Arts et essais ! N°32

Pour célébrer la journée de la femme, quoi de mieux que de mettre en lumière le travail de femmes aussi talentueuses que Dorothy Shoes ou Sophie Calle, le courage et l’intelligence de femmes engagées comme Germaine Tillion ou Thérèse Rivière, la ténacité de Bernadette Murphy pour résoudre une enquête où tous ceux qui s’y étaient essayé se sont cassé les dents ? Ces sacrées nanas ne manquent ni de tempérament ni de talent dans tous les domaines qu’elles explorent ou ont exploré en leur temps ! Pour finir, je vous présente le catalogue de l’exposition « Pastels » (en cours à la fondation de l’Hermitage, à Lausanne), pour découvrir de chez vous de fabuleuses oeuvres (de la Renaissance à aujourd’hui) réalisées avec ce matériau à la texture si particulière… Et deux hommes !  Klimt qui a magnifié la beauté des femmes de la plus belle façon qui soit, et Delacroix, non dans le costume de peintre que l’on connait tous, mais dans celui d’hommes de lettres ! Bonnes lectures à toutes et à tous ! Et n’oubliez pas, mesdames… We can do it !!!

 

 

 

Les photographies de Dorothy Shoes sont autant d’histoires sans paroles qui nous interpellent avec une force évocatrice que bien des mots ne pourraient exprimer… Des histoires d’hommes, de femmes et d’enfants qu’elle extrait de l’anonymat de la multitude pour dévoiler la puissance et l’unicité de leur individualité, dans des décors faits de grisaille et de failles qui reflètent la noirceur de notre système… Regards et corps expriment la malice ou l’incompréhension, la désespérance ou la lucidité, dans des mises en scène où la poésie et le rêve tiennent une place de choix, comme des petits éclairs d’espoir dans un monde où ils se font trop rares : Dorothy, lutin facétieux, allume son regard pour nous montrer que la beauté est partout, même et surtout où on ne l’attend plus… Monologues, cris muets au coeur d’une dystopie prégnante, ses photographies nous ramènent à l’universalité de l’âme humaine, dévoilant la cruauté de nos doutes et de nos douleurs, mais aussi nos petits bonheurs qui éclatent comme des évidences dans son regard aussi pétillant que bienveillant, qui capte l’aérien et l’imperceptible avec une grâce qui ne se dément jamais. L’ univers onirique de cette artiste, engagée et citoyenne du monde, a fait le tour de la planète sous la forme d’expositions, et plusieurs monographies ont été éditées « Django du voyage », « Passés par la case prison » (« Et demain, portraits d’avenir ») et plus récemment « Colères planquées ». Chaque sortie d’un livre de Dorothy Shoes est une fête… Le prendre en mains, le contempler, c’est s’imprégner de sa belle humanité. Tous ont la beauté éclatante des diamants sous la cendre…

Monologues et dystopies par Dorothy Shoes, Editions du Petit Oiseau, 2017 / 35€

 

 

 

 

« Les histoires vraies » de Sophie Calle reviennent en librairie pour une sixième réédition, augmentée de six récits inédits. Une belle occasion pour (re)découvrir le talent libre et irrévérencieux de cette artiste complète qui excelle autant dans le domaine de l’écriture que dans celui de la photographie… Ou du cinéma ! Ces histoires vécues, tranches de vie narrées en mots précis et sobres, Sophie Calle nous les décline dans une riche palette de sentiments, sans fioritures ni fausse pudeur : intimes et tendres, étranges ou émouvantes, irrésistibles de drôlerie, parfois poignantes, elles sont le reflet d’une vie étirée en anecdotes marquantes, comme des jalons que l’on regarde derrière son épaule, avec nostalgie… De l’enfance à l’adolescence, de sa vie de femme, amoureuse exaltée ou en proie aux affres de la jalousie et de la déception, jusqu’aux heures sombres du deuil, Sophie Calle nous dévoile sa carte du tendre, devenant particulièrement émouvante lorsqu’elle évoque ses parents disparus, la folie douce de sa mère ou son chagrin de petite fille perdue à la mort de son père… Elle intercale néanmoins « Souris » son chat, lui aussi disparu, entre sa mère et son père, sans hiérarchiser la douleur : Sophie Calle, c’est ça aussi, du rire grinçant pour ne pas pleurer et des pieds de nez à la vie et au destin. Sa dédicace (qui a certainement suivi toutes les précédentes éditions) est raturée d’une croix rageuse et définitive : dédiée à un ex homme de sa vie, elle est devenue obsolète, mais a tout de même laissé son empreinte ! Chaque « histoire » est illustrée d’une de ses (magnifiques) photographies qui la reflète en miroir. Un ouvrage touchant et élégant aussi bien  sur le fond que sur la forme !

Des histoires vraies par Sophie Calle, Actes Sud, 2018 / 19,50€

 

 

 

 

Deux ethnologues, Thérèse Rivière et Germaine Tillion, sont commanditées en 1935 pour une longue mission de deux ans, pour le compte du musée ethnographique du Trocadéro (aujourd’hui musée de l’Homme) dans les Aurès, massif montagneux de l’Est algérien, à la limite du Sahara. Les deux jeunes femmes y accompliront un impressionnant travail de collecte et de recensement mais photographieront également les modes de vie, de production et d’organisation sociale du peuple berbère Chaouia, laissant à la postérité un témoignage précieux sur cette société traditionnelle encore préservée. Cette mission, un peu occultée par celles de Leiris et de Lévi-Strauss (respectivement en Afrique noire et en Amazonie) avait également pour but « d’apporter une contribution efficace aux méthodes de la colonisation en vue d’une collaboration plus féconde et plus humaine ». En 1954, l’armée française expérimentera la politique de « regroupement » des populations villageoises, qui sonnera l’heure de la disparition des Chaouias, rebelles au centre de la lutte pour l’indépendance… Germaine Tillion, surnommée « oukhti » (la soeur) par ce peuple avec qui elle avait su créer une relation fondée sur le respect mutuel, s’engagera d’ailleurs politiquement pour l’indépendance algérienne…  Le pavillon populaire de Montpellier, qui consacrera l’année 2018 à la relation entre « Photographie et Histoire » (deux autres expos sont prévues), a réuni un grand nombre de ces photographies qui seront exposées jusqu’au 15 avril prochain. L’ouvrage que je vous présente aujourd’hui (illustré d’une bonne centaine de ces photos) en est le catalogue d’exposition : édifiant témoignage ethnographique et humain, les photographies, sous les regards croisés de Tillion et Rivière, sont aussi émouvants que d’une esthétique irréprochable… Longtemps tombés dans l’oubli, les clichés de Thérèse Rivière ne sont réapparus qu’en 1987 (elle fut internée en psychiatrie pendant plus de vingt ans, jusqu’à sa mort…) et ceux de Germaine Tillion (déportée pour faits de résistance) en 2000. Il aura fallu l’énergie et l’enthousiasme de Christian Phéline, le commissaire de l’exposition qui signe également cet ouvrage dûment commenté, pour nous dévoiler ce témoignage exceptionnel  aussi passionnant que touchant…  Une expo à voir… Et un livre à conserver précieusement !

Aurès, 1935 : photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion par Christian Phéline, Hazan, 2018 / 24,95€

 

 

 

 

On célèbre cette année le centenaire de la mort de Klimt, peintre symboliste autrichien qui fut la figure de proue du mouvement « Art Nouveau » dans toute l’Europe. Passionné des femmes et fasciné par leur pouvoir de séduction, nul mieux que Klimt n’a pu retranscrire leur beauté et leur liberté, et exhaler leur sensualité et leur sexualité… Mystérieuses et alanguies à la beauté diaphane éclatante, nerveuses et racées, rêveuses et pleines de vie, victorieuses et triomphantes, enrobées de tissus soyeux et colorées, il a su révéler autant leur beauté intérieure qu’extérieure en faisant ressortir la quintessence même de la féminité : jeunes filles, mères ou femmes d’âge mûr, il les a toutes sublimées… Sa peinture, rehaussée d’or, est une symphonie d’explosions de couleurs harmonieuses, de détails délicats où le regard s’égare pour rêver… Ses œuvres mouvantes et terriblement vivantes dévoilent la beauté, la grâce et l’élégance menacées bien souvent par des ombres maléfiques et prémonitoires : Klimt a peint les femmes de son époque qui commençaient à s’émanciper, à découvrir leur corps et à devenir maîtresses de leurs destins, cette liberté suscitant la peur de l’homme, victime de son désir et vaincu dans sa volonté ancestrale de la dominer. Il retrace ce sentiment en observateur attentif des femmes qui affichent enfin leurs désirs et leur volonté. Ce magnifique ouvrage nous présente bon nombre de ses toiles les plus emblématiques (et quelques dessins), ainsi qu’une analyse aussi fine que passionnante de son œuvre par Angelika Baümer, critique d’art viennoise, spécialiste de l’art du XXème siècle. Un livre « bijou » que l’on ne se lasse pas de contempler… Quelle beauté ! Et quel artiste, féministe jusqu’au bout du pinceau !

Klimt : Femmes  par Angelika Baümer, Hazan, 2018 /16,90€

 

 

 

 

La fondation de l’Hermitage, à Lausanne, propose depuis le 2 février et jusqu’au 21 mai prochain, une formidable exposition de cent cinquante œuvres issues de collections publiques ou privées, sur le thème du pastel… Ou plutôt « DES » pastels puisque cette expo représente cinq siècles de création, des maîtres de la Renaissance aux artistes contemporains, dans une exploration en profondeur de cette technique, de sa naissance à aujourd’hui ! Si vous ne pouvez vous rendre à Lausanne pour contempler ces merveilles, le catalogue d’exposition que je vous présente aujourd’hui en est le fidèle reflet : dûment analysées par des professionnels de l’art, les œuvres de cette superbe expo s’offrent à vos regards dans cet ouvrage aussi exhaustif qu’esthétique ! Au fil des pages, on découvre l’Histoire et les techniques utilisées à partir de ce matériau incroyable qui restitue la lumière et exprime à la perfection la richesse des textures, la sensualité des matières et le velouté de la peau, tout en contemplant les œuvres les plus emblématiques des artistes qui se le sont approprié. Des origines (Léonard de Vinci, sans grande surprise, fut un des premiers à avoir utilisé cette technique) à son âge d’or (apparition de la peinture au pastel) jusqu’à l’avant-garde du XXème siècle où les artistes de l’abstraction et du minimalisme s’en sont emparés, on voyage à travers le temps et l’espace en excellente compagnie : Barocci, Tiepolo, Quentin de La Tour, Degas (dont le tableau « Les danseuses au repos » est le point de départ de cette exposition), Sisley, Klee, Kupka, Szafran, Scully… Je ne vous les citerai pas tous et vous laisse le soin de découvrir par vous-même la richesse des styles que permet le « pastello » dont une des traductions signifierait « gâteau » d’après Julien Burri, un des contributeurs de ce formidable catalogue. Des gâteaux poudreux et colorés à savourer du regard, sans modération !

Pastels du 16ème au 21ème siècle (collectif), La Bibliothèque des Arts, 2018 / 49€

 

 

 

 

Le 23 décembre 1888, à Arles où il résidait, Vincent Van Gogh s’est tranché l’oreille pour ensuite l’offrir en cadeau à une certaine Rachel… L’oreille entière ou seulement le lobe ?  Et qui était Rachel ? Une prostituée ? Et pourquoi ce cadeau macabre ? Toutes ces questions étaient jusqu’alors restées sans réponse malgré de nombreuses recherches effectuées par biographes et historiens. Bernadette Murphy, sans titre universitaire (et sans éditeur en vue), a décidé de mener l’enquête, toute seule comme une grande ! Pendant plus de sept ans, animée d’une volonté farouche, elle a fait un travail aussi phénoménal qu’efficace en recensant la quasi-totalité de la population d’Arles à cette époque (15 000 noms, quand même !), en effectuant de fastidieuses recherches dans les archives et en reconstituant pas à pas le quotidien et l’entourage de Van Gogh… Elle n’a ménagé d’aucune façon ses forces et fait preuve d’une ténacité à toute épreuve, malgré les moments de découragement. Le résultat ? Elle a, semble t-il, résolu tous les mystères autour de cette mutilation, puisque ses conclusions, loin d’être fantaisistes, ont convaincu le conservateur du musée Van Gogh d’Amsterdam qui en est resté bouche bée ! (Une expo a d’ailleurs été mise en place autour de ses découvertes dans ledit musée). Je ne vous en dirai pas plus pour ne pas déflorer ce rapport d’enquête qui se lit comme un (bon !) roman policier : Je peux juste vous dire qu’on suit avec avidité les périples de ce fin limier, de ses déceptions à ses moments d’exaltation quand une piste mène à la vérité ! De plus, vous trouverez dans cet ouvrage les fac-similés des documents qu’elle a dénichés et des photographies que les amoureux de ce peintre fabuleux vont découvrir avec émotion…. Et bien sûr quelques reproductions de ses oeuvres. Une des énigmes de l’histoire de l’art a levé ses zones d’ombres… Bernadette va-t-elle s’atteler maintenant au mystère de la mort de Van Gogh ? Ce coup de pistolet dans la poitrine qui lui a été fatal suscite encore beaucoup d’interrogations ! Élémentaire, Mrs Murphy ! Palpitant !

L’oreille de Van Gogh : rapport d’enquête par Bernadette Murphy, Actes Sud, 2017 / 24,80€

 

 

 

 

Cette année, le peintre Delacroix, fer de lance du romantisme français, sera célébré par le biais de deux expositions : au musée du Louvre du 28 Mars au 23 Juillet et au musée Delacroix du 11 Avril au 23 Juillet. Plusieurs ouvrages, bien sûr seront édités pour nous dévoiler la richesse de son œuvre. Mais celui que je vous propose aujourd’hui ne concerne en rien le peintre… Mais l’auteur ! Si comme moi, vous ignoriez que Delacroix se targuait de littérature, vous aurez le bonheur de découvrir ses écrits de jeunesse, deux nouvelles et une pièce de théâtre, écrits lorsqu’il avait dix sept ans ! Nous devons ces merveilles à la générosité de Pierre et Nicole Guénant qui ont fait don des trois manuscrits au musée national Delacroix : après analyse graphologique et stylistique, il a été permis de les authentifier et de les éditer pour en faire profiter le plus grand nombre ! Ces textes témoignent non seulement de l’impressionnante culture de leur auteur, mais dévoilent aussi son propre vécu : ses personnages, tous orphelins, sont en butte aux mêmes états d’âme que ceux ressentis par Delacroix, orphelin de père à sept ans et de mère à seize… Ces deuils successifs mirent fin à une enfance dorée et heureuse dont il ne se consola jamais vraiment… Inspirés par ses maîtres que furent Shakespeare, Rousseau ou les auteurs des romans « féminins » anglais, ses textes à l’écriture limpide et ciselée reflètent également les idéaux du siècle des Lumières : goût de la nature sauvage, de la justice et de la morale, critiques acérées du monde de la Cour, de la morgue de la noblesse et de la vilenie des « Grands » de ce monde… D’après la rumeur, Delacroix aurait hésité entre la peinture et la littérature… Nous avons maintenant les preuves qu’il était aussi doué pour l’une que pour l’autre discipline ! La toile et les pinceaux ont finalement eu gain de cause : Delacroix avait trop besoin de « son combat éternel » avec la matière pour y renoncer… Des textes inédits et une belle plume à découvrir impérativement !

Les dangers de la cour suivi d’Alfred et de Victoria par Eugène Delacroix, Flammarion, 2018 / 17€

 

Christine Le Garrec