Avec « Un océan, deux mers et trois continents », c’est par un voyage au coeur de l’horreur absolue de l’esclavage, contrée avec les faibles armes spirituelles d’un homme « juste », que Wilfried N’Sondé nous convie en ce début d’année 2018. « La méthode Sisik »où immortalité rime avec ennui vous emmènera dans un futur assez flippant, « Cette maudite race humaine » vous permettra de juger de l’extraordinaire talent de Mark Twain qui vous fait profiter « ad patres » de ses reflexions sur la race humaine. Pour conclure, « Armaguédon strip » nous propose une réflexion ludique mais profonde sur l’obscurantisme d’une secte et des dégâts collatéraux qu’elle entraîne dans une famille « bien ordinaire ». De la réflexion et de l’humour, deux armes pour bien débuter la nouvelle année ! Tous mes voeux !
Le jeune Nsaku Ne Vunda vit le jour en 1583 dans le royaume du Kongo. Orphelin, il fut élevé dans une famille aimante. Très tôt attiré par la religion catholique, il suivit des études théologiques auprès de missionnaires portugais et fut ordonné prêtre sous le nom de Dom Antonio Manuel. Il aurait pu couler des jours heureux dans la simplicité de sa paroisse, mais le destin en décida autrement…Très apprécié par sa hiérarchie pour son travail auprès des plus démunis et pour sa ferveur religieuse, il fut choisi par le roi des bakongos pour plaider la cause des esclaves auprès du pape Clément VIII. Et vogue la galère… Embarqué sur le navire négrier, “Le vent Paraclet”, Dom Antonio Manuel va vivre le pire des calvaires en assistant, impuissant, aux terribles sévices infligés aux esclaves : sa foi en Dieu en sera ébranlée, autant que celle qu’il portait dans les valeurs de l’humanité… Où est Dieu pendant que ces malheureux, hommes, femmes et enfants, en fond de cale, sont battus, violés, tués ? Et où est l’humanité, quand des hommes traitent leurs semblables avec une telle cruauté ? Ces questions vont tarauder cet homme bon, exacerber sa compassion et le déterminer à aller jusqu’au bout de son engagement pour faire cesser cette ignominie… Mais les puissants veillent et ne voient pas d’un bon œil la réussite de cette mission qui mettrait, si elle réussissait, leurs intérêts politiques et financiers en péril… Un océan, deux mers et trois continents séparent Dom Antonio de son but suprême, avec pour seul allié un jeune mousse, Martin, dont le secret va troubler notre prêtre quand il le découvrira… Pris en otage par des pirates, emprisonné en Espagne dans les geôles de la terrible inquisition, Dom Antonio Manuel finira par approcher Clément VIII… Quant à la cause des esclaves, c’est une autre histoire… Wilfried N’Sondé, d’une écriture raffinée et percutante, nous tend avec ce roman lumineux des passerelles propices à de profondes réflexions sur la nature humaine dans ce qu’elle a de pire et de meilleur. Sans ménager notre confortable sensibilité, il nous offre un texte nécessaire, brutal et parfois insoutenable sur la réalité de l’esclavage. La force d’amour incroyable de cet homme, qui, jusqu’à son dernier souffle, combattra cette abomination, se pose comme un baume bienfaisant sur une plaie ouverte, redonnant quelque lustre à l’âme humaine… Eternel combat entre le bien et le mal… Liberté, égalité, fraternité : ces valeurs fondamentales sont toujours bafouées par les puissants qui ont le portefeuille à la place du cœur et usent de « la matière humaine » à leur bon vouloir, sacrifiant sans état d’âme les plus faibles sur l’autel du dieu profit… L’histoire, hélas, se répète et l’esclavage n’est certainement pas un usage totalement aboli : n’oublions pas qu’aujourd’hui, en Libye, des migrants sont vendus dans des marchés aux esclaves… « Un océan, deux mers et trois continents » est une fabuleuse piqûre de rappel, un travail de mémoire au souffle épique, sur l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi sur la foi et les dérives obscurantistes de la religion (quelle qu’elle soit…) qui font également au XXIème siècle, bien des dégâts… Dom Antonio Manuel a vraiment existé avant de tomber dans l’oubli au fil des siècles. Merci à Wilfried N’Sondé d’avoir remis en pleine lumière ce juste oublié des livres d’histoire, tout comme l’esclavage, d’ailleurs, résumé en quelques lignes pour des millions de vies sacrifiées… Un roman poignant qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher…
Un océan, deux mers, trois continents de Wilfried N’ Sondé, Actes Sud, 2018 /20€
Après soixante ans de retraite, Grégoire Sisik paraît à peine soixante-dix ans… Si on en croit son acte de naissance, il approche… Cent vingt ans ! Mais quel est donc le secret de sa longévité ? Comment expliquer que le temps n’a pas de prise sur le vieil homme ? Si la question chiffonne les contrôleurs de sa caisse de retraite, elle passionne le grand public et les scientifiques qui rêvent déjà d’immortalité… Oui, mais à quel prix ? Sisik semble avoir atteint cet âge canonique en arrêtant le temps grâce à une routine des plus huilées mais aussi des plus sévères : tous les jours, il effectue les mêmes gestes à la même heure, du lever au coucher. Ses repas ? Tous identiques, aussi bien dans les ingrédients utilisés que dans leur préparation. Sa promenade quotidienne ? A heure fixe sur le même trajet. Et tous les après-midi, depuis soixante ans, à la même heure, il visionne le même film sur son poste de télévision. Aucune vie sociale, un seul contact avec l’extérieur, au supermarché où il fait ses sempiternelles provisions. Comme dans « Un jour sans fin », chaque jour ressemble comme deux gouttes d’eau au précédent, fade et sans surprise, sans déstabiliser le moins du monde notre ancêtre en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels… Dans le même temps, la société a sombré dans le pire des scénarios apocalyptiques : des détecteurs de pensée traquent la moindre entorse aux règles drastiques imposées, et les contrevenants sont emprisonnés avant même d’avoir commis un acte répréhensible…Résultat ? Près de soixante pour cent de la population est embastillée ! Et cette surpopulation carcérale donne lieu à de gigantesques constructions souterraines (creusées par les détenus eux-mêmes) dont une prison pilote, « Lucile » qui accueille les condamnés au-delà de la perpétuité… Aussi, quand une nouvelle planète habitable est découverte dans notre système solaire (soixante dix ans de vie humaine pour y accéder, tout de même…), un programme est mis en place pour envoyer en orbite un panel de prisonniers qui suivront à la lettre la méthode Sisik… Ce roman, troublant à plus d’un titre, joue entre les codes de la fable surréaliste et du roman d’anticipation, dosant à la perfection le mélange des genres, en les pimentant d’une bonne dose de philosophie sur notre rapport au temps et à la vie. L’écriture fluide et le scénario bien ficelé nous embarquent dans une réflexion profonde sans être prétentieuse. On aimerait stopper le temps, tout de suite (et même un peu en arrière…) avant de connaître pareille destinée ! Intelligent, passionnant et un peu anxiogène… Tic tac tic tac…
La méthode Sisik de Laurent Graff, Le Dilettante, 2018 /15€
Les aventures de Tom Sawyer ou d’ Huckleberry Finn ont exalté bien des enfances… Mais (du moins en France), on connait peu la prodigieuse richesse de l’œuvre de Mark Twain ! Une partie de cette lacune est enfin comblée avec ce recueil de cinq textes, extraits de « Letters from the Earth », inédit jusqu’alors en langue française, qu’Actes Sud a eu la bonne idée de faire traduire et d’éditer ce mois-ci. Mordant à souhait, Twain y manie l’ironie et la causticité avec une jubilation communicative, de son écriture acide et raffinée (bravo pour la traduction qui semble sans faille !), classique et furieusement moderne, sur le thème de la race humaine, qu’il décrète d’emblée maudite en se basant sur des expériences scientifiques qui corroborent cet état de fait… Sérieux ? Peut-être pas vraiment. Mais il n’empêche que ses digressions et ses conclusions tiennent parfaitement la route et qu’on ne peut qu’acquiescer à ses raisonnements empreints de bon sens ! Dernier arrivé, mais premier servi, l’homme, persuadé que le monde a été créé pour sa pomme (Ah ! Celle-ci… Quelle histoire !), n’a fait qu’utiliser à son bon vouloir les créatures nées bien avant lui… Mais ne jamais oublier, même si cela chatouille son amour-propre, qu’il est arrivé en fin de parcours, bien après l’huître et le ptérodactyle ! Un peu d’humilité que diantre ! Ce prétentieux a pourtant décrété haut et fort qu’il était supérieur à l’animal grâce à son sens moral… Qui lui donne toute latitude de faire le mal, en toute conscience ! Cruel, cupide, revanchard, égoïste, misogyne, indécent, vulgaire, obscène et de mauvaise foi, le représentant de la race humaine n’arrive pas à la cheville du coléoptère. Des preuves ? D’abord, l’homme est le seul animal « religieux ». Il prône l’amour du prochain et la fraternité le dimanche et s’applique le reste de la semaine à faire exactement le contraire (comme trucider ceux qui ne partagent pas ses convictions) : il encense le « créateur » mais massacre à tour de bras ses créatures (humaines ou animales) ! Pas de guerre chez les animaux, ni patriotisme exacerbé… Et l’homme est le seul esclave consentant sur terre (moyennant salaire, ou pas…). L’égalité homme/femme ? Elle n’a jamais été reconnue par aucun peuple, qu’il soit sauvage ou civilisé (et c’est toujours mal barré… Bonjour, l’évolution !). Les animaux n’amassent que ce qui est nécessaire à leur survie… Le commun des mortels n’est heureux que dans l’abondance et le superflu (au bord de la jouissance quand il peut exposer sa bonne fortune à plus démuni…). Définitivement, l’homme est déraisonnable et comme il existe tout de même une justice, il est le seul animal qui rougit et connait la honte (bien fait !)… Allez ! Un petit extrait pour vous faire partager ce pur bonheur de lecture ! « Quelques chasseurs de nos grandes plaines organisèrent une chasse au bison pour le loisir d’un comte anglais. L’équipée fut charmante. Ils tuèrent soixante douze de ces grands animaux, mangèrent une partie d’un bison et laissèrent les soixante et onze autres pourrir sur place. Afin de déterminer la différence entre un anaconda et un comte, s’il y en a une, j’ai fait mettre sept veaux dans la cage de l’anaconda. Le reptile reconnaissant s’est immédiatement jeté sur l’un d’eux et l’a englouti, puis il s’est vautré, satisfait. Il n’a pas manifesté d’intérêt pour les autres veaux ni de disposition à leur nuire. Le fait est donc établi : la différence entre un comte et un anaconda est que le comte est cruel et que l’anaconda ne l’est pas, que le comte détruit gratuitement ce dont il n’a pas besoin, tandis que l’anaconda ne le fait pas. Cela semble donc suggérer que l’anaconda ne descend pas du comte. Cela semble aussi suggérer que le comte descend de l’anaconda et qu’il y a pas mal perdu au passage ». Réjouissant, j’adore !!!
Cette maudite race humaine de Mark Twain (traduit de l’anglais par Isis von Plato et Jörn Cambreleng), Actes Sud, 2018 /9,50€
Véronique, membre actif des témoins de Yahweh, vient de se faire percuter par une voiture alors que, comme tous les jours, elle faisait du porte à porte avec ses brochures pour prêcher la bonne parole, et mettre en garde les pécheurs potentiels de l’imminence de la fin du monde. Alertés par l’hôpital, ses enfants, Isa et Ephez, se rendent à son chevet : Véronique est dans le coma et la décision d’effectuer une transfusion, nécessaire pour la maintenir en vie, ne peut venir que d’eux … Véronique s’en sortira sans avoir recours à ce procédé contraire à sa religion. Mais Isa et Ephez, l’espace de quelques heures, vont analyser leur rapport à leur mère et se remémorer une enfance sans tendresse et dans l’obsession du bien et du mal, sous le joug de l’intégrisme religieux… Qui est vraiment leur mère sans le vernis du fanatisme qu’elle leur a distillé tout au long de leur vie ? Existe-t-elle en dehors de Yahweh ? Isa, adolescente, s’est rebellée, puis plongée à corps perdu dans un autre combat, celui de la défense animale pour laquelle elle milite et prend des risques… Ephez, auteur de BD s’est réfugié dans son monde, loin des angoisses suscitées par cette éducation rigide, mais il a bien du mal à se projeter dans l’avenir… L’absence du père, qui a sans doute fui la folie mystique de son épouse, a laissé un grand vide aux deux jeunes gens, qui n’ont jamais vraiment eu de repères pour se construire. Aussi quand Émilie, la compagne d’Ephez, lui annonce qu’il va bientôt être père, celui-ci panique et doute même de ses sentiments à son égard… Ferveur religieuse destructrice, amour filial et liens du sang : voici le cocktail explosif que Frédérick Houdaer signe de main de maître avec ce roman grinçant et non dénué d’humour. En alternant les dialogues et le ressenti d’un frère et d’une sœur traumatisés par une enfance pétrie de principes avec les monologue de leur mère obsédée de Dieu et persuadée de les avoir éduqués au mieux de leurs intérêts, il met en lumière l’incommunicabilité et les souffrances qui en résultent, avec force et conviction. Entre profondeur et légèreté, « Armaguédon strip » vous glace, vous révolte et arrive même à vous faire sourire !
Armaguédon strip de Frédérick Houdaer, Le Dilettante, 2018 /17€
Christine Le Garrec