Première brassée d’une rentrée littéraire qui s’annonce carrément pétillante du côté de la BD : tendres et drôles, intimistes et touchantes, révoltées et un brin déjantées, ces premières bulles sont annonciatrices d’un très grand cru ! Je vous propose également de redécouvrir l’univers d’Osamu Tezuka à travers deux de ses œuvres les plus abouties, rééditées dans une superbe collection… Et un ovni littéraire et graphique signé par le talentueux Brecht Evens qui s’est, une fois de plus, surpassé ! Pour finir, je vous invite à faire un tour à la galerie Gallimard où « La littérature se dessine » jusqu’au 13 Octobre, pour admirer quelques dessins originaux de la très prestigieuse collection « Futuropolis » ! Bonnes lectures à toutes et à tous !
Didier, célibataire de 45 ans, est agriculteur en Bretagne. Pas follement courageux ni très finaud, celui-ci a de plus tendance à succomber aux joies de la boutanche et à se prendre de mémorables cuites. Heureusement que sa sœur, Soazig, une femme costaude et brute de fonderie, est là pour faire tourner la boutique pendant que son rêveur de frère contemple et siffle ses bouteilles de gnôle « fait maison » ! Sa dernière nouveauté ? Parti pour acheter une moissonneuse batteuse lieuse dans une vente aux enchères, il n’a rien trouvé de mieux que ramener à la maison Régis, le malheureux agriculteur saisi qui, criblé de dettes, s’est retrouvé à la rue… Elle en a un peu ras la casquette, Soazig, il lui faudrait une femme à son balourd de frangin ! Grâce à l’idée du médecin de Didier qui a conseillé à ce dernier de s’inscrire sur Meetic, Soazig et Régis (qui se trouvent de plus en plus d’affinités…) décident d’aider ce célibataire incasable à trouver sabot à son pied, en rédigeant une annonce qui le mette à son avantage… Et bingo ! « Coquinette » semble séduite ! Rendez-vous est pris, un peu de force, avec un Didier récalcitrant qui se fait mener à la coquinette comme la vache au taureau… (c’est ça où Soazig fait un strike avec ses litrons de poire !) Ah ! Quel bonheur de retrouver la tendresse et l’humour de Rabaté dans ce dernier opus qui n’a rien à envier aux précédents ! Dialogues caustiques aux petits oignons, personnages expressifs et attachants, situations irrésistibles de drôlerie, dessins gais et colorés dégageant une fraîcheur et une délicatesse incomparables : le duo Ravard / Rabaté, dans une ambiance aussi bon enfant que poétique, nous laissent entrevoir que le bonheur est dans le pré, sans occulter la dureté et la précarité de la condition des paysans, qui sont hélas, bien trop souvent la cinquième roue du tracteur… Une BD irrésistiblement incontournable !
Didier, la 5e roue du tracteur de François Ravard et Pascal Rabaté, Futuropolis, 2018 / 17€
Afin de se défouler et d’évacuer ses envies de meurtres envers une gent masculine macho et sans complexes, Constance, illustratrice fauchée et féministe convaincue, a créé « Camel Joe », un personnage de justicière dotée d’un sens de la répartie plutôt bien senti, qui vole au secours des femmes harcelées en ridiculisant ses agresseurs… Voici en quelques mots le pitch de cette BD engagée, au dessin noir et blanc taillé à la hache et aux dialogues aussi crus que féroces où Claire Duplan met en lumière le fantasme de bien des femmes qui rêvent de clouer le bec à tous les beaux parleurs aux mains baladeuses ! Avec une énergie folle et un humour frondeur des plus séduisants, sa « Calamity Joe » dégaine plus vite que son ombre et tire à boulets rouges sur le machisme ordinaire avec jubilation… Alors, tremblez les relous … Elle nous a refilé au passage quelques tuyaux que nous pourrions mettre en application ! Corrosif !
Camel Joe de Claire Duplan, Rue de l’échiquier, 2018 / 16,50€
Gerda Wendt a désormais tout loisir de se remémorer son existence, au cœur de la monotone routine de la maison de retraite où elle finit ses jours… De son enfance de petite fille douée à sa vie de jeune femme passionnée d’astrophysique, jusqu’à aujourd’hui où elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, le temps ne lui a semblé durer que l’espace d’une saison… Thomas Von Steinaecker fait remonter les souvenirs de cette vie dense et bien remplie en instantanés délicats et nostalgiques, sublimés par le dessin et la palette somptueuse de Barbara Yelin. Avec un pouvoir d’évocation d’une incroyable force, tous deux mettent en lumière les moments tristes ou lumineux qui font la trame d’une existence, laissant entrevoir la brièveté et la richesse d’une vie qui défile à la vitesse de la lumière, avec ses rêves, ses espoirs, ses drames et ses déceptions, jusqu’à la défaite ultime où le corps abandonne la partie dans une profonde solitude…Traité avec une subtile délicatesse, « Une vie comme un été » nous ramène à la fulgurance de la vie et à notre propre finitude, avec une douloureuse légèreté… Superbe.
Une vie comme un été de Thomas Von Steinaecker et Barbara Yelin, Delcourt, 2018 / 15,95€
Fabienne et Roland viennent de débarquer à Palavas pour savourer une semaine de vacances bien méritées. Roland gare leur voiture et avant même de se rendre à leur location, tous deux font quelques pas, main dans la main face à la mer… Ils savourent ce délicieux moment quand, soudain, un terrible coup de vent fait s’envoler autour d’eux parasols, serviettes… et la tête de Roland, sectionnée net par un panneau publicitaire mal fixé… Cet accident, aussi improbable que brutal, fige Fabienne dans un état entre sidération et déni… Comment se résoudre à l’inimaginable ? Fabienne fait le choix singulier de rester comme si le drame n’avait jamais eu lieu et décide de ne rien changer au programme établi par Roland qui avait organisé et payé les activités de leur séjour dans les moindres détails… Une atmosphère d’une étrange douceur émane de ce roman graphique où l’on suit avec tendresse et empathie cette femme qui semble flotter entre deux mondes, détachée d’une réalité qu’elle observe de loin, pas vraiment là mais ne semblant pas en souffrir, attrapant les petits bonheurs quand ils se présentent sans en jouir vraiment pour autant. Le dessin expressif et les couleurs ensoleillées d’Hubert Chevillard servent à merveille le scénario de Lewis Trondheim, illustrant à la perfection le décalage entre le climat ambiant, festif et estival, et la solitude de Fabienne, exprimée à travers silences et jeux de regards d’une éloquence rare. « Je vais rester » explore avec classe et justesse le thème du deuil sans jamais tomber dans le pathos et nous plonge dans sa complexité avec une sensibilité teintée d’humour, tel un pied de nez à la précarité de l’existence… Splendide !
Je vais rester de Lewis Trondheim et Hubert Chevillard, Rue de Sèvres, 2018 / 18€
Demain, Jona tourne une page de sa vie en quittant définitivement Paris pour rejoindre sa fiancée à Berlin. Il aurait bien aimé passer cette dernière soirée en compagnie de ses « amis » mais, à son appel, tous se défilent lamentablement les uns derrière les autres, sous des prétextes foireux qui ne laissent pas de place au moindre doute : personne ne souhaite sa présence à ses côtés. Résigné, il décide quand même de sortir seul, « pour faire la fête »… Tout au long de cette nuit d’errance, il croisera Rodolphe, le baron Samedi et prince déchu de la nuit, qui tentera quant à lui de soigner sa dépression au cœur des lieux branchés de la capitale, et Victoria, jeune femme fragile, qui finira par s’évader en compagnie d’une danseuse de pole dance, pour fuir sa sœur hyper protectrice… Tous trois vont se perdre, se croiser et s’entrecroiser sans vraiment se voir, sourds et aveugles à ce qui les entourent, tendus vers leur recherche de plaisir, d’abandon et d’oubli … Attention, chef d’œuvre !!! Brecht Evens, tout comme avec ses précédents ouvrages (« Les noceurs », « Les amateurs » (des bijoux !) et « Panthère » (Zut, celui-là, je l’ai raté !) nous fait pénétrer avec « Les rigoles » dans un univers coloré et fourmillant de détails qui va bien au-delà de la simple bande dessinée pour se rapprocher indéniablement d’une œuvre d’art avec les codes et le langage propres à cet auteur génial et tourmenté. Dans ce dernier opus, s’il célèbre la beauté du monde de la nuit à travers de somptueuses planches où les couleurs explosent, comme reflétées par des néons scintillants et des lumières folles, dans des perspectives aussi vertigineuses qu’hallucinantes, il en dénonce aussi la vacuité par la force de ses dialogues et des situations qu’il met en scène où l’incommunicabilité règne en maître. Les relations entre humains n’y sont que superficielles et la « fête », factice, qui laisse chacun enfermé dans ses soucis et sa solitude, n’a de festif que le nom… « Les rigoles » est un album lucide et pertinent, étourdissant de beauté, époustouflant de bruit et de fureur contenue, dont on sort groggy, comme après une nuit blanche, les yeux usés d’avoir fixé le moindre détail pour ne pas en perdre une miette… Fabuleux !
Les rigoles de Brecht Evens, Actes Sud, 2018 / 29€
Les éditions Delcourt / Tonkam inaugurent leur collection prestige, dédiée à la réédition des chefs-d’œuvre d’Osamu Tezuka, avec « Ayako » et « L’histoire des 3 Adolf ». Les connaisseurs du « Dieu du manga » (qui aurait eu 90 ans cette année…) y trouveront quelques surprises, dont la fin alternative d’Ayako et le sens de lecture originel pour l’histoire des 3 Adolf. Deux œuvres puissantes à découvrir ou à redécouvrir… Dans toute leur splendeur !
Publiée pour la première fois dans les années 70, la saga d’Ayako, qui retrace sur vingt ans la grandeur et décadence du clan Tengé, n’a décidément pas pris une ride en près de cinquante ans d’existence ! Sur fond de réalité historique (reconstruction du Japon après la seconde guerre mondiale, pression de l’occupant américain, vindicte populaire qui se manifeste à travers les premiers mouvements sociaux…), tous les ingrédients d’un drame shakespearien y sont mis en scène : père autoritaire obsédé par le sens de l’honneur et régnant en maître sur son clan, fils aîné veule et prêt à tout pour s’assurer l’héritage, fils cadet espion à la solde des USA, fille rebelle amoureuse d’un communiste, mères soumises et sacrificielles… et Ayako, innocente petite fille de quatre ans. Celle-ci se retrouvera enfermée pendant plus de vingt ans après avoir été témoin d’un crime perpétré par un des membres de sa famille… chez les Tengé, pas d’états d’âme : l’honneur et la réputation se placent bien au-dessus des lois et de la morale et même des sentiments, fussent-ils filiaux… A travers ce récit sombre et passionnant, c’est le déclin et les derniers soubresauts du Japon traditionaliste que Tezuka relate, ouvrant la porte à un monde en pleine mutation, où pointent déjà d’autres formes d’immoralité… Cet éternel combat du pouvoir contre l’innocence, symbolisé par Ayako, est orchestré avec maestria par un des plus grands maîtres du manga : sa maîtrise et son audace narrative, aussi bien dans la force du texte que dans l’impact du dessin, sont la marque d’une étonnante modernité. Du grand art !
Ayako : l’intégrale de Osamu Tezuka, Delcourt, 2018 / 29,99€
1936, jeux olympiques de Berlin. Sohei Togué, journaliste sportif japonais, est dépêché par son journal pour couvrir l’évènement. Il compte en profiter pour rendre visite à son jeune frère, Isao, qui poursuit ses études en Allemagne. Il est à peine arrivé quand celui-ci l’appelle pour lui demander de venir de toute urgence chez lui : il doit absolument lui remettre des documents de la plus haute importance qui pourraient signer la fin du troisième Reich en apportant la preuve qu’Hitler est d’ascendance juive… Mais c’est le cadavre d’Isao, criblé de coups de couteau, que Sohei découvre en se rendant à son appartement, totalement mis à sac… Ses assassins se sont-ils emparés de cette preuve gênante pour le pouvoir nazi ? Effondré, Sohei décide de venger son frère et de récupérer ce précieux papier qui lui a coûté la vie et qui pourrait éviter au monde une guerre sanglante… A moins qu’il ne soit déjà trop tard… Kobe, à la même époque. Deux jeunes garçons, Adolf Kaufman et Adolf Kamil, sont liés par une solide amitié. Une amitié qui sera mise à mal par le père diplomate et nazi d’Adolf Kaufman : les Kamil, dont le père est un simple boulanger, sont des juifs allemands exilés au Japon… Contraint par son père de s’engager dans les jeunesses hitlériennes, Adolf Kaufman, contre sa volonté et celle de sa mère japonaise, part, la mort dans l’âme, pour l’Allemagne… Traité comme un polar mâtiné d’espionnage, « L’histoire des 3 Adolf » nous convie en prime à une plongée fascinante dans l’histoire de la seconde guerre mondiale (le troisième Adolf étant bien sûr Hitler…) à travers la quête de Sohei qui va bien sûr croiser les destins tragiques de ces deux jeunes gens pris dans la violence extrême de leur époque. Avec cet énorme « pavé », Osamu Tezuka a signé une intrigue parfaitement aboutie, mêlant suspense, émotion et portraits psychologiques en un dosage savamment dosé qui vous tient en haleine de la première à la dernière case. Du grand, du magistral Tezuka…
L’histoire des 3 Adolf : volume 1 et 2 de Osamu Tezuka, Delcourt, 2018 / 29,99€ le livre
Le monde va mal, très mal… La voiture a pris le pouvoir sur Terre et la planète autrefois bleue est désormais polluée à… 99,99 % ! La faute aux hommes, bien sûr, à leur inconscience et à leur consumérisme effréné, mais aussi celle de « Sa sérénité », la démoniaque reine au look de batracien de la planète Sparky, qui a fomenté depuis des millénaires cette catastrophe annoncée dans le but de coloniser notre planète… Et maintenant, le temps presse car Sparky va bientôt se retrouver engloutie sous les eaux et ses œufs ne pourront jamais éclore dans pareil climat… Elle envoie donc un de ses sujets pour prospecter une dernière fois sur Terre avant l’invasion et ce crétin ne trouve rien de mieux que de paumer le « va et vient », un objet mystérieux qui permet de se télescoper instantanément de Sparky à la Terre (et inversement, of course !). La boulette ! Si le va et vient tombe entre les mains d’un petit malin, tout est foutu ! Or, pas de bol, c’est un super héros, Mini Vip, qui tombe dessus par hasard ! Enfin… Super, il faut le dire vite… Et héros… Euh… Pas vraiment non plus ! Gringalet et binoclard (le portrait de Woody Allen dans « Woody et les robots » !), celui-ci ne possède aucun pouvoir spécial, en dehors d’inventer des objets improbables totalement inutiles et d’avoir mis sa femme enceinte… Il a bien un frangin, Super Vip, un gros costaud au look de monsieur Indestructible qui lui, sait voler comme Superman… Mais en plus de ne pas être très très malin, celui-ci est totalement dépressif depuis que sa copine l’a quitté… Nos deux « pas trop super héros » vont-ils réussir à sauver notre planète des pattes visqueuses de « Sa Sérénité ? Suspense… Par son design, ses couleurs, son sens du rythme et son humour absurde, cette folle histoire de l’espace fait directement penser à la grande époque des cartoons, façon « Looney Tunes » des années 60. Et pour cause ! Les aventures de Vip ont été réellement animées par son créateur, Bruno Bozzetto, en 1968 (« Vip, mon frère superman »). Du cinéma à la BD, l’exercice est plutôt très réussi ! Ces Vip « vintage » ont tout de même un sacré pouvoir… Celui de nous dilater les zygomatiques en un clin d’œil ! Inventif, parodique et jouissif, ce très beau livre est à mettre entre toutes les mains !
Mini et super Vip : le mystère du va-et-vient de Bruno Bozzetto et Gregory Panaccione, Soleil, 2018 / 27,95€
Exposition « La littérature se dessine avec Futuropolis », galerie Gallimard !
C’est avec Jacques Tardi illustrant « le Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline que la collection « Futuropolis / Gallimard » voit le jour en 1988. Cette nouvelle collection d’illustrations de grands textes littéraires par des auteurs de bandes dessinées donnera naissance à de nombreuses créations remarquables, dialogues complices et intimes entre un écrivain et un dessinateur : « L’Étranger » d’Albert Camus illustré par les encres incisives et sensibles de José Muñoz, Joann Sfar et Manuele Fior interprétant Romain Gary ou encore Manu Larcenet qui choisit « Journal d’un corps » de Daniel Pennac. En tout une quarantaine de livres jusqu’au dernier, à paraître en 2019 : « L’amant de la Chine du nord » de Marguerite Duras par Philippe Dupuy. Le « roman dessiné » est né de la rencontre de l’univers de l’écrivain avec celui du dessinateur-adaptateur. Du texte à l’image, des mots aux dessins, Futuropolis a toujours défendu ces adaptations de la littérature en bandes dessinées – des grands classiques de la littérature mondiale comme « Le vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway mis en image par Thierry Murat ou « Martin Eden » de Jack London adapté par Aude Samama et Denis Lapière à celles de la littérature française, à l’instar de « La belle image » de Marcel Aymé ou « La Délicatesse » de David Foenkinos dessinées par Cyril Bonin. Au total, l’exposition « La littérature se dessine avec Futuropolis » offre à la vente 34 planches et dessins originaux et deux tirages pigmentaires numérotés et signés de Tardi et Muñoz. Le Vendredi 28 Septembre, à partir de 18 heures, les frère Gaëtan et Paul Brizzi dédicaceront leurs ouvrages « L’Automne à Pékin » ( d’après le roman de Boris Vian) et « La Cavale du Dr Destouches » (scénario de Christophe Malavoy, d’après l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline). Cette belle expo sera visible jusqu’au 13 Octobre à la galerie Gallimard (30 -32 rue de l’université, 75007 Paris). Venez nombreux !
Christine Le Garrec