Papiers à bulles ! N°22

Angoulême, c’est terminé !  Le palmarès 2018 ? Pour ma part, quelques titres et auteurs à découvrir… Et deux albums lus et aimés (présentés dans cette rubrique au moment de leur sortie) qui sont repartis avec un Fauve, dont l’excellent « Happy fucking birthday » de Simon Hanselmann (éditions Misma) qui a remporté celui de la série ! Une happy fucking reconnaissance qui m’a particulièrement réjouie ! Allez ! Je suis tellement contente que je vous remets ma chronique aujourd’hui pour une petite séance de rattrapage pour ceux qui seraient passés à côté (les pauvres !) Deuxième raison d’être satisfaite, la belle vitalité des maisons d’édition indépendantes qui se sont taillées la part du lion cette année ! Et ça, c’est bon signe, non ?!

 

 

 

 

Megg, Mogg et Owl, les sidérants personnages de Simon Hanselmann, sont de retour après leur périple mouvementé à Amsterdam : ça tombe bien, ils commençaient à nous manquer grave ! Pas d’inquiétude : ils ne se sont pas assagis depuis leur séjour au pays des pétards ! Camés jusqu’à l’os et pratiquant une sexualité aussi débridée qu’imaginative, ces jouisseurs, pas très bien dans leur peau, à la mauvaise foi hallucinante et à l’égoïsme primaire, n’ont pas bougé d’un poil pour le plus grand bonheur de leurs aficionados qui se régaleront de leurs nouvelles mésaventures déjantées et euphorisantes ! Megg est toujours aussi dépressive, Werewolf toujours aussi imprévisible, Mogg toujours aussi philosophe (sauf lorsqu’il est en manque) et Owl, toujours aussi compréhensif et généreux, malgré tout ce que lui font endurer ses colocataires, continue à ne récolter qu’indifférence et ingratitude… Même (et surtout) le jour de son anniversaire (ces ingrats avaient déjà zappé de le lui souhaiter), ils réussissent à lui taper la honte dans le restaurant français chicos où cet inconscient les avait conviés… Un fucking anniversaire hilarant où vous retrouverez toutes les ficelles du talent d’Hanselmann pour vous dérider les zygomatiques !

Happy Fucking Birthday de Simon Hanselmann, Misma, 2017 / 25€

 

La Misma « twins » !

 

 

Alors, quoi de neuf en ce début 2018 ? De la belle et bonne adaptation littéraire  avec « Mon traître » où Pierre Alary retranscrit à merveille l’ambiance du roman de Sorj Chalandon… Du thriller fantastique de haute volée où, sur fond de pluie battante, des sorcières « nouvelle génération » affrontent le mal qui se dissimule sous la forme d’un oiseau de malheur… Le sort des enfants volés durant la dictature argentine est évoqué avec sensibilité dans le très émouvant « vies volées » de Matz et Mayalen Goust… Pour finir, Benoît Peeters nous parle gastronomie et met les petits plats dans les grands… Et Sébastien Lumineau nous propose un repas complet « escalopes, poire et fromage », dans le dernier menu « BD cul » qui, à défaut de vous arrondir le bidon va vous faire bidonner ! Attention, cependant… Ce n’est pas un menu enfant ! Chaud bouillant ! Si vous êtes sur Paris, ne manquez pas  la superbe expo-vente de Jacques Ferrandez, « L’oeuvre d’Albert Camus en bande dessinée », visible à la galerie Gallimard jusqu’au 7 mars prochain ! Bon, je vous dis à très bientôt, car j’ai encore tout plein de petites merveilles à vous présenter ! En attendant, bonnes lectures à toutes et à tous !

 

 

 

En 1977, au cours d’un voyage à Belfast, Antoine, luthier parisien, tombe en amour pour l’Irlande, autant pour sa culture que pour la chaleur de ses habitants. Sa rencontre avec Jim et Cathy, membres du mouvement républicain avec qui il nouera une solide amitié, l’amènera à devenir ami avec Tyrone Meehan, responsable de l‘Ira, et combattant de la première heure contre l’oppression britannique… Antoine, fasciné par ses figures emblématiques, deviendra partisan de leur cause et servira même de « contact » à Paris où il logera quelques activistes (dont Meehan) dans la plus grande discrétion. Paris, 1986. Antoine apprend, sidéré et atterré, que Tyrone, son ami, presque un père, vient d’être démasqué comme traître à la cause qu’il défendait : durant les vingt-cinq dernières années, il fut un agent infiltré pour le compte des anglais, au sein de l’Ira… Le roman de Sorj Chalandon, paru en 2008, remporta de nombreuses récompenses et inspira des metteurs en scène qui l’adaptèrent pour le théâtre. Pierre Alary, à son tour, donne corps à ce récit où il apporte tous ses talents de scénariste, de dessinateur et de coloriste pour adapter de manière aussi sensible que fidèle, ce texte fort où amitié, engagement et trahison dansent un ballet cruel… Alary retranscrit à la perfection la tension émotionnelle entre les différents protagonistes, leur donnant matière et visage, mettant à nu ce fil tendu jusqu’à la rupture entre l’intensité des sentiments et des convictions et le désespoir face à l’amitié déçue. L’incompréhension face à cette trahison qui s’élargit à une famille et à un peuple, cet immense gâchis et ces désillusions sont palpables dans les expressions des visages et dans les couleurs ocre/vert qui illustrent à merveille le malaise ressenti. C’est aussi toute l’histoire et la violence de ce conflit, ses personnages légendaires comme Bobby Sands ou plus loin dans le temps, James Connolly, qui s’offrent à notre réflexion dans un bel hommage à la résistance irlandaise. Une balade désenchantée traitée avec une belle maîtrise.

Mon traître de Pierre Alary (d’après le roman de Sorj Chalandon), Rue de Sèvres, 2018 / 20€

 

 

 

 

Betty Couvreur mène une vie tout ce qu’il y a de plus banale entre son boulot d’éditrice, sa fille Clara, adolescente délurée qui n’a pas sa langue dans sa poche, et sa mère, Maud, auteur de livres pour enfants. Pas d’homme dans sa vie, elle n’en n’a pas le temps… Et puis, le clan « Couvreur » est un vrai matriarcat ! Suite à un dégât des eaux (il pleut sans discontinuer sur Paris depuis des semaines… Tiens, tiens !), Betty et Clara se sont réfugiées chez Maud. Un matin, Clara découvre sa grand-mère inanimée, plongée dans un profond coma… Affolée, elle appelle les secours lorsqu’on sonne à la porte… Surgit alors un personnage aussi mystérieux que terrifiant, une sorte de monstre à tête d’oiseau et manteau de plumes, qui affirme venir chercher un paquet que Maud devait lui remettre… Puisqu’elle n’est pas en capacité de le faire, il somme Clara de le lui amener sous peine de représailles… Quand Betty apprend ce qui s’est passé, elle fouille dans les affaires de Maud à la recherche d’indices en relation avec cette effrayante visite, et tombe sur des documents qui lui apprennent que sa mère a changé d’identité et qu’elle est née sous le nom de « Singer » dans un petit village du Doubs, où, tous les trente ans, d’étranges phénomènes se produisent… Les deux filles décident de partir sur place pour débusquer la vérité… Tout au long de ces presque 330 pages (et oui, énorme pavé… qui se lit d’une traite, en apnée !), on suit avec avidité cette histoire dont les racines profondes révèlent au grand jour des secrets de famille enfouis depuis la nuit des temps, dans un climat où le paranormal prend, au fur et à mesure de l’intrigue, de plus en plus d’ampleur. Si le scénario est tiré au cordeau, les illustrations quant à elles, collent à l’histoire dans une parfaite symbiose, reflétant en miroir cette ambiance mystérieuse et angoissante (parfois terrifiante !) dans un noir et blanc lumineux et ruisselant, où la pluie tient à elle seule le rôle d’un personnage omniprésent. Découpé en chapitres comme un roman, « L’homme gribouillé » se lit comme un bon polar qui flirterait avec la science-fiction, et nous offre un voyage initiatique de « première classe » qui donne la chair… de corbeau ! Fluide et captivant… « Singer » in the rain !

L’homme gribouillé de Serge Lehman et Frederik Peeters, Delcourt, 2018 / 30€

 

 

 

 

Durant la dictature argentine, cinq cents bébés furent “placés” dans des familles proches du pouvoir après que leurs parents furent assassinés… Depuis, Les grands-mères de ces enfants volés défilent chaque semaine place de mai à Buenos Aires, dans l’espoir de retrouver leurs petits enfants… Comme beaucoup de jeunes gens, Mario a des doutes sur sa filiation : il ne ressemble à aucun de ses parents et il n’a jamais vu de photo de sa mère enceinte… Pour en avoir le coeur net, il decide de passer un test ADN. Son ami Santiago, fils de bonne famille bien dans sa peau qui ne se torture pas l’esprit avec ce genre de question, décide d’accompagner son ami au centre médical. Pour profiter plus longuement du charme de Gabriella, la jolie infirmière, il passe lui aussi le test… Les résultats, quelques jours plus tard, vont bouleverser de manière inattendue et brutale les deux jeunes hommes : Si Mario est soulagé d’être bel et bien le fils de ses parents, ce n’est pas le cas de Santiago qui découvre, horrifié qu’il a vraisemblablement été élevé par des gens complices de l’assassinat de ses parents biologiques… Bouleversé et révolté, celui-ci  va retrouver sa grand-mère et  découvrir l’existence d’Elena, sa sœur biologique, en même temps que les circonstances tragiques de la mort de leurs parents… Comment se reconstruire et envisager l’avenir quand toute sa vie est bâtie sur le pire mensonge qui soit ? Le trait fin et élégant de Mayalen Goust, tout en nuances et en couleurs douces, accompagne le scénario sensible et bien mené de Matz qui explore avec beaucoup d’intelligence cet épisode atroce (parmi tant d’autres…) des exactions de la junte militaire qui a sévi en Argentine de 1976 à 1983. Sur les cinq cents enfants volés, seulement cent-vingt cinq ont retrouvé leurs familles, sans vraisemblablement échapper aux inévitables séquelles dont ce superbe ouvrage nous expose la palette de souffrances de manière terriblement réaliste … Un album dur et nécessaire, troublant et esthétique, qui ne laisse pas indemne…

Vies volées de Matz et Mayalen Goust, Rue de Sèvres, 2018 / 15€

 

 

 

 

Benoît Peeters est connu pour être un expert en bandes dessinées. Il en a réalisé aussi, notamment avec François Schuiten, son ami d’enfance : tous les amateurs ont encore en mémoire la superbe et prolifique série « Les cités obscures » (14 volumes ! ) Il est également l’éditeur d’une maison indépendante à Bruxelles   : « Les impressions nouvelles ». Il a écrit des romans, réalisé des romans photos, travaillé pour le cinéma, la télévision et pour le théâtre radiophonique… Il a été l’ami de Barthes ( qui a dirigé son mémoire sur Hergé « Bijoux de la Castafiore »). Ce passionné du nouveau roman est indéniablement un intellectuel à plusieurs casquettes… Auxquelles aurait pu se rajouter une toque ! A dix huit ans, après avoir déjeuner chez Troisgros, Benoît Peeters a littéralement reçu une révélation, plaqué ses (brillantes) études pour se plonger avec ferveur dans les ouvrages culinaires. Il a même exercé le métier de cuisinier à domicile, expérience cuisante qu’il nous relate dans cette succulente autobiographie dessinée. LA gastronomie y tient évidemment une très grande place, à travers ses propres expériences et ses rencontres avec des chefs prestigieux tels que Ferran Adria (il n’a dîné qu’une seul fois chez le « maître », le jour de la fermeture de son restaurant, en Espagne), Michel Bras, Pierre Gagnaire et aussi (et surtout) Willy Slawinski avec qui il noua une profonde amitié. Tous deux avaient le projet d’un livre écrit à quatre mains qui n’a malheureusement pu aboutir, Slawinski, l’incroyable chef aussi doué que discret de « L’apicius » étant décédé bien trop tôt… On se régale à chacune des anecdotes évoquées dans cet ouvrage empreint de nostalgie, qui ne manque ni de sel ni de piquant, par la grâce de l’humour mêlé de tendresse de son auteur. Quant au dessin tout en noir et blanc d’Aurélia Aurita, il revêt des couleurs en aquarelles aussi délicates qu’appétissantes, à l’apparition de chaque plat présenté… Un tour de main qui relève la sensualité et les saveurs qu’on ne peut (hélas !) qu’imaginer ! Nul doute que Benoît Peeters continue de faire partager sa passion et son talent à ses (chanceux) amis et à ses proches… Il s’en est peut-être fallu de peu pour que son nom soit associé aux plus grands virtuoses de cet art culinaire qui n’est certes pas mineur ! Cette bande dessinée atypique et épicurienne, monte en mayonnaise parfaite entre nostalgie et art de (bien) vivre et laisse ses lecteurs… Affamés ! Comment ? Encore des pâtes, ce soir ? Pfffffffff….

Comme un chef de Benoît Peeters et Aurélia Aurita, Casterman, 2018 / 18,95€

 

 

 

 

Ce soir, Michel passe chez son boucher pour se procurer des escalopes qu’il compte cuisiner et déguster en compagnie de Sarah, sa compagne. Quand celle-ci lui rappelle qu’elle a le soir même une virée déjà prevue entre copines, Michel se prepare à une soirée tristounette en tête à tête avec lui-même… Du coup, les escalopes prennent à ses yeux (lubriques) un attrait sans aucun rapport avec leurs habituelles qualités gustatives, mais tout à voir avec des vertus érotiques( pas si évidentes au premier regard d’un adepte de la position du missionnaire). Michel et ses filets de dinde vont donc entretenir, l’espace d’un bref mais intense instant, un étroit et inattendu rapport avec ses parties génitales ! Bref. Car Sarah rapplique à l’improviste avec ses amies et Michel n’a d’autre choix que de mitonner les escalopes qui ont subi ses derniers outrages, y rajoutant des épices pour masquer l’ingrédient charnel de première bourre de sa composition ! Non seulement les filles se régalent mais elles sont toutes prises, sans exception, d’une folie sexuelle totalement désinhibée, dont elles n’auront aucun souvenir le lendemain… Je vous jure qu’après avoir lu cet ouvrage (à ne pas mettre sous les yeux de jeunes et purs enfants de moins de seize ans et pas davantage entre les mains de catholiques pratiquants façon Boutin, sauf si vous visez l’apoplexie qui ne manquera pas de s’ensuivre), vous ne regarderez plus jamais une escalope d’un regard innocent et que vous serez même soupçonneux si, au hasard d’une invitation, un curry de dinde atterrit dans votre assiette ! Bref, si le dessin est cru et ne laisse aucune place à un érotisme feutré façon faux cul, le scénario de “cette dinde façon GHB” est particulièrement hilarant jusqu’à la chute qui ne l’est pas moins (hilarante et surprenante !) Pour le même prix, Sébastien Lumineau ne nous laisse pas sur notre faim et nous offre le coup de l’étrier entre “Poire et fromage” dans un scénario largement aussi déjanté que le premier ! Annie aime les sucettes ? Michel love les escalopes ! A table !!!!

Les escalopes de Sébastien Lumineau, Les Requins Marteaux, 2018 / 14€

 

 

Exposition Jacques Ferrandez « L’oeuvre d’Albert Camus dans la bande dessinée », Galerie Gallimard

 

« Voilà longtemps que je fréquente Camus. Comme lui, je suis né en Algérie, comme lui, j’ai tenté de raconter les liens complexes entre la France et l’Algérie, d’abord à travers mes Carnets d’Orient, puis à travers l’exploration de son œuvre. « L‘Hôte » tout d’abord, cette courte nouvelle issue de L’exil et le royaume qui aborde les principaux thèmes camusiens, l’absurde, la révolte, la fraternité et au-delà, les notions de choix, de justice, de responsabilité, tout en mettant au centre du récit le vaste paysage algérien des hauts-plateaux en hiver. L’Étranger ensuite, ce monument de la littérature, dont la principale difficulté d’adaptation a été de donner un visage à Meursault et de le faire vivre sous le soleil d’Alger. Enfin, Le premier homme, roman posthume et inachevé qui aurait pu ouvrir un nouveau cycle, celui de l’amour ou de la fraternité, dans lequel j’ai retrouvé à travers la simplicité  et la lumière de Camus le quartier de Belcourt à Alger où je suis né et où mon père et mes grands-parents ont vécu. Mettre en images l’œuvre de Camus, c’est tisser des fils invisibles qui me relient à lui et mieux comprendre ce que cette histoire commune signifie au plus profond de moi. » Jacques Ferrandez.

Depuis le 19 janvier, la galerie Gallimard présente un nouvel accrochage consacré aux bandes dessinées que Ferrandez a créées d’après les trois textes d’Albert Camus « L’hôte », « L’étranger » et « Le premier homme ». L’exposition-vente présente trente doubles planches originales tirées des trois albums et une vingtaine d’aquarelles sur Alger.

 

 

 

Christine Le Garrec