« La musique de Emancipation ne devait pas adoucir les images » – Interview de Marcelo Zarvos

De Amistad (S. Spielberg, 1997) à Harriett (K. Lemmons, 2019), en passant par Django Unchained (Q. Tarantino, 2013), Twelve Years A Slave (S. McQueen, 2013) et The Birth of a Nation (N. Parker, 2016), le sujet de l’esclavage a toujours fait rage au cinéma comme en streaming. Mais jamais personne ne s’était frotté à l’exercice comme Antoine Fuqua et son compositeur Marcelo Zarvos l’ont fait avec Emancipation, thriller immersif inspiré par la (tristement) célèbre photographie de « Peter le fouetté » en 1863. Sa bande-originale brille non seulement par sa complexité à la fois structurale, texturale et émotionnelle mais parvient aussi à conjuguer éclectisme et minimalisme avec une intensité dramatique folle. Depuis son studio à New York, Marcelo Zarvos se livre, en toute bonté, sur les secrets de conception de l’un des grands défis de sa carrière qui se trouve être aussi l’un des scores les plus marquants de l’année 2022.

Will Smith (Peter) et Ben Foster (Fassel) dans Emancipation (copyright Apple +)

DU BRÉSIL À HOLLYWOOD

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à la musique de film ?

Lorsque j’étais enfant, je suis tombé amoureux de la musique à travers les musiques de films et les Beatles. Ce groupe m’a vraiment inspiré même si, à ma naissance, il s’était déjà séparé. Concernant la musique de film, je me suis toujours dit que ce serait un univers intéressant à explorer. Vangelis était un compositeur que j’aimais beaucoup. Je me souviens de Blade Runner, des Chariots de Feu. Mais aussi des musiques électroniques des années 80, notamment le groupe Tangerine Dream qui a écrit quelques BOs. Et John Williams bien sûr ! J’adorais aussi regarder les westerns spaghettis. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé qu’Ennio Morricone en avait signé la plupart d’entre eux. Toute cette musique est entrée très tôt dans ma tête grâce à mon amour pour le cinéma. Car si le film m’avait plu, j’aimais sûrement aussi la bande-originale.

On entend du jazz dans Hollywoodland (A. Coulter, 2007) ou Fences (D. Washington, 2016), du rock et de l’électronique dans L’Elite de Brooklyn (A. Fuqua, 2010), des sonorités ethniques dans Sin Nombre (C. J. Fukunaga, 2009) ou orchestrale dans De L’Autre Côté (R. Dawson, 2019). D’où proviennent toutes ces influences ?

Je suis né au Brésil. J’y ai vécu les 18 premières années de ma vie. La musique brésilienne est une sorte de mélange de toutes ces influences à bien des égards. Il y a beaucoup d’influences africaines notamment. La musique folklorique ou la musique populaire comme la bossa nova, qui contient de nombreux éléments de jazz, m’ont toujours été très chères. J’ai aussi grandi en écoutant du rock et en jouant dans des groupes de rock. A vrai dire, je suis tombé amoureux de la musique à travers peu de musique. Quand j’ai découvert la musique orchestrale des années 70/80, j’ai trouvé ça très intéressant. Plus tard, je suis parti étudier la musique classique. J’ai l’impression qu’il existe une sorte de trépied créatif – ce même trépied sur lequel on met la caméra – composé de musique classique, de jazz et de musique ethnique/pop. Toutes ces influences trouvent leur chemin dans mon travail. En fonction des besoins d’un film, je penche plus ou moins dans l’une de ces directions principales.

Vous officiez régulièrement sur des films aux enjeux dramatiques forts, à l’instar de Remember Me (A. Coulter, 2010), Dark Waters (T. Haynes, 2020) ou A Journal for Jordan (D. Washington, 2022). Votre musique se montre toujours très subtile, on dirait qu’elle veille à ne pas trop envahir les images. Peut-on parler de musique minimaliste ?

La musique minimaliste trouve ses origines dans les œuvres de Philip Glass et Steve Reich depuis les années 60. Je considère qu’elles font partie de mes influences directes. Dernièrement, j’ai réalisé quelque chose… Tangerine Dream et Kraftwerk sont des groupes qui ont été très influencés par Steve Reich et Philip Glass. A l’époque, je ne le savais pas, j’aimais simplement les écouter. Alors, la première fois où j’ai entendu Music for 18 Musicians de Steve Reich ; qui est l’une des compositions minimalistes les plus importantes des années 70, je me souviens m’être dit : « Wow, ça ressemble à Tangerine Dream !». Bien sûr, c’était l’inverse : ce sont eux qui imitaient ce que Steve Reich faisait avec des instruments électroniques. Dans la musique de film ou contemporaine, on parle de minimalisme comme d’une musique plus simple, plus dépouillée. Aujourd’hui, les œuvres de Max Richter, Jóhann Jóhannsson ou Hiroshi Sakamoto en font partie par exemple. Le terme est devenu plus large mais j’ai toujours l’impression qu’il s’applique à ma musique. J’essaye toujours d’améliorer un film avec ma partition. La plupart du temps, il ne faut pas y ajouter grand-chose. Ma tradition est très distincte de celle de John Williams ou des partitions classiques d’Hollywood qui ont tendance à être beaucoup plus chargées et denses. Elles fonctionnent fantastiquement bien pour le cinéma de Spielberg ou les Star Wars. Mais mon intérêt s’est toujours porté sur les drames que je considère toujours comme mon point fort. Il faut veiller à ce que la musique ne soit pas trop puissante pour éviter de basculer dans le mélodrame. C’est ce que j’essaie d’éviter à tout prix. Alors oui, c’est une longue façon de vous dire que je suis d’accord avec l’affirmation selon laquelle ma musique est minimaliste.

ANTOINE FUQUA, UN COLLABORATEUR DE CHOIX

Emancipation marque vos retrouvailles avec le réalisateur Antoine Fuqua. Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre ?

Nous nous sommes rencontrés sur le film L’Élite de Brooklyn qu’Antoine a réalisé en 2007/ 2008. Il était à la recherche d’un compositeur. C’était un grand fan du film Le Bon Pasteur et de la musique que j’avais écrite quelques années auparavant. Alors, il m’a contacté. Par chance, nous avons pu nous rencontrer en personne car l’équipe du film bossait à New York, là où je suis basé. Puis nous avons sympathisé. Je dois avouer être un grand fan de ses travaux. Training Day est un film qui se classe parmi ceux que j’estime le plus. J’ai d’ailleurs entendu dire que les plus grands films de gangsters étaient Le Parrain dans les années 70, Scarface dans les années 80 et…Training Day dans les années 90. Et je suis totalement d’accord avec ça ! D’ailleurs, j’ai toujours pensé que L’Elite de Brooklyn pouvait s’apparenter à une suite de Training Day. Les histoires sont très distinctes, mais on retrouve, d’une certaine manière, le personnage qu’Ethan Hawke a interprété dans Training Day. Beaucoup d’années se sont écoulées, il a été exposé à beaucoup de difficultés. Maintenant, ce n’est plus un jeune policier mais un flic blasé et corrompu. Cette opportunité de travailler avec Antoine était merveilleuse ! Nous y avons pris beaucoup de plaisir. Pendant les années où il a réalisé de nombreux films, j’étais occupé sur d’autres projets. Nous nous sommes finalement retrouvés à l’occasion d’un merveilleux documentaire sur la vie de Muhammad Ali qui exigeait beaucoup de musique. Puis nous avons collaboré de manière très régulière à la télévision et au cinéma, sur de nombreux projets différents. Pendant que nous travaillions sur The Guilty, il m’a montré le script d’Émancipation. Je n’en revenais pas ! La dimension du film et de la musique étaient complètement différentes, c’était un grand défi. Elle à la fois épique, avec beaucoup d’action, et émotionnelle. J’étais extrêmement excité d’y participer !

Antoine Fuqua a aussi collaboré avec Hans Zimmer (Les Larmes du Soleil, Le Roi Arthur), Harry Gregson-Williams (The Equalizer 1 & 2, Infinite) ou James Horner (La Rage au Ventre, Les Sept Mercenaires). Avez-vous senti une évolution dans son rapport à la musique lorsque vous vous êtes retrouvés dans The Guilty, Muhammad Ali et Emancipation ?

Antoine recherche toujours le meilleur casting et le meilleur compositeur pour chacun de ses films. Il a compris que chaque compositeur est différent. Hans Zimmer ou Harry Gregson Williams peuvent illustrer n’importe quel film, ça ne fait aucun doute. Mais Antoine sonde la personnalité naturelle de chacun. Il ne vous sélectionne pas uniquement parce que vous êtes compositeur, directeur de la photographie, monteur, production designer, acteur ou actrice, mais parce que vous correspondez naturellement au propos du film qu’il réalise. Quand James Horner est décédé, ils travaillaient ensemble [sur Les Sept Mercenaires]. Ce fut très traumatisant pour lui car ils étaient très proches. Il avait reconnu quelque chose chez lui. Parfois les réalisateurs voient en vous ce que vous ne voyez pas vous-même. C’est le signe d’un grand cinéaste. Depuis Muhammad Ali, nous sommes devenus très proches musicalement. Plus nous travaillions ensemble, plus je comprends ce qu’il me demande. Il semble aussi toujours apprécier ce que je fais. Cette année, nous allons nous retrouver sur le troisième film Equalizer qu’il vient de terminer de tourner. Encore une fois, j’en suis très heureux car c’est un réalisateur extraordinaire. Il est capable de réaliser des films à gros budget comme Emancipation ou des plus petits comme The Guilty. Et surtout, il s’intéresse aux émotions qui motivent ses personnages. C’est ce qui le touche vraiment. Il ne propose pas que du grand spectacle ou de grandes séquences d’action. En tant que compositeur ayant travaillé principalement sur des films dramatiques, je pense également que l’émotion représente un tout. Nous nous comprenons vraiment très intuitivement dans le sens où nous nous concentrons naturellement sur les émotions.

Qu’appréciez-vous le plus dans vos collaborations récurrentes avec des réalisateurs comme Antoine Fuqua, Denzel Washington ou Barry Levinson ?

C’est merveilleux d’avoir une continuité, de comprendre ce qu’ils pensent, de connaître ce qu’ils aiment. Nous parlons beaucoup de leurs goûts cinématographiques et musicaux. Par exemple, Antoine et moi avons un amour commun pour Stanley Kubrick qui représente, pour nous, l’un des plus grands réalisateurs de tous les temps. Pour Emancipation, nous avons beaucoup parlé de The Shining et Full Metal Jacket, de l’utilisation de la musique. Antoine adore la musique de film, il s’y connaît vraiment très bien. Avec Denzel Washington, nous parlons beaucoup des scores qu’il aime. Nous nous demandons toujours comment la musique peut aider le récit et quand doit-elle rester en retrait. Chaque réalisateur veut évoluer en permanence et je pense qu’il faut évoluer avec lui. Ils ne se reposent pas sur leurs lauriers et attendent la même chose de vous en retour. Ce qui signifie que chaque projet est nouveau : on doit effacer l’ardoise puis recommencer à zéro. La plupart des réalisateurs, du moins ceux avec qui j’ai travaillé à plusieurs reprises, n’aiment pas entendre la musique de leurs films précédents utilisée en tant que musique temporaire. Ils veulent toujours regarder vers l’avenir et essayer de forger de nouvelles voies. Mais le plus important dans tout ça, c’est qu’on a fini par devenir amis.

(copyright: Apple +)

AU CŒUR DE L’ESCLAVAGE

A l’instar de Dark Waters (T. Haynes, 2020) qui relatait le scandale sanitaire du Téflon, Emancipation s’inspire de l’histoire vraie de l’esclave « Peter, le fouetté ». Cela a-t-il eu une influence sur vos inspirations ou votre approche musicale ?

Nous n’avons pas conçu le score comme une œuvre musicale de l’époque. L’ensemble est finalement assez électronique, on y mélange beaucoup d’éléments différents. Ce n’est que lorsque Peter rejoint l’armée au nord dans le dernier acte que les sonorités deviennent plus américaines, plus traditionnelles. La clarinette, la trompette, les clairons et d’autres types de cuivres ont été introduits pour symboliser l’armée. L’idée principale était de dépeindre la descente aux enfers des esclaves et l’horreur de l’époque de façon très réaliste. C’est une histoire vraie. On ne l’a pas rendue plus ou moins horrible que ce qu’elle était. Regarder Emancipation est une expérience assez incroyable. Cette cruauté existait réellement : des êtres humains s’infligeaient ça entre eux. Antoine voulait que la musique aide à apporter une dimension spirituelle à l’histoire. La foi est le principal élément spirituel qui guide Peter dans sa quête. Il pense qu’elle lui permettra de retourner auprès de sa famille. C’est elle qui le maintient en vie. Lorsqu’il s’adresse à d’autres esclaves dans le camp de travail qui ne croient pas en Dieu, il leur répond qu’il va prier pour eux. Cet équilibre entre la foi, la religion et le christianisme fut très délicat à représenter musicalement car, d’une certaine manière, ce même christianisme européen a fait de Peter un esclave. Pour contrebalancer, j’ai eu l’idée de le connecter à la spiritualité de ses ancêtres africains ainsi qu’aux esprits de la nature. C’est pour cela que nous avons utilisé beaucoup de musiques avec des influences africaines et haïtiennes. J’ai même introduit le berimbau, un instrument de combat utilisé par les esclaves du Brésil. Aujourd’hui, il est associé à la capoeira, un art martial très réputé. Lorsque vous lancez le film, avant même que les premières images apparaissent, on entend comme une sorte de guitare désaccordée. C’est le berimbau. L’idée était d’être assez éclectique, de ne pas être limité par quoi que ce soit. Antoine n’est pas un puriste, il ne m’a pas imposé tel ou tel instrument. Au contraire, il est très ouvert d’esprit ; il aime le mélange des styles et des instruments. On a donc cherché à transmettre des émotions sans avoir d’idée préconçue sur les instruments que l’on allait utiliser à l’exception du troisième acte du film, où l’électronique disparaît au profit d’une instrumentation plus traditionnelle, plus ancrée dans nos esprits. Emancipation, c’est un peu comme L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, mais à l’envers. Dans L’Iliade, on assiste à la guerre de Troie ; puis dans l’Odyssée, Ulysse revient à Pénélope en s’émancipant. Ici, on commence d’abord par L’Odyssée, lorsque Peter est réuni avec sa famille puis on enchaîne avec cette bataille géante, comme dans L’Iliade. Ce voyage qu’il entreprend est très intense, il passe par toutes sortes d’épreuves incroyables. Comme il n’a pas recours à l’aide des dieux grecs, il se met à l’écoute de sa foi et des esprits de la forêt pour retrouver sa famille.

Comment avez-vous façonné cette dimension spirituelle avec les chanteurs ?

Différents chanteurs ont participé au score. Le plus important est un merveilleux chanteur qui vit entre Paris et Los Angeles. Il s’appelle Joe Virgil, il est originaire du Cameroun et a vécu dans de nombreuses régions du monde. C’est quelqu’un de très créatif et particulièrement bien informé sur la musique des différentes régions d’Afrique. On a d’abord commencé par s’interroger sur le type de musique que les esclaves pouvaient chanter ou écouter. En se renseignant, on a compris que ça n’était pas aussi évident qu’on le pensait parce que les esclaves provenaient de toutes les régions d’Afrique. Ils étaient ensuite emmenés jusqu’au Brésil ou à Haïti. Joe sentait qu’il fallait donc une approche plus générale de la musique africaine. On voulait que les voix symbolisent une spiritualité bidimensionnelle : africaine et chrétienne. Les voix à consonances africaines sont associées aux ancêtres de Peter. Sa foi chrétienne est quant à elle représentée par une approche chorale plus classique qui évoquent le christianisme, Jésus, etc. Je ne les fais jamais intervenir l’une sans l’autre car elles caractérisent toutes les deux Peter. Dans la séquence où Fassel, le chasseur d’esclaves, tire sur les esclaves qui s’échappent du camp, la musique devient gothique. A ce moment-là, le chœur représente davantage la culture européenne oppressive qui a réduit ces gens en esclavage. Plus tard, quand Peter communie avec la nature, les chœurs évoquent l’esprit de la forêt.

L’instrumentation, très percussive et agressive, reflète l’hostilité de l’environnement et la sauvagerie humaine auxquelles se confronte Peter. A chaque instant, elle contribue à rendre le visionnage très viscéral…

Antoine et moi avions discuté d’un élément important : nous ne voulions pas que la musique rende les images plus faciles à regarder. Il n’était pas question d’enrober le film pour adoucir son propos. La musique devait exprimer et accentuer la brutalité de l’histoire sans pour autant en faire un film d’horreur. A la manière d’un drame qui peut virer au mélodrame, une musique agressive qui deviendrait trop effrayante rendrait la violence moins viscérale. On risquerait de perdre le public…  Il fallait donc trouver le bon équilibre. L’accomplissement de ce film est de nous interroger sur l’esclavage, la signification d’être un esclave et l’infamie des hommes. Dans le premier acte, on nous dévoile les conditions dans lesquelles vivent les esclaves, on voit Peter qui s’enfuit dans la jungle. Dans le deuxième, la chasse à l’homme commence. On voulait insister sur le côté tordu du personnage de Ben Foster. Un homme qui chasse un autre homme n’est pas humain ! Cet acte s’accompagne d’une musique propulsive, avec énormément de percussions ; entrecoupées de quelques moments de contemplation lorsque Peter puise sa force dans la nature. Alors en effet, la musique est extrêmement brutale. On peut dire qu’elle ne retient pas ses coups. Mais elle est censée vous pousser à regarder l’horreur qui se produit sous vos yeux.

Je pensais justement à cette séquence illustrée par le morceau « Burial and Fugue » où Pedro Eustache déverse quelques notes de duduk lorsque Peter s’enfuit dans la forêt…

Il est le maître de tous ces instruments ! Je voulais y inclure cette sonorité mystique mais Antoine n’y adhérait pas tellement. Il pensait à une musique plus occidentale pour cette scène. Sauf que la musique occidentale et nos traditions trouvent leurs origines au Moyen-Orient en Afrique. Le duduk est un instrument originaire du Moyen-Orient. Pedro joue aussi beaucoup d’autres types de flûtes dans le score. Tous ces instruments étaient censés symboliser le mysticisme de la musique. Voilà pourquoi il s’est retrouvé à collaborer avec nous.

La musique évolue au fil du récit. Il se produit une rupture de ton progressive où l’on passe de sonorités plus dramatiques (« Camp Arrival », « Stay Together ») et oppressantes (« Camp Escape », « Runner ») à des sonorités plus lumineuses (« Baton Rouge », « Marching Home », « Amazing Grace ») et héroïques (« Take Freedom », « Sacred Motivation », « Peter ‘s Image »). Le choix de l’orchestre vous a-t-il paru évident pour symboliser l’émancipation du protagoniste ?

La quête de Peter est l’élément central de l’histoire. Son souhait le plus profond est de retourner auprès de sa famille. Il fait tout pour y parvenir. A la fin du film, un autre élément intervient : celui de devenir un américain libre. Peter s’est engagé dans l’armée, il s’est battu pour son pays, il a donné son sang. C’est dans cette partie du film que nous honorons la musique de l’époque avec des violons fiddles, des clarinettes et quelques guitares issus du folklore américain. D’un autre côté, il fallait aussi honorer cette grande scène de bataille avec une musique épique. Peter est un courageux soldat américain qui va peut-être y laisser sa vie. Son engagement au combat m’a poussé à libérer l’orchestre d’une manière très naturelle. En réalité, c’est la première scène sur laquelle j’ai commencé à travailler. Quand j’ai lu le scénario, je me suis dit que tout le score devait mener à ce moment précis et qu’il devait y avoir une évolution. De toute manière, l’orchestre aurait été inapproprié dans les deux premiers tiers du film. Alors, on a transformé les sonorités progressivement, à l’image de Peter, de son personnage et de son âme. Les thèmes, mais aussi l’instrumentation, reflètent son voyage. Au fur et à mesure qu’il avance dans sa quête, la musique évolue pour dépeindre sa transformation intérieure. Ainsi, au moment de la bataille, on a l’impression que l’orchestre appartient déjà à Peter et non pas qu’il se superpose simplement à l’histoire.

La dimension historique du film vous a-t-elle incité à véhiculer un message à travers votre musique ? Avez-vous eu le sentiment de prendre part à un projet plus grand qu’un simple film ?

Il a cette expression qui dit que « plus les choses changent, plus elles restent les mêmes ». C’est le sentiment qui m’est apparu en lisant le script. Dans le monde entier, des gens de couleur sont emprisonnés et enlevés à leur famille. Des hommes, en particulier, sont contraints d’entreprendre un long voyage pour espérer retrouver leurs proches. Ça arrive encore aujourd’hui en Amérique, au Brésil ; mon pays natal, ou même en France. Toute leur structure familiale se retrouve brisée, la génération suivante peine à surmonter cette épreuve et à prospérer. Peter a traversé tout ça. J’ai donc senti une immense responsabilité en voulant raconter cette histoire de la manière la plus puissante et évocatrice possible. La nature de la musique m’a forcé à adopter un rôle plus dramatique que fonctionnel. Je ne me suis pas simplement contenté de rechercher et de réutiliser les instruments de l’époque. Ce n’était pas le rôle que devait jouer la musique. On devait mettre l’accent sur le drame et l’horreur. Il fallait avoir un impact sur le public qui le pousse à réfléchir sur ces évènements afin que cela ne se reproduise plus jamais. Toute personne ayant travaillé sur ce film l’a appréhendé de la même façon. Dans la séquence faisant intervenir le duduk, on voit des gens qui se débarrassent de piles de cadavres comme s’ils jetaient de simples déchets. Ces images sont horribles mais elles font preuve de réalisme. J’espère que ce chapitre de l’histoire de l’humanité ne se répétera jamais. La façon dont les humains se traitaient les uns les autres était atroce… Beaucoup de gens ont pensé que le film était trop brutal. En vérité, il ne l’est probablement pas assez si vous réfléchissez vraiment à ce qui s’est passé à cette époque. D’autres pensent qu’il n’est pas nécessaire de parler des horreurs de notre monde. Pourtant, on a le devoir de le faire !

Vous avez décrit Emancipation comme le score plus complexe de votre carrière…

Oui ! D’abord en raison de la quantité de musique présente dans le film, qui est de l’ordre des 90 minutes. C’est deux fois plus que la moyenne des musiques que j’ai pu composer pour des films dramatiques. On peut l’expliquer par la faible teneur en dialogues. Puis, il y a la complexité de la musique en elle-même. En général, les thèmes et les sonorités sont établis en amont et sont employés dans la majeure partie d’un film, comme dans Dark Waters, Fences ou A Journal for Jordan. Dans Emancipation, j’utilise des approches et des thèmes différents qui donnent l’impression que la musique s’émancipe. Au début du film par exemple, elle présente une allure mythologique. On passe ensuite à une ambiance plus électronique et percussive et enfin, plus traditionnelle avec l’orchestre. Elle ne cesse donc de se transformer tout en essayant de garder une cohérence globale. D’un autre côté, elle devait tracer le caractère à la fois épique et intime de l’histoire. A certains moments, elle est donc très minimaliste. Tandis qu’à d’autres, elle apparaît beaucoup plus texturée et dense. L’absence de dialogue nous permet de l’entendre davantage et d’y prêter plus attention ; tout comme les effets sonores. C’est pour ça que j’ai collaboré très étroitement avec l’équipe des effets sonores. Nous avons beaucoup discuté sur la manière de compléter nos travaux respectifs. Les sons de la nature environnante étant particulièrement importants dans les deux premiers tiers du film, on se demandait comment la musique pouvait les renforcer davantage. Dans la scène de la bataille finale, elle devait aussi interagir avec les explosions, les cris des soldats, les armes, etc. J’ai travaillé à rendre ces sons encore plus puissants et vice-versa. L’interaction entre la musique et les effets sonores était donc plus profonde qu’avec le dialogue. Dans la plupart des autres films dramatiques comme Fences ou A Journal For Jordan, c’est l’inverse. Le dialogue est l’élément sur lequel l’ensemble des équipes de post-production se concentre principalement, moi y compris. On s’accorde toujours sur la manière dont il faut mettre l’accent pour le rendre plus clair. Parfois, la musique a pour effet de vous hypnotiser et de vous inciter à prêter davantage attention à ce que les personnages disent. De même que, dans une scène très calme, une seule ligne de corde ou une seule note de piano peut accentuer le silence et le mettre en valeur. En revanche, quand il y a peu de dialogues, on doit veiller à ce que la musique n’en dévoile pas trop sur le récit afin de ne pas paraître en avance sur lui.  Il a donc fallu accomplir un travail important pour raconter cette histoire !

Malheureusement, le film a suscité de nombreuses controverses à cause de ce qu’il s’est passé avec Will Smith…

Je suis très heureux que les personnes qui ont vu Emancipation et qui l’ont vraiment aimé, l’ont regardé pour ce qu’il est. A savoir, une œuvre d’art à part entière. Antoine a réussi à réaliser un film hollywoodien à la fois épique et émotionnel. Ce n’est pas donné à tout le monde. Alors, je suis très heureux quand des gens comme vous qui comprennent le cinéma et ses processus, permettent que l’on y prête attention. Ce film n’implique pas que moi. Des centaines de personnes y ont mis leur cœur et leur âme, qu’il s’agisse des figurants, de l’équipe de tournage ou de l’orchestre. C’est vraiment agréable de pouvoir parler de tout cet amour que nous y avons mis collectivement. C’était une histoire incroyable à raconter !

Quels sont les prochains projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?

Il y a donc le troisième Equalizer d’Antoine Fuqua et aussi un nouveau film de Todd Haynes, le réalisateur de Dark Waters, intitulé Made to December, avec Julianne Moore et Natalie Portman. J’ai un programme bien chargé mais, heureusement, j’ai beaucoup de temps pour travailler dessus.

*Propos recueillis par Zoom le 16 Janvier 2023 (Copyright photo de couverture: Chris Frawley)

Je remercie chaleureusement Marcelo Zarvos pour sa patience, sa reconnaissance et sa bonté qui font chaud au cœur !

David-Emmanuel – Le BOvore