Histoire(s) de lire … N°5

Vu les températures polaires de ces derniers jours, je vous propose, c’est de saison, un peu de littérature scandinave : l’écriture lumineuse de Wassmo qui nous narre la poignante odyssée d’une famille fuyant les nazis en plein hiver 1945 , suivi d’un roman bien barré de l’inénarrable et néanmoins loufoque Arto Paasilinna. Un petit tour vers la Russie, ensuite, dans la datcha d’un Vladimir P. vieillissant et complètement gâteux pour rester dans une note légère ! Retour en France avec le dernier recueil de nouvelles de Franz Bartelt  dont j’ai pu vérifier avec délices qu’il n’avait rien perdu de son humour noir ! Et pour terminer, un premier roman délicieux d’humanité et de tendresse à savourer précieusement dans ce monde de brutes … Bonnes lectures !!!

 

 

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Fin 1944. La Norvège est sous occupation allemande. Un père de famille est actif dans la résistance, mais son activité de passeur devient dangereuse autant pour lui que pour sa famille. Plus le choix, il faut fuir vers la Suède (pays neutre) pour éviter le pire. Accompagné de son épouse et de leur petit garçon de cinq ans, ils vont marcher pendant des jours et des nuits par des températures qui descendent en-dessous de moins trente degrés, subir le vent glacial et les tempêtes de neige … Mal équipés, épuisés, affamés, ils n’abandonneront pas, malgré leurs membres gelés qui noircissent dangereusement… A bout de forces, ils vont finalement trouver un refuge où se sont abrités des évadés venant de Pologne, Russie et Tchécoslovaquie… Des hommes aussi démunis qu’eux qui survivent dans ce chalet crasseux envahi par la vermine… l’état de santé des trois rescapés s’avèrent des plus préoccupants : La femme est en proie à des hallucinations, ne se nourrit plus, l’enfant dort en permanence, le père n’est guère en meilleur état … Leurs pieds et leurs mains commencent à se gangréner. Les évadés tentent le tout pour le tout et vont chercher du secours… Ils seront sauvés. Mais à quel prix… Mutilés dans leurs corps (tous les trois seront amputés…) et dans leur âme, l’expérience abominable qu’ils ont vécue les marquera à jamais. Herbjorg Wassmo a rencontré ces trois personnes. Ce sont donc des faits réels qu’elle relate dans ce court roman percutant qui force le respect : celui qu’inspire la belle écriture de cet auteur norvégien renommé (à juste titre !) et celui que l’on ressent pour le courage dont ont fait preuve ces êtres humains pour sauver leur vie et leur liberté… Au fait… Des gens fuyant leur pays en guerre, qui, pour survivre vont mener de véritables combats et affronter mille dangers pour sauver leur peau … ça ne vous rappelle rien ? Un livre furieusement d’actualité (hélas …) qui bouscule et bouleverse. Nécessaire.

Un long chemin d’Herbjorg Wassmo (Traduit du norvégien par Luce Hinsch), Gaïa, 2016 / 12€

 

 

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Comme à son habitude, le déjanté finlandais Paasilinna nous gratifie une fois de plus d’un titre à rallonges aussi farfelu qu’énigmatique ! Dans ce dernier ouvrage publié pour la première fois en France (il a été écrit en 1994), il nous narre les aventures tragi-comiques d’un expert en sinistres, Volomari Volotinen. Et il s’y connaît, Volomari en incendies, avaries ou autres calamités ! Lorsqu’il était enfant, la maison familiale est partie en fumée, avec tout ce qu’elle contenait, y compris toutes les vieilleries que le père de Volomari collectionnait avec passion. Devenu adulte, il s’est juré de perpétuer cette tradition mais en ne collectionnant que des pièces rares et originales… Et puis, il va rencontrer Laura, âgée de vingt ans de plus que lui… Sa première « vieillerie » ? Tout le long de ce roman inclassable, nous suivons de près les péripéties de ce maniaque atteint de collectionnite aiguë qui va acquérir au fil des chapitres et plus ou moins honnêtement des pièces de collection d’un goût parfois (souvent) douteux : le slip de bain de Tarzan offert par Johnny Weissmuller himself, une chapka de Lénine, une guillotine, une clavicule du Christ (daté de 700 après lui…), une touffe de poils pubiens préhistorique, un canon (chargé) et bien sûr le fameux dentier d’un maréchal … Paasilinna nous ballade un peu partout sur la planète à la suite de Volotinen, dévoilant par la même occasion, tout de même, une belle histoire d’amour… Car Volomari est très épris de sa femme… Autant que de ses antiquités !  Si vous connaissez déjà Paasilinna, vous allez bien sûr vous régaler à la lecture de ce dernier roman (c’est mon cas !). Par contre, si vous voulez découvrir cet auteur, je vous conseillerai de ne pas débuter par celui-ci, moins représentatif de son œuvre et de vous le réserver pour plus tard. Commencez par « la forêt des renards pendus », « Le lièvre de Vatanen » et autres « douce empoisonneuse » … De toute façon, ils sont tous, à leur manière, excellents !!!!

Le dentier du maréchal, madame Volotinen et autres curiosités d’Arto Paasilinna (Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail), Denoël, 2016 / 20,90€

 

 

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L’ex président Vladimir P. est désormais octogénaire et complètement gâteux. En proie à des hallucinations délirantes, il se bat avec une tête de Tchétchène en voie de décomposition ou disserte des heures durant avec d’anciens collaborateurs pour la plupart décédés… Dans sa sénilité, Vladimir est toujours président et toujours aussi autoritaire. Il vit désormais dans une de ses datchas près de Moscou, entouré d’une ribambelle de domestiques et de gardes du corps, tous plus corrompus les uns que les autres, qui se font une petite fortune sur son dos. Pas grave ! Il ne se rend compte de rien, et puis, en matière de corruption, il est tout le même le maître absolu ! Seul personnage intègre, Cheremetiev, son infirmier, s’occupe comme une mère, jour et nuit, de cet irascible patient. Cheremetiev n’a jamais touché un seul pot de vin de toute sa vie, et c’est bien le seul ! Il subit d’ailleurs quolibets et mépris pour sa droiture… Le jour où Pacha, son neveu, est emprisonné  après avoir posté sur Internet un pamphlet où il dénonce les magouilles de l’actuel et de l’ancien président, Cheremetiev se retrouve devant un dilemme : le juge réclame en sous-main 300 000 dollars pour le faire sortir de prison… Il adore son neveu mais n’a pas un kopek… A moins que … Vladimir possède des centaines de montres dont il ne garde bien sûr aucun souvenir de leur existence, et encore moins de leur valeur inestimable… Deuxième roman de l’australien Michael Honig, « La sénilité de Vladimir P. » regorge de personnages tous plus ripoux les uns que les autres, flirtant même allègrement dans des systèmes mafieux, avec une impunité totale. Honig nous offre dans ce roman une critique de la société russe à peine masquée par un humour acide comme une rondelle de citron ! Cynique et jouissif !

La sénilité de Vladimir P. de Michael Honig (Traduit de l’anglais par Laura Bourgeois), Presses de la Cité, 2016 / 21,50€

 

 

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Bartelt a le don de nous tricoter des histoires invraisemblables…et incroyablement drôles ! Partant de situations ordinaires, il les transforme crescendo, avec une imagination débordante, en histoires loufoques  ! C’est une fois de plus le cas, avec ce dernier recueil de treize nouvelles, toutes plus savoureuses les unes que les autres. Difficile de vous dévoiler ces histoires sans les déflorer… Juste une, allez ! Celle de cet homme qui recueille un berger allemand. Bien sûr, il ne connait pas son nom… Alors, il cherche, cherche, mais rien à faire, le chien ne réagit à aucun patronyme ! Jusqu’au jour où passe à la télé un reportage sur l’Allemagne nazie… En entendant « Heil Hitler », le chien réagit enfin ! Le malheureux maître va en voir sa vie transformée … Bartelt doit avoir l’œil qui frise à sa table d’écriture… On imagine son regard malicieux à chacune de ses trouvailles ! Mais Bartelt, c’est aussi un style irréprochable … Une écriture vive, soignée, précise et élégante  que l’on reconnaît au premier regard, mise au service d’un irrésistible humour noir qu’il manie avec une belle dextérité. Jubilatoire !!!

Comment vivre sans lui ? de Franz Bartelt, Gallimard, 2016 / 18€

 

 

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Chevalier est ce qu’on appelle à la campagne, un vieux gars… On ne lui connait aucune aventure féminine, il bosse dans la même usine depuis qu’il a quitté l’école, où il est d’ailleurs fort apprécié, car c’est un mec fiable sur qui on peut compter. Son temps libre, il aime le passer dans son jardin où la présence de Flavio qui cultive une parcelle tout près de la sienne n’est pas un obstacle à son besoin de solitude : ces deux-là sont aussi taiseux l’un que l’autre. Quand il ne cultive pas ses légumes, on le trouve au bord de l’étang avec ses cannes à pêche, en compagnie de Ségur auquel le lie une vraie et solide amitié. Les deux hommes sont pourtant à l’opposé l’un de l’autre : si Chevalier est solitaire, Ségur est un coureur de jupons, fêtard et un peu glandeur sur les bords. La famille de Chevalier se résume à ses deux sœurs qui vivent à l’étranger et à sa mère, une femme dure qui ne lui a jamais montré la moindre affection. Quant aux femmes …Il y a bien eu Claudie, dont il était amoureux fou quand il était ado… Mais elle l’a repoussé et cet amour manqué affecte toujours Chevalier, bien qu’il n’en laisse rien paraître … Tout ce petit monde mène une vie simple, ordinaire, dans un petit village où les jours filent sans qu’il ne se passe jamais grand-chose… Jusqu’au jour où Chevalier se trouve sur les lieux d’un accident qui vient juste de se produire : n’écoutant que son courage, il va extraire trois personnes de la voiture, craignant que celle-ci ne s’enflamme. Dans l’action, il se blesse, tombe dans les pommes et se réveille à l’hôpital où on lui annonce qu’il s’est comporté en héros en sauvant ces deux personnes … Deux ? Où est passée la jeune fille qu’il a sorti de la voiture ? Mystère résolu quand Ségur recueille une toute jeune fille, Salomé, qu’il a trouvée mutique près de l’étang où il pêchait, avec la veste de Chevalier sur le dos… Au lieu de prévenir les gendarmes, il gardera chez lui Salomé…Pendant quatre jours, cette présence va bouleverser sa perception et sa relation aux autres. Salomé, en toute innocence, va le faire se révéler à lui-même… Ce premier roman est un pur bonheur de justesse et de tendresse. Ici, pas d’esbroufe, que de l’extrait de vie distillé goutte à goutte, celle de gens simples aux sentiments vrais, qui, s’ils trichent ne se mentent qu’à eux-mêmes, par pudeur… Une vie où l’amitié et le respect sont des valeurs solides et franches même si elles sont souvent muettes… Bugeon peint par petites touches toute une humanité, celle d’un monde en disparition où l’on se moque du paraître et où on prend le temps, celui de vivre, tout simplement. L’écriture de Bugeon est à l’image de ses personnages, simple en apparence mais d’une profondeur troublante, on s’y plonge, on s’y sent bien, en osmose avec le monde… Dans son entier, comme il devrait encore l’être…

Le monde entier de François Bugeon, Le Rouergue, 2016 / 16€

 

Christine Le Garrec