Histoire(s) de lire… N°58

Et voilà enfin ma moisson de romans ! Vous y découvrirez la passionnante radioscopie d’une époque propice aux rêves et aux utopies avec le foisonnant « Le monde en général et nous en particulier » de Dominique Simonnet, vous goûterez avec gourmandise « La soupe à la grenade » de Marsha Mehran, et vous serez émus aux larmes par la poignante lettre d’amour de Gérard Haddad à son épouse disparue… Place ensuite aux nouvelles intensément noires de Jean-Pierre Cendron, suivies de « Le corps le sang la rage », premier roman coup de poing d’Elsa Vallot… De l’humour et du suspense ensuite avec un polar à tiroirs bien huilés qui nous embarque sur les traces de l’assassin du sosie de Freddy Mercury avec « Batignolles rhapsody » de Maxime Gillio, et de l’humour bien déjanté avec la suite des aventures des bras cassés du donjon de Naheulbeuk ! On continue avec les rééditions en poche de deux grands « classiques » : « Quat’saisons » d’Antoine Blondin et les « Contes philosophiques du monde entier » de Jean-Claude Carrière, pour terminer avec la visite du « Magasin pittoresque » de Jean-Loup Chiflet où vous pourrez glaner tout plein d’anecdotes sur les grands auteurs de la littérature ! Belles lectures à toutes et à tous !

Bart, Patrick, Jean-Louis, Edouard et Marie vivent à Lille, partagent le même goût pour la musique et rêvent de révolution… Patricia et Kate, londoniennes, partent sauver des mouettes piégées dans une marée noire… Simon rejoint un kibboutz en Israël avant de commencer des études de médecine à Paris… Julia, une photographe amérindienne, vit à San Francisco… On est en 1967, et le monde bouge, pour le meilleur et pour le pire : les hippies prônent l’amour et la paix, les slogans et les jets de pavés tentent de faire régner un vent de liberté, les revendications sociales fleurissent de toutes parts, la technologie fait des bonds de géant, les femmes revendiquent le droit à la contraception et à l’avortement, la conscience écologique prend forme… Tandis que la guerre au Vietnam fait rage, que le conflit israélo-palestinien s’enlise dans la violence, et qu’un mystérieux virus décime la communauté homosexuelle pour finir par toucher tout le monde… De 1967 à 1986, ce vertigineux et passionnant roman choral nous embarque au coeur des destins d’une bande de copains, déterminés ou indécis face à une société en pleine mutation sociale et politique. Débats d’idées, relations amoureuses, rencontres lumineuses… Entre fresque historique dûment documentée et roman d’amours et d’amitiés passionnées, Dominique Simonnet retrace d’une écriture fluide et addictive deux décennies riches en bouleversements, traversées par des personnalités telles que Martin Luther King, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Georges Brassens, et tant d’autres encore… Bercé par la musique des Beatles, des Stones, de Pink Floyd ou de Janis Joplin, ce roman foisonnant et flamboyant d’une génération portée par ses rêves de liberté et de justice, nous offre un captivant voyage dans le temps à travers une galerie de personnages attachants qui prennent vie en toute vraisemblance sous la plume lucide et juste de cet auteur à découvrir impérativement. Un très grand roman !!!

Le monde en général et nous en particulier par Dominique Simonnet, Plon, 2021 / 22€

Marjan, Bahar et Layla n’ont eu d’autre choix que de fuir l’Iran lors de la révolution islamiste, en 1979… Après s’être exilées quelque temps à Londres, les trois soeurs se réfugient dans un petit village irlandais pour démarrer une nouvelle vie et tenter de se reconstruire après les terribles traumatismes qu’elles ont vécu. Une renaissance qu’elles mettront en oeuvre en ouvrant le « Babylon Café », un lieu chaleureux où elles proposent la cuisine de leur pays à des habitants méfiants et parfois malveillants… Racisme ordinaire et ragots médisants seront leur lot quotidien jusqu’au moment où quelques clients, alléchés par les effluves émanant de leur cuisine et conquis par leurs sourires et leur hospitalité, deviennent de fidèles et fervents habitués… Après bien des déboires, le Babylon Café commence alors à rencontrer le succès. Mais cette réussite n’est bien sûr pas du goût de tout le monde… Inspiré de la vie de son auteure, ce roman est tout aussi léger et gourmand, que profond et mélancolique. D’une écriture sensible, Marsha Mehran y relate en de nombreux flashbacks le passé tragique de ces trois femmes courageuses, retraçant ainsi, avec le ton juste de celles et ceux qui l’ont vécu, l’intemporelle douleur des exilés et leur difficulté à s’intégrer dans un environnement qui leur est trop souvent hostile… Un sujet grave et poignant que Marsha allège de moments lumineux, ponctués d’amitiés salvatrices et d’élans de solidarité qui sont autant de notes d’espoir… La cuisine persane, bien sûr, y tient une place de choix, nous offrant ses saveurs et ses couleurs comme remède contre la nostalgie et comme précieux instrument de lien et de partage. Vous trouverez d’ailleurs, à la fin de chaque chapitre, une recette exotique et parfumée que vous pourrez réaliser pour prolonger la magie de ce roman délicat à la sauce aigre douce !

Une soupe à la grenade par Marsha Mehran (traduit de l’anglais par Santiago Artozqui), Picquier, 2021 / 21€

Quand Antonietta est diagnostiquée de la maladie d’Alzheimer, Gérard prend conscience de l’amour infini qu’il porte à sa femme… Un amour qui a surmonté tous les obstacles pendant soixante ans de vie commune, essuyé les petites tempêtes du quotidien, les disputes et les désaccords… Mais si ces moments le hantent aujourd’hui, ce sont les grands bonheurs qui remontent à sa mémoire : leur rencontre et leur mariage, la naissance de leurs enfants et de leurs petits enfants, leurs nombreux voyages, leurs interminables et complices conversations, et la tendre présence de celle qui petit à petit s’est effacée, la mémoire et le corps en miettes, avant de disparaître… Au fil de ce récit autobiographique, Gérard Haddad se livre corps et âme à celle qui n’est plus, lui envoyant vers l’au-delà un ultime message d’amour. Une lettre à coeur ouvert où Il dépeint avec une rare honnêteté ses états d’âme, même inavouables, qui lui ont traversé l’esprit durant le long calvaire de la maladie : le déni qui laisse place à l’éphémère espoir d’un traitement miracle, sa souffrance devant la déchéance de sa femme, sa culpabilité lorsqu’il ne peut plus faire autrement que de la placer en Ehpad, exacerbée par le fait de ne pouvoir se rendre à son chevet lors de l’épidémie de Covid où il est obligé, bien malgré lui, de la laisser à sa solitude et à sa peur devant la mort… Gérard Haddad nous livre sa détresse, ses regrets, son immense chagrin. Mais aussi sa force et son courage, puisés dans l’amour de sa disparue… Une confession intime pudique et poignante qui nous émeut jusqu’au tréfonds de l’âme…

Antonietta par Gérard Haddad, Éditions du Rocher, 2021 / 16,90€

Cinq nouvelles noires et intenses qui vous embarqueront dans des univers très différents vous sont proposées par Jean-Pierre Cendron au fil des pages de ce recueil. Leur point commun ? un suspense sur le fil du rasoir, servi par une écriture addictive et soignée qui vous tiendra en haleine durant une lecture qui vous semblera bien trop courte ! « Le four à chaux » (primée au salon du roman noir de Nîmes en 2020) met en scène un jeune homme tout frais sorti de prison qui se fait prendre en stop par un type silencieux et inquiétant qui semble avoir de gros ennuis. Dans le coffre de la luxueuse voiture de l’homme, 500 000 euros en petites coupures : de quoi changer de vie et rejoindre sa petite amie partie vivre en Australie… Deal inattendu et chute inéluctable au programme ! « Tombe la neige » : deux couples d’amis devaient se rejoindre dans un appartement loué pour l’occasion dans une station de sports d’hiver. Mais rien ne se passe comme prévu… Largué quelques jours auparavant par Isabelle, sa compagne, le narrateur est venu seul. Son compagnon hospitalisé après un accident de voiture, Hélène, meilleure amie d’Isabelle, est venue elle aussi en solo profiter de ces quelques jours dans la poudreuse. La cohabitation inédite entre ces deux êtres si différents dans leur mode de vie et de pensée s’avère compliquée dès le premier jour… Les tensions montent crescendo, exacerbées par une tempête qui paralyse totalement la station… Glaçant !!! « Chiens errants » nous immerge au coeur de l’affaire Ben Barka. Gaston, proxénète et ancien collabo qui a participé à son exécution, se retrouve traqué dans un bled paumé cerné par des chiens errants… Cette version de l’assassinat de Ben Barka comporte des similitudes avec celle de l’excellent téléfilm où Atmen Kelif tient le rôle du leader marocain. Je vous conseille donc vivement de le regarder après avoir lu cette excellente nouvelle ! « Le livre volé » : Un bibliothécaire vole un manuscrit ancien pour le revendre à bon prix à un collectionneur. Peu de temps après, il prend épouse et achète une belle maison avec le fruit de sa rapine. Mais bien mal acquis ne profite jamais : sa femme lève les voiles avec son amant, le contraignant à revendre leur maison, et il se retrouve à vivre seul dans le petit appartement de fonction de la bibliothèque… Son crime est resté jusque là impuni… Mais la visite d’une inspectrice chargée de l’inventaire des livres précieux changera peut-être la donne… Épilogue « brûlant » en vue !!! « Balle perdue » : l’enterrement de la Mamma a fini en carnage… Cinq membres de sa famille et de son équipe ont été tués et Nico, blessé, se planque en préparant de sanglantes représailles… Qui a fait le coup ? Le clan des libanais avec qui il partage, non sans accroc, le trafic de came ? A moins que ce ne soit Sandra, la petite fille devenue femme qu’il a recueillie après avoir buté son dealer de frère et sa mère… La vengeance est un plat qui se mange froid, c’est bien connu… Des nouvelles noires à déguster comme un café bien serré !

Tombe la neige par Jean-Pierre Cendron, Élan Sud, 2021 / 15€

Le corps. Un corps coincé dans le deux pièces d’une cité populaire, partagé avec un père taiseux et abruti de télé. Un corps sans nom ni sexe qui souffre, s’endurcit et se libère de ses tensions lors de séances de boxe Muay-Thaï, où le respect de l’adversaire est la seule règle… Le sang. Celui versé par des policiers sans âme qui se servent de leur pouvoir en toute impunité, cachés derrière leur visière pour déverser leur haine… La rage. Celle du corps et de l’esprit après s’être sauvagement fait tabasser par des flics pour avoir été le témoin impuissant d’un contrôle musclé… La rage de ne plus vouloir accepter ces violences et ces humiliations gratuites, sans pouvoir se défendre… Ce roman coup de poing, écrit à la seconde personne du singulier, initie une forte intimité avec son lecteur en mots bruts, dans un style haché, comme slamé. Une écriture directe et singulière, entremêlée de citations d’artistes de rap, pour dire le quotidien des jeunes des cités face aux violences policières et à leur avenir en pointillés. Un roman percutant pour crier, en chapitres orchestrés comme des rounds, le légitime besoin de justice, de respect et de tolérance que la société grignote chaque jour un peu plus, pour de fausses motivations sécuritaires qui ne servent qu’au pouvoir des puissants… Un premier roman dont la force vous met K.O…

Le corps le sang la rage par Elsa Vallot, Hors d’atteinte, 2021 / 16€

Frédéric Pluton, pathétique et peu convaincant sosie de Freddy Mercury, vit ses derniers instants sur la scène d’une boîte gay parisienne. Il n’aura pas le temps de montrer au public son improbable talent aux claviers car, dès la première note, un court-circuit met une fin nette et rapide à sa carrière… Mortibus, le Freddy de pacotille ! Reste maintenant à déterminer si cette électrocution est accidentelle ou si on l’a proprement et efficacement assassiné… Stella Poliakov, une journaliste paumée et dépressive qui tente de noyer dans l’alcool la noirceur de ses états d’âme depuis la mystérieuse disparition de son amour de jeunesse, est dépêchée par son journal pour écrire un article sur le monde des sosies, et par la même occasion pour enquêter sur cette mort suspecte. Rarement à jeun, elle fera cependant son job et découvrira que les membres du groupe où sévissait le peu crédible sosie, semblent terrorisés… Pas très clairs, les musicos ! D’autant plus que des embrouilles amoureuses entre Frédéric et deux membres de l’orchestre sont vite décelées par notre éméchée et néanmoins perspicace journaliste… Quant au manager, un sale type qui se vante de ses relations haut placées, il ne paraît pas non plus au-dessus de tout soupçon… Pas de doute, quelqu’un a bien occis Frédéric… Mais qui ? Et pourquoi ? C’est d’une écriture fluide et aiguisée que Maxime Gillio maintient le suspense au fil des pages de ce polar un brin déjanté qui nous tient en haleine grâce aux multiples rebondissements d’une double intrigue : celle de l’avancée de l’enquête de Stella mêlée à la découverte progressive des zones d’ombres de son passé. Parsemé ici et là d’anecdotes sur le charismatique leader du groupe Queen, ce roman sombre, drôle et cynique à souhait piquera votre curiosité et vous offrira un jubilatoire moment de lecture !

Batignolles Rhapsody par Maxime Gillio, Pygmalion, 2021 / 18,90€

Si vous aviez apprécié les deux premières saisons de cette hilarante série (« A l’aventure, compagnons !« , chroniqué ici !), vous allez adorer la suite des aventures aussi déjantées que mouvementées de notre équipe de bras cassés ! Et là, ils sont franchement mal barrés… Car après avoir remis au sorcier Gontran Théogal la douzième statuette de Gladeulfeurha, dérobée de haute lutte dans le donjon de Naheulbeuk, ils vont avoir à leurs trousses tout ce qui porte une arme ou lance des sorts dans le royaume : chasseurs de primes, sorciers maléfiques, sectes… Sans parler de l’accusation de « complicité d’activation de prophétie destructive » délivrée à leur encontre par la caisse des donjons ! Pourquoi tant de haine et d’acharnement ? Oh, presque rien, des broutilles… A cause de leur bévue, le monde risque seulement d’être englouti dans la grande couette de l’oubli éternel, par Dlul, le dieu du sommeil et de l’ennui ! La ruse n’étant pas le fort du barbare, du nain, de l’elfe, de la magicienne, du voleur, du ranger et encore moins de l’ogre, seule leur chance légendaire pourra les sauver… Et sauver le monde de la torpeur de Dlul ! Rythme effréné, situations abracadabrantesques et humour potache au menu de cette troisième saison… Et bonne nouvelle pour les aficionados, la saison quatre, « L’orbe de Xaraz » est déjà sortie !

Le donjon de Naheulbeuk : la couette de l’oubli (saison 3) par John Lang, Pygmalion, 2021 / 20,90€

Les éditions de La Table Ronde continuent leur exploration de l’œuvre de Blondin en rééditant la plupart de ses écrits (ici). Après « Monsieur Jadis » (chroniqué !), je vous propose aujourd’hui de (re)découvrir « Quat ‘saisons« , un savoureux recueil de nouvelles qui a obtenu en 1975 le prix Goncourt de la nouvelle. Découpé en quatre chapitres, pour un total de douze nouvelles augmenté de six autres pour faire bonne mesure, ce recueil nous propose des petites histoires exubérantes et pétillantes d’humour sous l’écriture légère et jubilatoire de cet auteur qui maniait la langue avec maîtrise, gourmandise et élégance. On y retrouve toute la verve d’un Blondin épicurien, amateur de sport, de bistrots et de copains, dans la galerie de personnages fantasques qu’il met en scène dans d’improbables et hilarantes situations : un pur délice à déguster sans modération au fil des saisons !

Quat ‘saisons (suivi d’autres nouvelles) par Antoine Blondin, La Table Ronde, 2021 / 7,50€

Écrivain, scénariste, parolier et metteur en scène, le regretté Jean-Claude Carrière était avant tout un conteur né et un amoureux d’histoires du monde entier. Les éditions Plon, qui nous avait proposé l’an dernier son « Abécédaire intime« , rééditent aujourd’hui une savoureuse moisson de contes qu’il avait glanés tout autour de la planète, publiés une première fois sous le titre « Le cercle des menteurs ». Anonymes et populaires, ces petites histoires empreintes d’humour et de sagesse, qui ont traversé le temps et les continents, nous invitent malicieusement à une réflexion sur la nature humaine et le sens de la vie, en nous laissant tout notre libre arbitre pour les interpréter : un art parfaitement maîtrisé par cet érudit qui mettait son immense savoir à la portée de tous. A lire et à relire, encore et toujours…

Contes philosophiques du monde entier par Jean-Claude Carrière, Plon, 2021 / 12€

Saviez-vous que Boris Vian n’avait vendu que 3000 exemplaires de « L’écume des jours » quinze ans après sa parution ? Que Jean Cocteau a écrit « Les enfants terribles » en trois petites semaines ? Que Jean-Paul Sartre pratiquait la boxe ? Que c’est Max Gallo qui a écrit « Au nom de tous les miens » (la poignante histoire de Martin Gray) ? Qu’il existe pas moins de 2370 rues, avenues et boulevards au nom de Victor Hugo ? Que le mythique « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Proust a échappé de peu à un titre calamiteux (« Les colombes poignardées ») ? En vous baladant dans les rayons ce magasin pittoresque, vous glanerez tout plein d’anecdotes et de révélations sur les grands auteurs de la littérature française : manies, objets fétiches, phobies, addictions, lieux de résidence et de sépultures, épitaphes, surnoms, citations, amours, affaires de famille, animaux de compagnie… Le tout collecté avec autant d’humour que de passion par maître Chiflet ! Des Miscellanées à piocher au gré de vos envies et de vos affinités au fil des pages de ce savoureux et édifiant pêle-mêle littéraire !

Magasin pittoresque de la littérature française par Jean-Loup Chiflet, Plon, 2021 / 14.90€

Christine Le Garrec