Justice League : Tom Holkenborg VS Danny Elfman

Combien de mélomanes avertis n’ont jamais rêvé d’écouter la BO de Pirates des Caraïbes composée par Alan Silvestri, celle de King Kong par Howard Shore ou encore celle de Star Wars : Rogue One par Alexandre Desplat ? Rares sont les rejected scores qui ont pu voir le jour mais une poignée d’entre eux parvient à échapper à leur destin, comme celui de Justice League. Qu’on lui loue son esthétique remarquable ou lui reproche un manque d’inspiration consternant, le score de Tom Holkenborg rend compte de l’importance de la musique de film et de la cohérence musicale au sein d’un univers cinématographique étendu. On y voit là une célébration de l’œuvre de Zack Snyder et un véritable doigt d’honneur à Danny Elfman !

NE BLÂMEZ PAS ELFMAN !

On répète souvent que la vérité finit toujours par éclater… Mais, comment la Warner a-t ’elle osé nous assurer que le theatrical cut de son Justice League (2017) demeurait conforme à la vision de Zack Snyder alors que l’illustre Danny Elfman indiquait avoir élaboré ses partitions sur la simple base de storyboards ? L’implication de Joss Whedon, figure emblématique de Marvel Studios, n’était-elle pas décrite comme « mineure » ? Et les œuvres de Hans Zimmer et Junkie XL (alias Tom Holkenborg) ne font-ils pas partie intégrante de cette mythologie initiée par Man of Steel (2013) et Batman v Superman : L’Aube de la Justice (2016) ? Tous ces indices laissaient déjà pressentir l’un des pires souillages de l’histoire du comic book movie ! Nous n’avions pourtant pas mesuré l’ampleur du massacre… Par son approche avant-gardiste rétrograde, la musique de Danny Elfman s’emploie à dénaturer l’essence même des travaux de ses prédécesseurs pour accompagner cette métamorphose tonale imposée par la version édulcorée de Joss Whedon : vaine tentative de séduire une communauté de fans biberonnée à l’humour bankable de Marvel. Si la transition est aussi indigeste que les innombrables reshoots orchestrés par la Warner et le réalisateur des deux premiers Avengers, c’est notamment parce qu’elle se calque sur le pattern de son redoutable concurrent : thématiques plus marquées (« Hero’s Theme »), instrumentations proches du mickey-mousing (« The Amazon Mother Box », « A New Hope », « The Final Battle ») et continuité irrégulière. Outre la vulgarisation orchestrale du riff de Wonder Woman (« Wonder Woman Rescue »), la resucée maladroite du « Superman’s Theme » de John Williams (« Friends and Foes ») et l’utilisation prétentieuse de son propre « Batman’s Theme » (« Then There Were Three », « The Tunnel Fight », « The Final Battle ») achèvent de désacraliser l’aura des protagonistes. Et comme si ce remodelage honteux ne suffisait pas, l’auteur pioche dans ses précédents succès super-héroïques pour pallier l’urgence de la situation, Elfman ne disposant que de cinq mois pour tout boucler. Les Amazones protègent vaillamment Themyscira sur des variations du thème de Hulk (A. Lee, 2003) (« The Amazon Mother Box »), la Justice League lutte contre l’invasion de Steppenwolf sur fond de violons intrépides et chœurs scandés rappelant Spider-Man (S. Raimi, 2001) (« Justice League United », « The Final Battle ») avant que leur victoire ne soit célébrée par les timbres mielleux d’Avengers : L’Ère d’Ultron (J. Whedon, 2015) (« A New Hope »). A ce stade, on pouvait même s’attendre à une apparition furtive de son générique de la série télévisée The Flash (P. DeMeo & D. Bilson, 1990-1991) ! Ou, tant qu’à faire, celui de Lolita Ritmanis, Michael McCuistion & Kristopher Carter pour la série animée à succès Justice League (P. Dini & B. Timm, 2001-2006) ! Au moins, l’impact aurait été plus intense que son main theme insipide, générique et fonctionnel, qui exaspère par sa simplicité (« Hero’s Theme », « Justice League United ») ! Le Justice League de Joss Whedon aurait-il eu meilleure allure s’il avait conservé l’esthétique musicale de son univers ? Probablement ! Et pour en avoir le cœur net, une vaste communauté de fans exaspérés milite pour la sortie de la version originelle de Zack Snyder : le mouvement Release The Snyder Cut vient de naître…

L’idée même qu’il faille reprendre la musique à zéro à chaque fois qu’une franchise de super héros est rebootée avec un nouveau réalisateur est idiote. C’est seulement pour satisfaire l’égo du réalisateur ou du compositeur. Il faut comprendre l’incroyable leçon qu’ont retenus Star Wars ou James Bond, qui est que garder ces connexions musicales est très satisfaisant pour les spectateurs. Donnez-moi un reboot de n’importe quel vieux film, et je peux reprendre les thèmes et les utiliser en les rafraîchissant

Danny Elfman
Quand le thème de Batman fait de l’ombre à celui de la Justice League…

JUNKIE XL’S JUSTICE LEAGUE

Force est d’admettre que la pandémie de Covid-19 aura au moins eu le mérite de favoriser la consécration de ce projet jugé utopique… Le manque de contenus cinématographiques alléchants en est la principale cause, le rachat de Warner Bros par HBO Max en est la suivante. Ainsi débarrassé de la pression de producteurs hostiles à sa vision artistique, Zack Snyder peut ainsi renouer avec un univers injustement saccagé par les critiques, tel un phœnix qui renaît de ses cendres. C’est purement et simplement du jamais vu ! Le cinéaste y voit une opportunité de rendre hommage à sa fille défunte, Autumn, mais Tom Holkenborg (alias Junkie XL), également de retour dans l’aventure, choisit de rejeter sa copie originelle, tant pour la période trouble que le souvenir douloureux qu’elle évoque, et s’octroie le luxe de la réviser intégralement. Des fragments de cette version avortée ont sans doute pu être insérés entre temps dans quelques-unes de ses partitions, en tout bien tout honneur… Une fois n’est pas coutume, le compositeur use à profusion des gimmicks qui ont fait sa renommée – gammes monochromatiques pompeuses, débauche de percussions martiales, cuivres grandiloquents, électronique expérimentale harassante, violons frénétiques, chœurs fatalistes – pour une démarche d’écriture plus méthodique compte tenu de la durée singulière du film. S’il ne varie guère dans l’instrumentation ou les textures, parfois un peu rébarbatives, il ré-insuffle une nécessaire cohérence tonale et esthétique dans un univers cinématographique jusqu’alors en perdition.

C’était comme si j’avais grimpé le Mont Everest parce que j’ai commencé en plein confinement, à cause de la Covid. Je me suis retrouvé seul dans la chambre d’amis de ma maison […], avec une petite installation informatique, une guitare, une basse, quelques percussions, et une ou deux de mes machines préférées. J’ai passé huit mois à forger cette partition, sans relâche […] Quand j’ai terminé, je me souviens m’être dit: « Désormais, je suis capable d’affronter n’importe quel film! »

Tom Holkenborg

Au sein de la Trinité DC – le trio iconique formé par Superman, Batman et Wonder Woman – Le Chevalier Noir (Ben Affleck) subit un relifting intégral, moins brutal et tragique que dans Batman v Superman (« Beautiful Lie », « Men Are Still Good ») mais conserve toutefois sa double identité musicale, ici plus contrastée. La première affiche l’ambition de sonder la part du leader qui sommeille en Bruce Wayne pour se concentrer sur sa mission fédératrice : la quête des méta-humains. Mêlé au caractère aventureux des cordes rappelant Tomb Raider (R. Uthaug,2018), un motif cuivré à cinq notes se charge d’embrigader de nouveaux justiciers aux capacités hors du commun (« A Hunter Gathers », « Things Fall Apart ») dans une atmosphère toujours très nocturne, notamment dans la séquence du Bat-signal (« The Provenance of Something Gathered »). Pour s’aligner sur le caractère épique de la bataille finale, Holkenborg propose une action cue dont la violence sonore évoque très clairement « Brother in Arms » (Mad Max : Fury Road de G. Miller, 2015) et « London in C Minor » (Mortal Engines, 2018) ; pièces toutes deux caractéristiques de son style distinctif. On se remémore d’emblée la Batmobile s’éjectant du Flying Fox à coup de tambours battants. Batman y déploie ses cors d’harmonie pugnaces et atomisent les paradémons par des salves de violons frénétiques, sous la pression constante d’une masse synthétique apocalyptique (« And The Lion Did Roar, Pt 1 » et « Pt 2 ») ! Quant à cette aura badass héritée du comics The Dark Knight Returns de Frank Miller, Holkenborg s’autorise une extravagance qui fera sûrement l’objet de nombreuses controverses… A vrai dire, comment ne pas rester pantois face aux vibrations conjuguées d’une guitare électrique et d’une batterie décomplexées inaugurant chacune de ses confrontations avec l’armée de Darkseid ? Combattre avec Batman n’aura jamais été si rock ’n roll !C’est osé, certes, mais, en un sens, cela paraît tout aussi bien refléter la désinvolture avec laquelle il affronte cette invasion d’entités extraterrestres (« We Do This Together », « And The Lion Did Roar, Pt 1 »). Quoiqu’il en soit, le Dark Knight ne perd rien de sa superbe !

Batman: Fury Road

A l’inverse, Wonder Woman/Diana Prince (Gal Gadot) méritait qu’on lui redore son blason ! Holkenborg aurait très bien pu se contenter de mobiliser son cultissime riff (« Is She With You ?» dans Batman v Superman) à chaque fois que l’héroïne pointe le bout de son épée mais, au contraire, il s’évertue à restaurer sa dimension mythologique par l’emploi judicieux d’une chorale féminine, symbole de sa grâce et de son audace, qui l’élève au rang de divinité vivante. On obtient ainsi ce climax fascinant mixant l’authenticité des chœurs aux fracas du violoncelle électrique de Tina Guo et quelques distorsions électroniques au cours d’une première intervention détonante, la séquence de la prise d’otage – preuve du talent de Snyder pour les ralentis (« Wonder Woman Defending / And What Rough Beast ») ! Junkie XL surprend… Ces voix guerrières et religieuses, étonnamment solennelles, s’associent également à la rythmique infaillible des percussions amazones pour accentuer le caractère ethnique de sa partition (« World Ending Fire », « We Do This Together »). Les plus avertis y trouveront peut-être un écho avec les chants incantatoires de Lisa Gerrard, éternelle muse de Hans Zimmer, entendus dans le trailer final – pour les curieux, il s’agit du titre « Celon », issu de l’album The Mirror Pool. On aurait aimé que la résurrection de Superman/ Clark Kent (Henry Cavill) soit accompagnée de thématiques nouvelles mais on lui préfère le retour fracassant du drum circle de Man Of Steel et Batman v Superman, à grand renforts de cuivres majestueux, et les quelques notes de piano intimistes de Zimmer, disséminés comme des easter eggs dans sa partition titanesque. Notons la présence de « Flight » dans « Superman Rising Part 2 » ; « This is Clark Kent » dans « A Splinter From The Thorn That Pricked You » et « Earthling » ou encore « Arcade » et « Black v Blue » dans « Monument Destroyer ».

Un écho à Lisa Gerrard ?

Du côté des méta-humains, chacun s’était vu présenté dans Batman v Superman sans même bénéficier d’une illustration sonore commune. Junkie XL corrige ici le tir, histoire de célébrer dûment leur héroïsme. Victor/Cyborg (Ray Fisher), réhabilité au cœur de l’intrigue, se détache de la ligue par son approche plus émotionnelle. Les ostinatos de cordes, à la fois tragiques et épiques, lui donnent une allure de requiem venant symboliser son destin funeste (« Cyborg Becoming/ Human All Too Human »). Le piano et la harpe évoquent sa solitude, la basse la fatalité, mais l’homme ressuscité machine ne sacrifie pourtant pas sa part d’humanité, empêchant l’électronique désincarnée de s’emparer de son thème (« So Begins The End », « My Broken Boy »). Sur une note plus enjouée, Flash/ Barry Allen (Ezra Miller) se démarque par trois moments d’anthologie dissociés les uns des autres, sans jamais se coaliser autour d’une unique mélodie. Le bolide écarlate démarre dans les starting-blocks avec un crescendo orchestral épique venant booster la résurrection de l’homme d’acier (« Beyond Good And Evil »), esquive une horde de percussions furieuses par quelques acrobaties synthétiques (« Monument Destroyer ») et démontre l’ampleur de sa force véloce en remontant le passé au rythme d’un riff à la basse frissonnant qui évoque le dépassement de soi et magnifie son action salvatrice (« At The Speed Of Force »). Trop de riff tue le riff. Exit donc la guitare électrique badass de Rupert Gregson-Williams placée à tout bout de champs dans Aquaman (J. Wan, 2018) : l’héritier du trône d’Atlantis, Aquaman/ Arthur Curry (Jason Momoa), écope d’un motif à 3 notes conventionnel, englouti dans ce vaste océan sonore (« Aquaman Returning/Carry Your Own Water », « And The Lion Did Roar, Part 2 »).

Quid de la Justice League au grand complet ? Comme chez les Avengers – mention spéciale à l’honorable Alan Silvestri – nos héros se fédèrent autour d’un thème triomphal, développé comme un leitmotiv, qui appelle à l’unité (« The Foundation Theme », « Beyond Good And Evil ») et à la victoire, lorsque celui-ci se retrouve magnifié par la voix de l’orchestre (« The Crew At Warpoint », « Flight Is Our Nature », « At The Speed Force »). Malgré sa force mélodique peu accrocheuse, ce thème réussit là où celui de Danny Elfman avait échoué : les motifs spécifiques aux membres de la ligue n’accaparent pas l’audition du spectateur qui se doit d’associer le film à une mélodie prédominante (dans les règles classiques de composition…). Ses accents héroïques font surtout office de contrepoint mélodique aux sonorités terrifiantes de Steppenwolf, un mercenaire de Darkseid venu semer l’anéantissement dans un torrent orchestral abrasif où chœurs prophétiques et cordes invasives se lancent en quête des mother boxes (« World Ending Fire », « Middle Mass », « As Above, So Below », « Take This Kingdom By Force », « So Begins The End », « That Terrible Strength ») ! Darkseid, le seigneur d’Apokolips, fut lui aussi confronté aux prémices de ce thème lorsque sa tentative de réaliser « l’Unité » sur Terre fut rendue infructueuse par une Justice League ancestrale (« No Dog, No Master »). 8 mois de travail acharné, 4h de musique d’une densité extrême : on comprend mieux pourquoi Tom Holkenborg a eu l’impression d’escalader le Mont Everest !

Flash’s riff

David-Emmanuel – Le BOvore