Du côté d’ chez Swaz n° 4

Ce n° 4 est tout spécialement conçu pour les esthètes et les curieux, pour les contemplatifs et les trépidants, pour ceux qui sont en quête de sens et de sensations, pour ceux qui interrogent les mémoires. Et surtout, il vous présente des ouvrages qui vous incitent à aller voir et lire ailleurs. Plus loin.

Dans ce bel ouvrage, les photographies de Sylvie Lancrenon nous parlent d’attentes, de rencontres, de joutes amoureuses, de séduction, de concorde et de douleur aussi, à l’image de la vie. La photographe a su capter des fulgurances, arrêter le mouvement en plein élan, saisir ce qu’est la danse.

De l’harmonie des corps et des lieux se dégagent une sensualité et une poésie propices à s’inventer des histoires, des romances. L’hôtel qui a servi de décor à ces prises de vue est délicieusement suranné, ses couleurs un peu fanées, et cela contribue à inscrire les danseurs dans un hors-temps. Certaines photos ont la facture de peintures classiques et d’autres ont la perfection de clichés de mode, certaines sont comme des instantanés de l’effort et d’autres encore nous entraînent à imaginer les gestes qui vont suivre cet instant figé, mais toutes soulignent la grâce des postures, une perfection physique propre à ceux qui font de leur corps à la fois leur instrument et leur réalisation artistique.

Sylvie Lancrenon est réellement rentrée dans la danse, pourrait-on dire si l’on ne craignait que cela passât pour un jeu de mots facile. En effet, sa sensibilité alliée à une longue expérience lui ont permis de restituer avec délicatesse, et les détails des corps, et l’ambiance romantique qui nimbe les danseurs. De la belle ouvrage !

Danse de Sylvie Lancrenon / Flammarion, 2019 / 65€.

Des messages calligraphiés d’André Velter et des dessins d’Ernest Pignon-Ernest pour « Annoncer la COULEUR ».

On ouvre le livre au hasard et ces fragments de poésie propagent leurs ondes en vous : les mots résonnent encore quand le regard cherche à pénétrer les coups de pinceau d’Ernest Pignon-Ernest et veut tout retenir.

André Velter aime à faire « œuvre commune » avec d’autres artistes et dans ce recueil leur compagnonnage (quel joli mot !) à lui et Pignon-Ernest est si abouti qu’ il serait bien vain de chercher une prépondérance d’un art sur l’autre. Ils semblent nés d’un même creuset. Ils ont choisi délibérément d’ignorer les fioritures et les lourdeurs conceptuelles, chaque page se suffit à elle-même. L’effet sur le lecteur-spectateur est alors si bienfaisant : pas de scories mais une plongée en soi, ou en imagination, qui nous extrait de l’instant présent. Ne serait-ce pas là une définition de la poésie ?

Annoncer la couleur d’Ernest Pignon-Ernest & André Velter / Actes Sud, 2019, 29€

Le musée d’Orsay et Flammarion se sont associés pour nous présenter Le Modèle Noir. De Géricault à Matisse. La chronologie. D’abord catalogue de l’exposition qui se déroule actuellement au Musée d’Orsay et de l’Orangerie – jusqu’au 21 juillet -, cet ouvrage est aussi et surtout une remarquable somme de connaissances historiques et d’analyses sociologiques et politiques pour la période s’étendant de 1788 à 1953. De plus, il se distingue par la qualité de sa présentation et une iconographie éblouissante et exhaustive.

Y sont interrogées les représentations des corps, est posée la question du regard sur l’autre : le ou la noire, l’être de couleur, est mis en perspective dans la conceptualisation de ces œuvres. Le contexte historique dans lequel ces tableaux, sculptures et photos ont vu le jour est cerné pour nous permettre de comprendre les influences, les implicites et enjeux impliqués, car la représentation artistique et le regard sont des constructions sociales.

Ce travail accompagne la réflexion contemporaine engagée dans les études postcoloniales par exemple mais c’est aussi une posture réflexive qui nous concerne tous. Ma manière de voir l’autre (l’individu ou le groupe auquel je l’associe) et d’en rendre compte, renseigne sur la façon dont je me conçois au sein de ma société.

L’ histoire de l’art c’est de l’histoire tout court, cet ouvrage auquel ont contribué des spécialistes d’Europe et d’Amérique, nous le rappelle à chaque page. Mais, pour la béotienne que je suis, ce livre est aussi une contribution à l’éducation esthétique et bien sûr il rend l’exposition très tentante. Sans doute son sujet la rend-il moins facile d’accès, moins consensuelle que Le Trésor du pharaon, mais elle nous parle d’hier et d’aujourd’hui, et son actualité la rend incontournable : « Affrontons notre histoire pour comprendre où nous en sommes et, par conséquent, pour mieux savoir vers quoi nous orienter » nous enjoint l’historienne de l’art, Anne Higonnet.

Le modèle noir de Géricault à Matisse / Musée d’Orsay & Flammarion, 2019 / 45€

En première de couverture de ce petit livre de Marie NDiaye, la photo de la cantatrice, Maria Martinez, dite Maria l’Antillaise. Photographiée par Nadar, elle figure dans le catalogue de l’exposition Le Modèle Noir et a inspiré à l’auteur un docu-fiction personnel et émouvant.

Les rares informations dont dispose l’écrivaine alimentent la fascination que l’artiste cubaine exerce sur elle. Un destin hors du commun mais resté méconnu : s’il n’y avait eu les mots de Théophile Gautier, de la « négresse cantatrice », comme on la nommait en cette deuxième moitié du XIXè siècle, ne seraient restées que des photographies mystérieuses où se découvre une femme au port digne et mélancolique.

Dans cet ouvrage, Marie NDiaye parle aussi d’elle-même, de ses émotions, des questionnements qui l’assaillent, des hypothèses qu’elle subodore de ce qu’a été la vie de la Malibran noire et le sentiment qui s’en dégage et se mêle de « l’enquête » s’appelle la Fraternité.

Un Pas de chat sauvage de Marie NDiaye / Musée d’Orsay & Flammarion, 2019 / 12€

Le jeune Noir à l’épée. Récit poétique / vol.1 d’Abd Al Malik est un livre disque né de la rencontre du rappeur avec le tableau éponyme de Pierre Puvis de Chavannes, présenté par le Musée d’Orsay dans l’exposition Le Modèle Noir.

« Je sais, je suis le jeune Noir à l’épée » scande Abd Al Malik et c’est bien d’identification qu’il s’agit d’abord. Cette peinture de 1850 l’a bouleversé : un adolescent noir qui porte sur l’épaule une trop lourde épée sur fond de champ de bataille : les symboles le frappent et sont à l’origine des chansons du CD.

Le poète chanteur revient sur son parcours qui le mena d’un quartier périphérique de Strasbourg à la prison puis à la délivrance par la poésie et l’écriture. La poésie ici s’écrit pleine page : celle de l’auteur côtoie celle de Baudelaire dont on comprend qu’il fut et reste une figure tutélaire. Sont évoqués aussi Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant qui ont étayé son chemin vers la vérité de son être, vers la beauté.

Quatre tableaux ponctuent l’écriture poétique d’Abd Al Malik, quatre chefs d’œuvre importants dans la construction du regard porté sur la couleur de peau. Et puis il y a les photographies noir et blanc de Fabien Coste comme des jalons dans la quête d’Abd Al Malik pour « trouver sa mesure profonde ». Ce livre se suffirait à lui seul, c’est là le privilège de la poésie : nous emporter loin de la page. Mais, avec le disque, nous faisons corps avec la voix d’Abd Al Malik, cette voix dont on n’oublie ni la chaleur, ni la rondeur même quand elle dit l’âpre réalité.

Le jeune Noir à l’épée, récit poétique, C.D. inclus, d’Abd Al Malik & Fabien Coste (photographies) / Coédition Flammarion / Présence Africaine / Musées d’Orsay et de l’Orangerie, 2019 / 24,90€.

Je ne connais pas les précédentes publications d’Ali Zemir, mais son troisième livre : Dérangé que je suis est une pépite !

Sur l’île d’ Anjouan, Dérangé, un homme humble et patient, est docker. Ce métier pénible demande beaucoup de force : de la force physique d’abord pour transporter les marchandises, attelé à un chariot, et surtout de la force de caractère pour s’imposer dans cet univers où la compétition est vive et réagir aux coups du sort qui viennent ébranler le quotidien.

Ce récit à la première personne narre avec humour les tribulations de Dérangé. Un humour qui se décline sous plusieurs formes. D’abord un humour de situation qui virerait au noir sans l’intelligence et le pragmatisme de Dérangé. Dans son quartier populeux et populaire, les gens sont beaucoup dehors et ne sont jamais indifférents à leurs voisins, il y a aussi les brindezingues ordinaires et ceux qui, sans le paraître, « fuient de la cafetière ». Les relations entre ces personnes qui se croisent ou se rencontrent sont l’occasion de joutes verbales hautement réjouissantes. Et il y a l’écriture d’Ali Zamir : délectable au plus haut point ! Une inventivité de lexique jubilatoire, une liberté avec la langue qui n’est jamais gratuite, des expressions qui font mouche, des mots rares et inusités mais jamais superfétatoires, des phrases comme autant d’immersions dans un pays qui s’est approprié la langue française apportée dès l’installation du protectorat à la fin du XIXè siècle.

La langue de Zamir est au service d’une ambiance restituée avec brio, c’est une riche palette, dont ses personnages se sont emparés sans retenue, qui est réellement envoûtante. Et c’est également sans retenue qu’il faut aller découvrir ce petit roman.

Dérangé que je suis d’Ali Zamir / Le Tripode, 2019 / 17€.

Il y a dans L’enlèvement du mardi gras de Raphaël Confiant toute l’énergie, la vélocité et même le côté déjanté des carnavals. S’y ajoutent le côté sombre et criminel du polar et les atours d’une île tropicale francophone (les lecteurs, selon leurs connaissances et leur positionnement face à la géopolitique, pourront imaginer de quel lieu caribéen Nadiland est le pseudonyme.) On aimerait se dire que l’outrance de l’intrigue est uniquement romanesque. Mais si, au contraire, c’était un moyen détourné pour exprimer le pessimisme réaliste de l’auteur quant à la marche du monde ? Une façon polie de dire que le mal se pare de bonnes intentions – humanitaires – pour se ramifier ? Et que les mesures prises pour assainir les finances institutionnelles ou privées ne sont que des masques – de carnaval ?

Les lignes précédentes ne doivent surtout pas freiner les lecteurs car ce livre c’est aussi et d’abord un récit avec des envolées d’humour, de l’action survoltée et les rebondissements du genre. L’auteur s’amuse avec la langue, ne s’embarrasse pas de faux-semblant ni de prudence bien-pensante. Ainsi ose-t-il décrire une secrétaire : (elle) « s’habillait comme Sharon Stone alors que sa date de péremption, haridelle qu’elle était, était dépassée depuis des lustres. » Saignant, et gonflé, non ?

Je ne pouvais trouver meilleur moment pour vous conseiller ce polar, le début d’été est en effet tout indiqué pour se lancer à corps perdu dans la lecture de ces péripéties tropicales. Il y a même un peu de créole (traduit) pour se sentir dépaysé, juste ce qu’il faut en vacances.

L’enlèvement du mardi gras de Raphaël Confiant / Écriture, 2019 / 20  €.

Swaz