Histoire(s) de lire … N°20

Sophie Bassignac nous propose une comédie déjantée sur le thème qui nous gratte tous un peu aux entournures… La belle-famille ! Et celle qu’elle nous dépeint est gratinée ! Patrick Amand nous embarque quant à lui dans la noirceur des secrets d’état et des secrets de famille au fin fond du Périgord, dans un polar historique haletant. C’est ensuite entre Inde, Angleterre et États-Unis que Roopa Farooki retrace le destin d’une fratrie meurtrie entre traditions et éducation rigide dans une saga familiale passionnante. Pour finir, le polar « rural » de Franck Bouysse, lumineux et d’une force évocatrice incomparable,  nous plonge dans un monde de « taiseux » aux secrets de famille bien enfouis, au coeur des Cévennes. Une perle littéraire primée à plusieurs reprises et qui a obtenu tout récemment le prix polar SNCF… A lire, dans le train … Ou ailleurs ! Bonnes vacances à toutes et à tous !

 

 

 

Pierre Réveillon est un jeune homme rangé. Journaliste politique prometteur, il est issu d’une famille bourgeoise très à cheval sur les conventions. Isabelle Axilette, jeune fêtarde bordélique, vit au jour le jour, sans projet particulier sinon celui de mordre la vie à pleines dents. Entre ces deux là, c’est le coup de foudre immédiat… Le mariage de la carpe et du lapin ? Car justement, de mariage, il en est fortement question ! Mais avant de se faire passer la bague au doigt, Isabelle tient absolument à présenter Pierre à sa famille (dont il ne sait encore rien…) et comme tous se réunissent chaque année pour l’anniversaire de la grand-mère Henriette Pettigrew, l’occasion est idéale pour qu’ils fassent connaissance avec le Réveillon de son cœur ! Dès le premier pas posé dans cette tribu qui va se révéler des plus fusionnelle, Pierre va se retrouver téléporté illico sur une autre planète, soufflé comme un fétu de paille dans un tourbillon d’excentricité au milieu de doux dingues ! Tout le monde hurle en permanence (la grand-tante Suzanne est sourde comme un pot), picole, rigole, s’exhibe, en dehors de toutes les règles de savoir-vivre d’un Réveillon qui n’est pas à la fête ! Au cours de son séjour, il va (subir…) assister à plus d’évènements qu’il n’en n’a vécu de tout sa vie… Se retrouver à poil sur une plage naturiste avec tous les membres de la famille de l’élue de son cœur… Manquer passer de vie à trépas à plusieurs reprises (dans le véhicule de son beau-père fou du volant et perpétuellement éméché par ses dégustations au cours de visites de cave…Poursuivi par un taureau furieux…) subir les neveu et nièce (l’un est un petit génie, l’autre une mystique puritaine et homophobe : point commun ? Tous deux sont insupportables !), le beau-frère taxidermiste et la sœur écrivaine, le grand-père qui écrit des haïkus cochons à l’étudiante en colocation et parfume ses poules qu’il affuble de petits noms, les oncles homos à peu près normaux si ce n’est la jalousie de l’un et l’infidélité de l’autre… Et même faillir empoisonné avec « l’élixir de jouvence » que Suzanne la sourdingue glisse dans chaque plat !!!! Il est lourd le pedigree des Pettigrew ! Qu’a-t-il en commun avec ces gens ? Tiendra t-il le coup au sein de cette famille ? Veut-il seulement toujours se marier ???? Choc des cultures et bienfaits du « lâcher-prise » : voilà comment on pourrait résumer en quelques mots ce dernier roman de Sophie Bassignac, qui, avec une aisance et une jubilation communicative, embarque avec humour et légèreté ses lecteurs dans un univers déjanté traversé de situations burlesques ! Un « feel-good » en forme d’hymne à la différence et au bonheur (contagieux) d’être soi-même, qui met franchement de bonne humeur !

Séduire Isabelle A. de Sophie Bassignac, Lattès, 2016 / 18,50€

 

 

 

Totalement déprimé après une rupture sentimentale, le détective privé Gregorio Valmy accepte l’invitation de son ami Jean-Paul Sitruc, journaliste de la presse locale, à venir se mettre au vert quelques jours à Périgueux où celui-ci réside avec sa famille. Le jour de son arrivée, la ville est particulièrement animée avec l’inauguration du festival international du mime. Et sous le choc, lorsqu’on découvre le lendemain matin Axel Blancard, directeur artistique du festival, sauvagement assassiné dans les jardins du centre-ville… Crime crapuleux ou politique ? Car Axel n’est autre que le frère de Simon Blancard qui se présente aux législatives sous la bannière socialiste… La police est sur les dents, la belle capitaine Saint-Martin en tête. Gregorio, par l’entremise de Jean-Paul, fait connaissance avec Laval Palindrome, libraire et historien érudit de la région, qui, en plus de soigner sa dépression à coups de Pécharmant et de Monbazillac, va titiller la curiosité du détective privé quand il lui apprend que la grand-mère Blancard, avant de mourir, voulait lui confier des documents top secret que son mari, figure de la résistance en Périgord, lui avait confiés. Il n’en faut pas plus pour titiller la curiosité de Gregorio, qui, avec l’aide de Laval, Tutu la Praline (anarchiste au langage poétique et fleuri) et Wlad le polonais, va faire remonter à la surface une période particulièrement nauséabonde de notre histoire… D’une écriture limpide (très agréable !), Patrick Amand porte à notre connaissance dans ce roman historico-policier, le rôle des services secrets français contre le communisme au cours de la guerre froide, et aborde la répression de la résistance par les sinistres barbouzes (recrutés par la Gestapo et la milice dans les prisons…) des brigades nord-africaines, de sinistre mémoire… Faits réels extrêmement documentés et fiction s’entremêlent dans ce polar haletant (et épicurien !) où l’humour, directement distillé à l’alambic allège un récit particulièrement noir et cynique. Un cocktail explosif et passionnant !

Je servirai la liberté en silence de Patrick Amand, Editions du Caïman, 2017 / 13€

 

 

 

Pendjab, fin des années 30. Une famille bourgeoise et leurs quatre enfants : Sulaman et Jakie, Mae et Lana. Le destin de ces quatre frères et soeurs est scellé depuis le jour de leur naissance : les garçons, promis à de hautes études pour devenir médecins, comme leur père, (avec l’obligation d’être encore plus brillants), les filles, élevées comme des poupées, destinées à faire un beau mariage, arrangé comme il se doit avec un parti à la hauteur de leur classe sociale. De « braves garçons et de gentilles filles » soumis à l’éducation stricte et autoritaire d’une mère manipulatrice, peu contrée par son mari lâche et soumis à sa volonté de fer froide comme l’acier… Tour à tour, les quatre protagonistes de ce superbe roman choral égrènent leurs souvenirs pétris d’amertume, de ressentiment ou de résignation, de leur enfance à la mort de leur mère en 2009 où tous se retrouvent dans la maison familiale après bien des années d’absence… Sulaman a fait sa vie aux États-Unis, s’y est marié avec une hindoue (première trahison vis-à-vis de sa mère musulmane) dont il aura un fils et, malgré une carrière brillante, il vivra sa vie comme enfermé dans son costume trois pièces, verrouillé de l’intérieur, handicapé du cœur et des sentiments qu’il n’arrivera jamais à exprimer … Le destin de Jakie l’enracinera en Angleterre où il vivra au grand jour son homosexualité avec l’homme de sa vie, Frank, un irlandais fantasque et fêtard, avec qui il élèvera deux enfants (seconde trahison pour sa mère). Médecin dévoué, « Saint Jakie », détaché des choses matérielles, se consacrera à des missions humanitaires… Lana, discrète et douce, se mariera selon la volonté de sa mère mais se séparera de son mari et élèvera seule sa fille, en Angleterre tout près de son frère Jakie. Quant à Mae, rebelle et femme de tête, elle se mariera elle aussi (trois fois), divorcera et élèvera également seule sa fille et deviendra chef d’entreprise. Quatre destins, quatre personnalités à la fois fortes et fragiles…Tous arriveront à se détacher en surface ou plus profondément du carcan familial, mais tous en paieront aussi le prix fort en gardant au fond d’eux-mêmes des blessures mal cicatrisées… Avec une extrême sensibilité, Roopa Farooki nous laisse entrevoir les failles de chacun de ces personnages jusqu’au tréfonds de leur âme, d’une écriture forte et fluide à la fois. Par petites touches, elle nous dépeint la lourdeur de cette emprise familiale héritée et hérissée de codes ancestraux, les difficultés pour s’en émanciper et s’intégrer à un autre modèle de société …Bien longtemps après avoir lu la dernière ligne de ce roman, Sulaman, Jakie, Lana et Mae restent ancrés dans notre tête, comme des amis à qui l’on s’est attachés et qu’on a du mal à laisser s’éloigner… Un roman fort qui sonne juste et vrai !

Gentilles filles, braves garçons de Roopa Farooki (traduit de l’anglais par Jérémy Oriol), Gaïa, 2017 / 24€

 

 

 

Gus, la cinquantaine, vit seul dans sa ferme au fin fond des Cévennes. Vieux garçon, il préfère de loin la compagnie de Mars, son chien, à celle des hommes… Il faut dire que la noirceur de l’âme humaine l’en a vacciné dès le berceau : père alcoolique et violent, mère dure et peu aimante, il n’a guère eu, comme modèle présentable du genre humain que sa grand-mère qui a tenté comme elle a pu de le protéger de la violence familiale… Une enfance qui a définitivement été enterrée en même temps que son père, assassiné par sa mère qui mettra fin à ses jours à sa sortie de prison… Gus est donc totalement isolé du monde extérieur, en dehors de sa visite hebdomadaire au village pour se ravitailler et de temps à autre, de celle d’Abel, son plus proche voisin, septuagénaire guère plus enthousiasmé que lui par la fréquentation de ses semblables… Celui-ci est veuf depuis fort longtemps, sa femme étant morte en couches de leur premier enfant, né handicapé mental. Abel a rejeté son fils dès sa terrible naissance le tenant pour responsable de la mort de sa mère, autant qu’il culpabilise lui-même d’avoir été l’instrument de cette grossesse…Il l’a laissé aux bons soins de ses grands-parents maternels et il fut placé en institution après leur mort, sans qu’Abel ne revoie jamais cet enfant, fruit de tous ses malheurs… Ce fut après la mort des parents de Gus, que les deux hommes commencèrent à se « fréquenter », pour des coups de main dans leurs travaux des champs et devant quelques canons pour troubler l’espace de quelques instants leur solitude. Un lien ténu qui se resserre néanmoins après des années de fâcheries entre leurs deux familles, embrouilles dont Gus n’en connait ni la cause ni l’origine… Quand il essaie d’en savoir plus sur le motif de cette brouille entre leurs parents, Gus ne récolte qu’un silence méfiant de la part d’Abel. Le secret est bien enfoui et semble toujours lourd à porter… Un jour qu’il était embusqué pour tirer quelques grives, Gus entend une détonation du côté de la ferme d’Abel… A partir de ce jour, le vieux devient de plus en plus fuyant, inquiétant et menaçant… Quand Mars est attaqué dans les bois et semble terrorisé par ce qui l’a agressé, Gus découvre des traces de pieds nus dans la neige, alors qu’il fait un froid glacial… La conjugaison de ces deux faits tracasse de plus en plus Gus, d’autant plus que Paradis, un gros propriétaire enrichi sur les dettes des derniers paysans, lui offre de lui racheter sa ferme et ses terres et que des membres d’une secte évangéliste rôdent autour du village…Franck Bouysse, d’une écriture époustouflante de beauté et de justesse, fait monter crescendo un suspense oppressant dans ce roman d’atmosphère d’une haute qualité littéraire, où la violence perce insidieusement à travers les silences et les regards de ces « taiseux », hommes âpres et rudes, comme le décor de neige, de froid et de solitude qui les entoure, dans la noirceur de leur secret enfoui. Secret glaçant qu’on ne découvre qu’à la toute fin de ce superbe « polar » rural… Il m’est venu à sa lecture, des réminiscences de ma plus tendre enfance où je passais les vacances dans la maison familiale dans une Haute-Corrèze assez semblable au climat des Cévennes de ce roman… L’odeur de la soupe qui mijotait des heures dans le cantou, la lampe à pétrole pour unique éclairage, les seaux pour puiser l’eau fraiche du puits… L’oncle, lui aussi vieux « gars » que j’ai un peu retrouvé dans le caractère de Gus, toute la simplicité dépaysante d’un monde en voie de disparition… Merci à Franck Bouysse pour ce joli voyage au fond de ma mémoire qu’il a su faire resurgir par la grâce des ses mots, puissants et justes. Prix polars SNCF, « Grossir le ciel » a remporté cinq autres prix, amplement mérités… Un bijou !

Grossir le ciel de Franck Bouysse, Le livre de poche, 2016 / 6,90€

 

Christine Le Garrec