… Quand Roy, l’ex mari violent de Janey, fille de Ruth, sort de prison , son retour inquiète toute la petite communauté qui ne rêve que de s’en débarrasser……» Sur une durée de quarante-huit heures, Richard Russo passe au tamis de son écriture aussi élégante que savoureuse les comportements et états d’âme de ses personnages. S’il déclenche souvent notre empathie face à leurs petites et grandes misères, c’est le sourire aux lèvres et l’œil amusé que l’on assiste à leurs déboires, par la grâce de son humour féroce et de son imagination débordante ! Situations ordinaires et abracadabrantesques s’enchaînent sans jamais lasser tout au long de ces six cents pages de pur bonheur de lecture ! Précipitez-vous sur le dernier Russo (et sur ses précédents romans !) c’est de la bombe !!!
A malin malin et demi de Richard Russo, La Table Ronde, 2017 / 24€
Christine Le Garrec