Du passé au futur, c’est à un véritable voyage dans le temps auquel je vous convie aujourd’hui ! Des bas-fonds de Londres de la fin du XIXème siècle avec le terrible destin de la dernière victime de Jack l’éventreur, aux années 30 avec une machiavélique histoire de vengeance dans les hautes sphères de la finance, je vous emmène des années sombres de la seconde guerre mondiale avec le STO de sinistre mémoire, aux riantes années 70 dans une petite bourgade du Quercy… Le voyage s’achève dans un futur hélas bien proche de notre réalité avec le glaçant récit d’anticipation de Xavier Courteix réalisé en roman photo ! L’humour n’est pas de reste dans cette sélection : délicieusement enfantin et décalé avec « Detective Kahn », « vache » avec Clément Xavier, chaud bouillant avec « Bernadette fait du ski », surréaliste avec « L’ours est un écrivain comme les autres », nostalgique avec « Les couloirs aériens » et onirique et féministe avec la suite des contes du Marylène d’Anne Simon ! Pour terminer, « La Venin » revient en force et en beauté dans un second opus aussi réussi que le premier ! Pas de FIBD cette année pour l’équipe de « A vos marques… Tapage ! » (snif ! A notre grand regret…), mais en voici le palmarès ici … Une grande satisfaction pour ma part : le prix du « public France Télévisions » décerné à « Saison des roses » de Chloé Wary (chronique ici !). Bonnes bulles à toutes et à tous !
Gilles, Emmanuel et Aurore sont les fondateurs d’une petite start-up fort prometteuse depuis qu’ils ont mis au point une application permettant à ses abonnés, nommés « visiteurs », de visionner n’importe où dans le monde l’environnement de volontaires, nommés « dobles », directement à travers leur regard, grâce à un dispositif implanté dans leur cerveau. Ce concept, séduisant depuis que voyager est devenu de plus en plus compliqué, rencontre très vite un succès fulgurant mais divise ses créateurs, dépassés ou enivrés par l’énorme potentiel commercial qui s’en dégage de manière vertigineuse… D’autant plus que le gouvernement se positionne pour l’exploiter afin de faire baisser les chiffres du chômage, chaque « doble » étant pris en charge par son « visiteur », au prix d’une totale disponibilité… Les esprits ambitieux se dévoilent et le beau projet philanthropique du départ devient progressivement un juteux moyen de s’enrichir, en faisant fi de toute éthique : géo localisables et surveillés à tout moment, les « dobles » deviennent de véritables tamagotchis humains, esclaves de leurs « visiteurs »… « Contrôle des voyageurs » soulève de pertinentes réflexions sur les dérives d’une technologie, aussi séduisante que dangereuse, qui nous asservit chaque jour davantage et pourrait mener à la perte de toute humanité si l’on se laisse prendre à ses pièges et à ses mirages. Le format du roman photo, par sa technique visuelle et narrative formidablement maîtrisée par Xavier Courteix, se prête à merveille à ce glaçant récit d’anticipation, dont le thème se rapproche hélas de plus en plus de notre réalité quotidienne où la tentation de vivre par procuration et par écrans interposés s’impose à beaucoup trop de nos contemporains. Troublant, original, cohérent… Bref, fort bien ficelé !
Contrôle des voyageurs de Xavier Courteix, FLBLB, 2019 / 20€
Pour ceux qui ont suivi la passionnante saga des contes du Marylène (chroniques ici des trois précédents opus : « La geste d’Aglaé« , « Cixtite impératrice » et « Boris l’enfant patate« ), les personnages de Gousse et Gigot ne sont pas inconnus, les filles de l’odieux dictateur Victor Von Krantz ayant déjà été entraperçues brièvement au fil de cette fresque aussi fantaisiste que furieusement féministe. Retour en arrière… Van Krantz, seigneur et maître du pays Marylène, est prêt à tout pour avoir un héritier mâle, y compris à séquestrer des femmes qu’il viole sans le moindre scrupule, sans que jamais aucune ne tombe enceinte… Stérile, l’affreux Van Krantz ? Pas le moins du monde ! Mais grâce à l’intervention de Simone, sa secrétaire particulière qui joue les faiseuses d’ange, aucun héritier mâle ou femelle ne voit jamais le jour ! Jamais, sauf une fois… Lorsqu’une pauvre paysanne qui avait gardé le silence sur sa grossesse met au monde deux petites filles, suscitant illico la rage de Van Krantz… Pouah ! Des filles !!!! Celles-ci sont directement jetées dans une fosse aux serpents où elles survivent grâce à l’intervention de Christophe, le chat transporteur, qui les nourrit en cachette de leur père. Gousse et Gigot grandissent donc au fond de cet immonde trou jusqu’au jour où leur présence est repérée par les gardes de Van Krantz qui les enferment dans les geôles du palais. Elles ne devront leur salut et leur liberté qu’à la mort de leur père, renversé par Aglaé qui devient reine du pays Marylène… Détestées par tous du fait de leur filiation, Gousse, la belle plante téméraire et courageuse, et Gigot, la petite boulotte craintive et complexée, commencent alors une vie d’errance, unies contre l’adversité pour le meilleur et surtout pour le pire, Gigot, par peur d’être abandonnée par sa soeur, écartant de leur chemin tous ceux qui pourraient faire obstacle à leur relation fusionnelle… En développant ces deux personnages jusqu’alors secondaires, Anne Simon enrichit une fois encore l’univers foisonnant et délicieusement onirique de ces contes diablement addictifs, en leur apportant une bonne dose de réflexions sur les humiliations et les violences faites aux femmes. Joyeusement cruelle et dotée d’un humour fin et décalé, cette dernière chronique du pays Marylène, servie par l’imagination fertile d’Anne et par son trait particulièrement attachant, nous offre un très agréable moment de lecture aussi dépaysant qu’intelligent… What else ?!
Gousse et Gigot d’Anne Simon, Misma, 2020 / 19€
Tels les bronzés, Bernadette fait du ski après avoir fait des ravages au camping, davantage dans le rôle de l’obsédé Popeye qui cumulait ses conquêtes bon poids, bonne mesure, que dans celui du timide Jean-Claude Dusse qui se prenait râteau sur râteau ! Car elle n’a pas froid aux yeux ni au reste, Bernadette, et se fait un devoir de soulager la libido de celles et ceux qui l’entourent, avec une énergie insatiable ! Prêtresse du sexe ludique, sainte Bernadette offre donc ses multiples services aux désœuvrés et aux insatiables sans ménager sa peine, de pistes noires à roses en chaudes soirées pyjamas où chacun laisse libre cours à ses pulsions les moins avouables, sous son égide aussi déterminée que réconfortante qui encourage chacun à prendre du plaisir à tort et à travers, envers et contre tous et toutes ! Sous l’oeil lubrique de Pingoui, la mascotte de la station du pingouin bleu, Bernadette envoie balader tabous et complexes cul par dessus-tête dans cette BD « indébandante » de la collection BD cul qui ne pouvait fêter plus « indignement » ses dix ans d’existence qu’en compagnie de cette héroïne libre et effrontée à la sexualité débridée et décoiffante. Sous le trait savoureux, fortement explicite mais jamais vulgaire du « Don » de la BD indépendante, la très chouette Bernadette prend vie et formes pour assouvir nos fantasmes les plus refoulés ! Snow, sex… and sex !
Bernadette fait du ski de El Don Guillermo, Les Requins Marteaux, 2020 / 14€
Arthur Bramhall, écrivain un brin dépressif, voit son manuscrit fraîchement terminé partir en fumée dans l’incendie de sa maison. Un coup dur qu’il aura bien du mal à surmonter… Néanmoins, plusieurs mois plus tard, il réussit à le réécrire entièrement et s’apprête à aller fêter l’évènement au bistrot du coin en compagnie de son ami bûcheron. Mais chat échaudé, hein ?! Il décide par précaution d’enterrer sous un arbre son précieux roman pour qu’il ne périsse pas comme le premier dans les flammes… Erreur ! Car un ours qui passait par là, intrigué par son manège, déterre le manuscrit et voit là une juteuse opportunité de se gaver de miel jusqu’à la fin de ses jours si ces bouts de papier griffonnés ont quelque peu de valeur ! Et voilà notre roublard d’ours en route pour New-York à la recherche d’un éditeur… Et non seulement, il le trouve, mais le succès de « Désir et destinée » est tel que notre ours (qui a pris le pseudonyme de Dan Flakes, inspiré par une boîte de céréales) se retrouve sollicité de toutes parts et même comparé, pour son caractère farouche, à un Hemingway à la pilosité certes quelque peu exubérante. Célèbre auteur d’un best-seller, adulé de tous pour son charme animal et son génie littéraire, l’ours devient la star des médias qui s’extasient au moindre de ses grognements pendant qu’Arthur, dégoûté de la vie, s’éloigne du monde des hommes pour se réfugier dans une vie sauvage et solitaire… Après « Alexandrin ou l’art de faire des vers à pied » (chroniqué ici !), Alain Kokor nous offre sa vision aussi surréaliste que loufoque du roman éponyme de William Kotzwinkle. A travers les tribulations de cet ours opportuniste et de cet écrivain maudit, servies par des illustrations dorées comme du miel ou comme les flammes d’un incendie, il dessine avec grand talent un portrait au vitriol du monde de l’édition et des médias où le sensationnel prend vite le pas sur l’excellence. Poétique, drôle et totalement décalée, la version dessinée de Kokor est des plus réjouissantes !
L’ours est un écrivain comme les autres d’Alain Kokor (d’après le roman de William Kotzwinkle), Futuropolis, 2019 / 21€
En neuf récits, Clément Xavier dépeint avec humour les affres de François, un écrivain pris entre le marteau et l’enclume, comme beaucoup de ses congénères : comme vivre de son art ne suffit hélas pas à faire bouillir la marmite, il est bien obligé de faire des compromis pour gagner sa vie aux dépens de sa passion créatrice… Un poil immature, notre écrivain se débat donc comme un beau diable pour exister en tant qu’auteur, malgré les sarcasmes récurrents de son beau-père qui rêvait d’un parti plus fiable pour sa fille qui, quant à elle, continue de soutenir son Jules malgré les états d’âme de ce dernier, pas toujours évidents à suivre… François, qui ne veut devoir à personne son éventuel succès, refuse toute aide extérieure pouvant l’aider à accéder au graal suprême, être enfin édité… Réalisés en couleurs flashy, les petits dessins crayonnés de Clément Xavier nous embarquent dans des univers oniriques, loufoques et parfois totalement surréalistes. Les scènes plus conventionnelles, empreintes d’humour et de pertinence, se déroulent au sein de la famille, entre banales disputes de couple et règlements de comptes avec beau-papa au cours de parties de pêche ou de chasse, bref, dans la vie de tous les jours ! Mais toute la saveur de ces « vaches maigres » se révèle dans des chapitres totalement barrés où Clément Xavier met en scène les fantasmes et les angoisses de François dans des situations carrément réjouissantes ! Dans ces irrésistibles scénettes, on découvre la naissance (dans le sens premier du terme !) d’un dictionnaire, que François semble le seul au monde à connaître la définition de l’amour, que même les poissons rouges se bouffent entre eux et que les « machines à ‘crir » dévorent les doigts des auteurs en mal d’inspiration ! Rajoutez à cela une succulente version de François en Robinson échoué sur une île avec pour « Vendredi » un boulet nommé Nanard, ou comment il trouve enfin le succès sous l’inspiration des premiers babillages de son bébé… Et vous avez là tous les ingrédients d’une très originale recette sauce aigre douce sur les déboires de la création ! Régalez-vous !
Vaches maigres de Clément Xavier, FLBLB, 2019 / 15€
Hola, qui va là ? Le duo le plus improbable de l’histoire des détectives privés… Car détective Kahn, avec sa dégaine de soldat de plomb, n’est encore qu’un petit garçon qui se fait assister par un génial matou masqué nommé Nibalius ! Qui peut bien vouloir s’offrir les services de ces deux-là ? En fait, beaucoup de monde… A commencer par l’inspecteur Kong, un flic narcoleptique qui fait appel à ce duo de choc à chaque fois (c’est à dire tout le temps !) qu’il n’arrive pas à se dépêtrer d’une affaire. Au fil des pages de cette irrésistible BD qui dégage de douces effluves enfantines en même temps qu’un beau grain de folie, vous suivrez avec délectation les aventures de ces improbables détectives en culottes courtes et pattes de velours aux prises avec de gros méchants, comme le maléfique « King des billes », le diabolique dentiste « mage bonbon », ou le machiavélique PDG du groupe des « blancs-becs ». Dans l’univers délirant et bon enfant de Min-Seok, les téléphones bondissent, les échelles se matérialisent comme par magie, de simples billes peuvent se révéler être des œufs de dinosaures et un lézard bleu une pierre incandescente extra-terrestre, les disparitions mystérieuses de catcheurs ou de maris (volages ou exaspérés par leurs épouses) sont légion et les zoos exhibent des animaux invisibles… Et of course, les super héros Kahn et Nibalius sauvent le monde ! Ces quatorze enquêtes (dont deux menées par Nibalius en solo) démontrent que l’imagination galopante de Min-Seok Ha semble ne connaître aucune limite… Et c’est tant mieux ! Car on se lasse pas une seconde de ses petits personnages tellement attachants !
Détective Kahn de Min-Seok Ha, Misma, 2020 / 19€
1976 : un tout petit village du Lot et Garonne. Un petit coin paisible où vivent les frères Ardaillou, des fermiers portés sur la gnôle qu’ils distillent, un curé à la « Don Camillo » qui fustige les mécréants qui désertent son église, un ancien d’Algérie raciste et haineux, un couple d’immigrés, quelques hippies adeptes du retour à la nature, un couple d’instituteurs babos et une bande de copains inséparables : Jean, le fils des instits, Jules, le neveu du curé, et Titi, fils de gendarme. Les trois gamins font bien sûr les 400 coups dans ce petit paradis paumé en pleine cambrousse, laissant libre cours à des jeux bien innocents dont le « pétage » de bouses à coups de pétards ! Mais un jour, tout tourne mal… Titi, couvert de bouse de la tête aux pieds est bien obligé d’aller laver ses fringues à la rivière : trempé, il se réfugie avec ses compères chez les frères Ardaillou pour se sécher, ceux-ci ayant allumé un bon feu pour faire chauffer leur alambic… Et les deux poivrots ne trouvent rien de mieux que de faire boire les gosses qui, totalement éméchés, ouvrent l’enclos des vaches, laissant celles-ci vagabonder sur la route ! Pas grave, me direz-vous… Sauf qu’un des frères Ardaillou, bourré comme un coing, percute quelques heures plus tard une vache avec sa voiture, l’envoyant « ad patres » en même temps que lui ! Nos trois gamins, persuadés d’être responsables de sa mort, vivent désormais dans l’angoisse et la culpabilité… Les voilà donc des assassins ! Des offrandes à Manitoba, le « Dieu païen » dont ils pensent être les seuls à connaître l’existence, va t-il arranger leurs bidons ? Avec malice et une jolie pointe d’humour bon enfant, Nicolas Dumontheuil nous dresse avec cette tendre et touchante chronique d’un temps aujourd’hui relégué aux oubliettes, le portrait d’une enfance heureuse et insouciante, à la manière de « La guerre des boutons ». Avec ses décors et paysages réalistes particulièrement soignés, ses personnages hauts en couleurs attachants en diable, ses dialogues savoureux et ses couleurs vives et ensoleillées, « Pas de pitié pour les indiens » nous plonge avec délices dans un doux bain de nostalgie… Une pétillante et bienveillante BD d’atmosphère ! Du même auteur, vous pouvez également vous régaler avec les délicieusement déjantés « L’ogre amoureux » (chroniqué ici !) et « La forêt des renards pendus » (chroniqué là !)
Pas de pitié pour les indiens de Nicolas Dumontheuil, Futuropolis, 2020 / 19€
1927. La foule se presse autour du corbillard où repose la dépouille de Marcel Péricourt, grand patron d’un empire financier. Au premier rang, sa fille Madeleine, son unique héritière qui se retrouve à la tête de la fortune familiale. Soudain, un cri perce le silence où tous se recueillent… Paul, le fils de Madeleine, âgé d’à peine sept ans, vient de se défenestrer. L’enfant survivra mais se retrouvera pour toujours paralysé… Commence alors pour Madeleine une longue descente aux enfers : entre les soins à prodiguer à son fils et à la douloureuse question de ce qui a pu provoquer son geste désespéré, elle doit faire face aux calculs de ses proches qui magouillent dans l’ombre pour la dépouiller de son pouvoir et de ses biens. Son oncle, tout d’abord, politicien aux dents longues qui digère mal sa maigre part d’héritage, tente de lui soutirer de l’argent… Gustave, le fondé de pouvoir que Madeleine devait épouser avant de repousser son offre, ne semble pas aussi loyal qu’il le paraît… Léonce, sa secrétaire, profite de son désarroi pour jouer un double-jeu, et sous les belles manières d’André, le précepteur de Paul, une personnalité des plus abjectes va se dévoiler… Madeleine, peu au fait des questions d’argent et trop bouleversée par la dramatique situation de son fils pour se concentrer sur ses affaires, s’appuie donc sur le soutien de ceux qui finiront par la ruiner… Mais Madeleine n’a rien d’une faible femme et la partie n’est pas encore finie… Avec autant d’intelligence que de machiavélisme, celle-ci va faire tomber un à un les masques et se venger avec panache de tous ceux qui l’ont trahie, elle et son fils… Difficile d’en dire plus sans trop dévoiler cette histoire aux multiples rebondissements ! Adapté du roman éponyme de Pierre Lemaitre et suite du flamboyant « Au revoir là-haut », ce roman graphique exécuté de main de maître (une fois de plus !) par Christian de Metter, nous offre un palpitant moment de lecture dans un registre oscillant entre feuilleton classique de la grande époque et polar noir au suspense haletant. Quant au dessin, réalisé dans les tons sépias, il est tout simplement parfait ! Christian de Metter, par son trait juste et élégant, retrace à la perfection l’ambiance sombre des années 20, déjà dans la tourmente de la crise financière et de la montée du fascisme, et offre à ses personnages une expressivité hors du commun. Irréprochable tant au niveau du scénario que par l’esthétisme de son graphisme, cette dernière production issue de la complicité talentueuse de Pierre Lemaitre et de Christian de Metter est une vraie réussite qui comblera autant les amoureux d’Histoire que les fondus de thrillers à la mécanique bien huilée !
Couleurs de l’incendie de Christian de Metter (d’après le roman de Pierre Lemaitre), Rue de Sèvres, 2020 / 15€
1943. Justin, jeune garçon de café, n’a que 22 ans quand le gouvernement de Vichy instaure le service du travail obligatoire. L’incitation d’aller travailler pour les allemands n’ayant rencontré que peu d’engouement, le STO met les choses au point en réquisitionnant de force les jeunes gens… Contraint et forcé, Justin se retrouve donc bien malgré lui en Allemagne, sur la chaîne de montage d’une usine qui produit des locomotives : cadences infernales et mauvais traitements deviennent alors son lot quotidien… Justin ronge son frein, il n’a qu’une seule idée, s’évader pour retrouver sa liberté et Renée, sa compagne restée à Paris… Mais prendre la poudre d’escampette comporte beaucoup de risques, les représailles allemandes envers ceux qui tentent de s’enfuir étant des plus funestes… Au bout du rouleau, Justin tente de se mutiler et de se rendre ainsi inapte au service en se versant de l’huile de machine dans un oeil, en vain… Il finira par s’évader pour vivre dans une clandestinité périlleuse auprès de son amoureuse, jusqu’à la libération… Les années ont passé et l’heure de la retraite a désormais sonné pour Justin qui refuse de percevoir une pension pour cette période sombre de sa vie, synonyme de honte et de souffrances. Cette profonde blessure (psychologique et physique, Justin ayant perdu un oeil pour tenter d’échapper au STO…) l’accompagnera tout au long de sa vie et restera à jamais gravée en lui : Jamais il n’oubliera les humiliations subies en Allemagne mais aussi en France à la libération, où bon nombre de français jugeaient les STO comme des traîtres et des collabos, sans faire de distinction entre requis et volontaires… Sur fond d’histoire d’amour et de larges tranches de vie qui nous mènent de 1943 à nos jours, Julien Frey, avec justesse et sincérité, nous offre un témoignage dûment documenté sur l’épineux sujet du STO. Illustré par Nadar dans un graphisme sobre et terriblement efficace qui laisse filtrer toute une palette d’émotions et retrace à la perfection l’ambiance de chaque époque traversée, ce roman graphique se lit comme on feuillette un album de souvenirs jaunis, exhumant au fil de ses pages des vérités enfouies jamais exprimées… Sensible, émouvant et instructif, « L’oeil du STO » est à mettre entre toutes les mains, des plus jeunes aux plus anciennes !
L’œil du STO de Nadar et Julien Frey, Futuropolis, 2020 / 24€
Pays de Galles, fin du 19ème siècle. Mary Jane se retrouve dans le plus grand dénuement lorsque son mari meurt après une explosion dans la mine où il travaillait. Elle n’a que dix neuf ans… La misère noire et la peur de se retrouver à l’asile des pauvres où ceux-ci sont exploités de terrible manière, décide la jeune femme de prendre la route vers Londres afin d’y chercher un travail honnête. Après avoir erré et marché longtemps en compagnie de frères de misère pourchassés comme des malfaiteurs, Mary Jane arrive enfin dans la grande ville si prometteuse. Totalement perdue et épuisée, elle se laisse guider par Peter Snakesman, un escroc notoire qui profitera de sa naïveté pour la conduire directement entre les mains de la tenancière d’un bordel. Prise au piège et complètement démunie, Mary Jane n’a désormais plus d’autre choix que de se prostituer si elle veut survivre… Et c’est ce qui causera sa perte : un certain Jack l’éventreur, dont elle aura le malheur de croiser le chemin, fera d’elle sa cinquième (et dernière ?) victime… Si le meurtrier de Whitechapel a fait couler beaucoup d’encre sur son identité et sur les motivations de ses actes, personne ne s’est jamais vraiment préoccupé de celles qui ont succombé à sa terrible violence… Frank Le Gall, en réalisant le portrait de Mary Jane, lui rend non seulement hommage mais explore de manière fort habile le contexte historique et social qui a mené cette toute jeune femme à son terrible destin, tout en retraçant l’enquête à travers les témoignages des personnes interrogées à la découverte de son corps mutilé. Servi par le dessin réaliste et expressif de Damien Cuvillier qui illustre avec une belle sensibilité son propos, ce roman graphique social, politique et féministe, d’une sincérité des plus émouvantes, est de toute beauté.
Mary Jane de Frank Le Gall et Damien Cuvillier, Futuropolis, 2020 / 18€
Et bien, ça y est… La voilà la cinquantaine tant redoutée, celle dont il se moquait jeune homme quand il jurait avec ses potes qu’il ne deviendrait jamais un « vieux con » ! Et la pilule est loin d’être facile à avaler… Il faut dire qu’elle tombe pour Yvan à un bien mauvais passage de son existence : dans l’année, il a perdu ses père et mère, son boulot, et ses rapports avec sa femme qui travaille désormais en Asie, se distendent de plus en plus… Y a de quoi déprimer ! Et c’est d’ailleurs ce que fait Yvan, râleur, pleurnichard et rabougri, qui se réfugie chez des amis dans le Jura, au coeur d’un hiver enneigé aussi blanc que le sont désormais ses tempes, pour fuir son spleen dans son appartement aussi vide que sa vie. Pas un cadeau pour les malheureux Thierry et Sandra qui tentent tant bien que mal de lui remonter le moral ! Entre ses balades dans une nature sauvage et immaculée et les tris qu’il effectue dans ses cartons bourrés de souvenirs qui lui mettent encore plus le blues, Yvan tente de faire ses deuils multiples : celui de ses parents, de sa jeunesse enfuie et, qui sait, de son couple… Avec ce récit initiatique écrit à six mains avec ses amis Joub et Christophe Hermenier, Etienne Davodeau signe un roman graphique teinté de nostalgie et enrubanné d’humour autour du sens de la vie, de l’amour et de l’amitié. Les couleurs lumineuses de Joub éclairent à merveille les paysages, les décors et les expressions des visages créés du trait fin, délicat et si reconnaissable de Davodeau, la touche nostalgique qui prend littéralement aux tripes étant apportée par les photographies de Christophe Hermenier qui nous offre un inventaire émouvant des objets récupérés dans la maison de ses parents décédés… Un récit doux amer sur la vie qui passe et n’épargne personne…
Les couloirs aériens d’Etienne Davodeau, Joub et Christophe Hermenier, Futuropolis, 2019 / 19€
Après avoir buté le gouverneur Mc Grady dans un « Déluge de feu » (chronique du premier tome ici !), Emily prend la fuite vêtue en nonne, les détectives de l’agence Pinkerton à ses trousses. Sa tête étant mise à prix, elle devra déjouer bien des pièges pour continuer à mettre en oeuvre sa terrible vengeance : éliminer un à un ceux qui ont tué sa mère et brisé son enfance… Le prochain sur sa liste noire ? Le révérend Allister Coyle, un être pervers et malsain qui dirige l’orphelinat pour jeunes filles de la ville de Galveston. A son arrivée, celui-ci ne la reconnaît pas et le déguisement d’Emily étant des plus convaincants, Coyle ne se méfie pas… Le décès d’une petite pensionnaire et la tentative de suicide d’une autre vont décider Emily à agir au plus vite pour éliminer cet homme abject de la surface de la terre… Sa colère et sa soif de vengeance vont crescendo tandis que les éléments se déchaînent : un terrible ouragan survole Galveston, emportant tout sur son passage… Ce deuxième tome, fort bien construit et aussi haletant que le premier, nous permet de saisir l’ampleur de la souffrance et de la volonté d’Emily à se faire justice, par le biais de flash-backs sur sa douloureuse enfance. Le scénario qui mêle habilement passé et présent, et fiction et réalité (l’ouragan de Galveston a bien eu lieu et a fait plus de 8000 victimes…) nous tient en haleine par son rythme effréné jusqu’à la dernière page, nous laissant impatient de découvrir la suite de cette quête vengeresse de haute volée ! Quant au dessin qui respecte les codes du western, il nous offre de fabuleuses planches aux détails soignés et des personnages aux expressions bien senties. Entre thriller et western, la saga de Laurent Astier n’a pas fini de nous surprendre et de nous charmer, puisque trois autres tomes sont prévus !
La Venin : lame de fond (tome 2) de Laurent Astier, Rue de Sèvres, 2020 / 15€
Christine Le Garrec