Papiers à bulles ! N°13

Je vous propose  aujourd’hui de découvrir l’intégrale d’Anarcoma du sulfureux Nazario (un évènement !), le rôle des tirailleurs sénégalais dans la première guerre mondiale à travers le destin de Demba Diop, une balade nonchalante en Afrique avec les fabuleux dessins de Jano, et, pour conclure, une splendeur entre polar et fantastique signée par Stéphane Levallois, pour fêter les trente ans du musée d’Orsay. Un papier à bulles bien fourni qui je l’espère vous fera craquer (car quoi de meilleur que de craquer la bulle, je vous le demande !)

 

 

 

La machine secrète du professeur Onliyou a été volée. Bien que personne n’en connaisse l’usage ni l’apparence, beaucoup de gens plus ou moins bien intentionnés partent à sa recherche, dans une absurde quête du Graal … Anarcoma, transsexuelle et détective à ses heures, succombe elle aussi à la curiosité et se met en quête de la machine tant convoitée… Au cours de son enquête, elle devra affronter la redoutable bande du señor Del Caballito et les lugubres chevaliers de l’ordre de San Reprimonio… Yeux chastes et âmes prudes, fuyez ou munissez vous d’eau bénite et de crucifix, car Nazario ne mâche pas son crayon… Les dessins fort explicites de ce maître de la Movida ne sont certes pas à mettre dans les mains des adeptes de la manif pour tous (comme dirait Desproges, « dieu m’tripote !) et devraient en toute logique envoyer direct à l’hosto Christine Boutin si, par le plus grand des hasards, ce bel ouvrage lui tombait sous les yeux (Tiens, une idée de cadeau…). Née sous le franquisme, Anarcoma s’est d’abord vendue sous le manteau (faisait pas bon être homo sous le général… euh… façon de parler…). En France, les magazines « Actuel », « Gai pied », « L’écho des savanes » et « Charlie mensuel » l’avaient repérée et l’ont à mainte reprise publiée. Véritable icône de la libération de l’après Franco, Anarcoma, et tous les personnages satellites qui gravitent autour d’elle, ont vengé avec audace tous les opprimés qui ont eu à subir la pression catholique et le « bien-pensant » en ordre de marche de la dictature. Pastiche satirique et humoristique, à l’exhibitionnisme décomplexé, Anarcoma est le fruit d’une évidente vocation militante dont le cri de guerre est de jouir sans entraves ni préjugés ! Nazario n’a pas achevé ses aventures et se consacre désormais, avec talent, à la peinture… Il nous lègue ce personnage immoral et provocateur, dont nous découvrons la substantifique moelle dans cet ouvrage somptueux, où planches et documentation très complète lui rendent un hommage bien mérité ! Merci Misma !

Anarcoma de Nazario, Misma, 2017 / 32€

 

Les jumeaux Misma !

 

 

 

1916. André Maginot, malgré l’opposition de Blaise Diagne, sous-secrétaire aux affaires coloniales, a décidé de recourir aux forces coloniales, les troupes françaises venant à manquer… C’est donc, de gré ou de force, que les hommes les plus vaillants sont recrutés sur place par des soldats français… Demba Diop et son frère Sékou sont de modestes éleveurs d’un petit village du Sénégal, quand ils sont embarqués, avec des milliers d’autres pauvres bougres, sur des bateaux en destination de la France, et de la terrible guerre qui y fait rage.  A peine arrivés, souffrant du froid, ignorant totalement la langue, ces hommes sont brièvement entraînés pour se battre dans une guerre dont ils ne comprennent pas grand-chose, en dehors du fait que ce conflit est une histoire de « toubabs »… Jamais le terme « chair à canon » n’a été aussi évident. Arrachés à leur terre, les tirailleurs sénégalais sont venus mourir dans les terribles champs de bataille de la première guerre mondiale, pour un conflit qui n’était pas le leur … Les auteurs de cette superbe BD se sont davantage attachés à dépeindre le drame humain plutôt que l’aspect historique, dans ce récit sobre d’une grande efficacité où dessins et couleurs mettent en opposition deux mondes : le Sénégal lumineux et coloré face à la grisaille et la désespérance, la boue et la violence des combats. Un hommage juste et nécessaire pour ces quinze mille hommes, sacrifiés en quelques jours sur le chemin des Dames… La citation de Léopold Sédar Senghor gravée dans le marbre, est encore, toujours, et plus que jamais à méditer : « Passant, ils sont tombés fraternellement unis, pour que tu restes français »… Ne pas oublier…

Demba Diop de TemPoe, Mor et Florent Daniel, Petit à Petit, 2017 / 14,90€

 

 

 

 

Vous vous rappelez peut-être des aventures de Kebra : « Kebra chope les boules », « Fait comme un rat », « Le zonard des étoiles » ? Mais si, le rat dragueur et looser en quête de bons plans avec son pote Keubla, de Tramber et Jano !!! Si tout comme moi vous étiez fans de ces personnages, c’est avec un plaisir indicible que vous retrouverez le trait si particulier, les couleurs et l’humour de Jano dans « Carnet d’Afrique ». A n’en point douter, le papa de Kebra est tombé amoureux du continent africain qu’il a sillonné au cours de voyages qu’on imagine nonchalants, entre 1982 et 1986. Sans appareil photo, ni même de carnet à dessin, il a intégré dans son disque dur interne des instantanés, des scènes de la vie quotidienne, qui l’ont fait sourire ou qui ont marqué son esprit, et les a retranscrit en dessins colorés et lumineux, tendres et drôles qui « parlent » bien mieux que de simples photographies ! C’est ce regard sur l’Afrique, telle qu’il l’a ressentie, loin des clichés et de l’agitation touristique, qu’il nous offre avec bonhomie, un sens aigu de l’observation… Et un immense talent !  Empreint de vie et d’humanité, son carnet de voyages nous fait sourire et rêver, avec une pointe de nostalgie, le sourire aux lèvres… Quel plaisir de vous retrouver, Monsieur Jano !

Carnet d’Afrique de JanoLes Humanoïdes Associés, 2017 / 15,99€

 

 

 

 

Virgile Gautrey, gardien du musée d’Orsay depuis trente ans, constate, avec autant de stupeur que d’horreur, que toutes les muses ont disparu… De chaque tableau, il ne reste que les décors ! Quand il aperçoit un homme masqué qu’il suppose être le kidnappeur de ces dames, Virgile n’écoute que son courage et se précipite à sa poursuite, lorsqu’un train pénètre dans le musée… Un train ? Vite, il embarque sur les pas du présumé criminel ! D’un compartiment à l’autre, il va croiser tous les maîtres qui ont fait l’histoire de l’art, dans un fabuleux voyage aussi fantasque que poétique… Soufflée… De la première à la dernière image, Stéphane Levallois m’a épatée autant par son imagination et son érudition que par la beauté de son trait, ses couleurs … Véritable œuvre d’art en hommage à ceux qui ont marqué son histoire, et au musée, réceptacle des beautés qu’il recèle (qui fête ses trente ans !), « Les disparues d’Orsay » nous offre un récit palpitant et une vraie belle émotion artistique. Magique … Trois autres titres sont disponibles dans cette collection coéditée entre Futuropolis et le musée d’Orsay (« Moderne Olympia » de Catherine Meurisse, « Les variations d’Orsay » de Manuele Fior et « L’art d’en bas » de Plonk et Replonk). A découvrir !

Les disparues d’Orsay de Stéphane Levallois, Futuropolis / Musée d’Orsay, 2017 / 19,50€

 

 

 

 

Fats Waller fut l’un des pianistes de jazz les plus adulés dans les années 30/40 (et un des plus prolifiques !) Sa musique joyeuse, ses mimiques et sa jovialité l’ont rendu populaire dans le monde entier, comme une conjuration aux désastres d’un monde en perdition, en pleine montée du fascisme. Mais l’image qu’il donnait de lui en public était bien éloignée de la réalité … Alcoolique, dépressif et complexé par son physique, ce coureur de jupons, joueur invétéré, croulait sous les dettes de jeu et les pensions alimentaires. Sa courte vie (il n’avait que 39 ans …) a pris fin dans des circonstances tragiques : on a retrouvé son corps dans un train, où vraisemblablement il a succombé à une pneumonie… Igort et Sampayo ont fait le choix (original) de mettre en scène la vie de cet artiste qui a marqué son époque (en plein avènement du jazz) de manière simultanée avec le contexte géopolitique de ces années grises, puis noires… Cette rencontre de l’art et de l’histoire, où l’on saute d’un continent à l’autre, entre guerre d’Espagne et Broadway, croisant la route de personnages prêts à donner leur vie pour le fascisme, ou pour le combattre, se lit comme un puzzle où l’on pioche un élément par- ci par-là, jusqu’à ce que l’ensemble s’emboite. Le dessin épuré et expressif, dans une palette aux couleurs d’automne, retranscrit avec justesse l’ambiance « rétro » qui donne le ton de ce bel album. A lire de préférence avec une bonne bande son !

Fats Waller de Igort et Sampayo, Casterman, 2017 / 22€

 

 

Christine Le Garrec