Papiers à bulles ! N°40

Je vous propose aujourd’hui de découvrir la suite (et fin) des voyages de Belzoni en Egypte, le terrible destin d’Emile Griffiths (boxeur noir et homosexuel plusieurs fois champion du monde), et les aventures poétiques et mouvementées d’un chat échappé d’un kimono ! Place ensuite à la « Putain d’usine » de Jean-Pierre Levaray, mise somptueusement en images par Efix, pour un constat amer sur la dure réalité du monde ouvrier. De l’humour ensuite avec un microbe sauveur de l’humanité fou amoureux d’une star de cinéma, suivi de deux « Pataquès » particulièrement jouissifs. Le premier, signé par Fabcaro, nous offre une deuxième tournée de planches délicieusement décalées et le second, signé par Marc Dubuisson et Thierry Martin, nous invite à une danse macabre particulièrement mortelle, dans tous les sens du terme ! Pour conclure, un coup de projecteur sur une chouette revue qui mêle habilement sciences et BD ! Bonnes lectures à toutes et à tous !

Ultime voyage de Giambattista Belzoni, toujours aux prises avec son rival, le consul Drovetti… Un Drovetti vexé comme un pou depuis que Belzoni a exhumé sur un terrain qu’il avait déjà fouillé, une splendide statue d’Aménophis III ! Toujours aussi roublard (et talentueux !), notre Giambattista ! Quant à Sarah, son épouse, elle est toujours à Jérusalem où elle va réussir l’exploit de pénétrer dans le temple de Salomon, malgré deux handicaps de taille… Femme et catholique ! Quelle famille ! Et quel plaisir de les retrouver après leurs deux précédents voyages ! (1er voyage chroniqué ici, 2ème voyage, !). Et ce dernier tome n’a rien à envier aux deux précédents : fouillé (sans jeu de mots !) au niveau du scénario (inspiré de faits réels), truculent dans ses dialogues teintés d’humour, et superbe dans ses illustrations où gravures d’époque se fondent naturellement aux dessins de Lucie Castel. Un peu triste de devoir dire adieu à ces personnages si attachants qui m’ont fait rêver, rire et voyager (tout en m’instruisant)… Je sens cependant qu’ils ne prendront pas la poussière dans ma bibliothèque et que je les retrouverai régulièrement avec plaisir !

Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni (Troisième voyage) par Lucie Castel (dessin), Nicole Augereau et Grégory Jarry (scénario), FLBLB, 2020 / 20€

Après « Johnny Cash : I see a darkness » et « Nick Cave : Mercy on me » (chroniqués ici !), Reinhard Kleist nous offre cette fois une biographie romancée d’Emile Griffith, boxeur noir américain plusieurs fois champion du monde dans les années 60… Et homosexuel. Deux obstacles de taille dans l’Amérique ségrégationniste pour cet homme doux venu au noble art par hasard… Car c’est dans l’atelier de modiste où il travaillait à la confection de chapeaux pour dames qu’Emile fut repéré par son patron pour sa carrure d’athlète. Celui-ci le présenta à un entraîneur qui évalua de suite son immense potentiel. Notre Emile, à la sensibilité féminine et aux doigts de fée, se retrouva gants aux poings sur le ring, où il fit des étincelles… Jusqu’au jour où Benny Kid Paret, son adversaire, succomba sous ses coups après avoir suscité sa rage par des propos homophobes… Un acte qu’Emile regrettera toute sa vie, hanté par le souvenir de cet homme mort par sa faute… Un noir et blanc tout en contraste, un dessin lumineux, un sens du mouvement d’un réalisme époustouflant, un scénario émouvant, entre présent et flash-backs, qui nous plonge dans l’atmosphère de l’époque avec une maîtrise parfaite. Reinhard Kleist retrace avec un art consommé en mots et en dessins le destin de cet homme en proie à ses démons sur fond de violence raciste et homophobe. Un dossier documentaire de Tatjana Eggeling (ethnologue spécialisée dans les comportements homophobes dans les milieux sportifs) complète cet ouvrage, ainsi que quelques croquis de Reinhard Kleist qui confirment l’indéniable talent de cet artiste hors du commun. Du même auteur, vous pouvez également vous procurer dans la même collection, « Castro » (ici !) et « Le boxeur » ( !) qui retrace l’histoire du polonais Hertzko Haft, survivant des camps de la mort devenu après guerre boxeur aux États-Unis.

Knock out ! par Reinhard Kleist, Casterman, 2020 / 18,95€

Nancy Peña tisse la trame de ce conte onirique en de courtes histoires reliées entre elles par un fil… Tiré par un chat ! Une trame réalisée avec autant de talent que le tisseur de son histoire ! Mais comme tout conte, commençons par le début… Il était une fois une jeune et riche jeune femme qui adorait se parer des plus beaux kimonos, avec une préférence pour celui orné de chats, confectionné avec passion par un tisseur secrètement et profondément épris d’elle, sans espoir de retour… Désespéré de ne jamais conquérir le coeur de sa belle, le tisseur fomenta alors un plan diabolique : il créa deux kimonos à motifs de rats et de grues pour qu’ils sèment la pagaille chez les chats du kimono de son inaccessible amour. Hélas, le combat fut si rude que la belle en mourut… Un chat profita de la terrible bataille pour s’enfuir et commença alors un long périple par-delà les mers et le temps… Entre conte fantastique et quête initiatique empreinte d’humour et de poésie, Nancy Peña nous embarque dans un époustouflant chassé croisé truffé de clins d’oeil littéraires où l’on croise les personnages mythiques de la littérature anglo saxonne (Sherlock Holmes, Alice au pays des merveille…) au cours d’un road-trip hallucinant où le graphisme, dans un noir et blanc lumineux, se modifie au gré des lieux et époques que le chat traverse, des soieries somptueuses du Japon teintées de rouge carmin à la noirceur d’une enquête menée par le célébrissime Holmes, d’un navire en pleine mer aux ateliers de Bonnard et de Toulouse-Lautrec. D’une extrême originalité et d’une beauté à couper le souffle, « Le chat du kimono » se lit avec délices, entre réalité et songe éveillé… Cet album (réédité en bichromie) est le premier tome d’une trilogie. Hâte de découvrir les deux suivants dans cette belle édition !

Le chat du kimono par Nancy Peña, La Boîte à Bulles, 2020 / 19€

Qui sont les francs-maçons ? Selon une idée bien ancrée dans l’inconscient collectif, la franc-maçonnerie serait composée de puissants manipulateurs faisant pression sur les milieux politiques… Et bien, cette comédie remet bien des pendules à l’heure sur les fantasmes que suscite cette mystérieuse société secrète ! Réalisée par un franc-maçon qui nous fait partager sa propre expérience, cette comédie un brin cynique et furieusement drôle nous invite à regarder de l’autre côté de la lorgnette, en partageant sur le terrain le quotidien des membres d’une loge. A partir d’une initiation rocambolesque, du moins du point de vue logistique (retard du vénérable, pas assez de chaises ni de nourriture pour tous, erreur de calendrier…), Jérôme Denis nous dépeint d’un regard tendrement moqueur une croustillante galerie de personnages aux personnalités ordinaires et furieusement humaines, issus de tous les milieux sociaux, balayant d’un seul coup d’un seul les nombreux poncifs autour des « frères et soeurs » de cette organisation voilée (à dessein !) de mystère. Quelques coups de griffes pour dénoncer la rivalité entre les loges ou les idéaux de fraternité parfois mis à mal par les égos des uns et des autres et vous aurez une toute autre vision, bien plus « terre à terre » et certainement plus proche de la réalité, des us et coutumes de la franc-maçonnerie ! Servie par un dessin semi-réaliste très agréable, cette BD est aussi instructive qu’amusante !

Grand Orient par Jérôme Denis et Alexandre Franc, Soleil, 2020 / 17,95€

Une face Macron, une autre Trump, deux « imbuvables » fléaux de la démocratie que Willem a croqué dans un dessin « méchamment » réaliste pour dénoncer leur mépris et leurs vanités à travers leurs dangereuses et injustes politiques migratoires, sociales et écologiques. Ce recueil de dessins, parus dans Charlie Hebdo et Libération entre 2018 et 2019, met en lumière leurs personnalités et leurs actes dans un dessin caricatural au trait toujours précis et férocement expressif, marque de fabrique de ce « dinosaure » qui nous fait rire du pire depuis des décennies. Un rire libérateur, même s’il est un peu jaune… Comme les gilets qui dénoncent le Jupiter qui nous gouverne ! A quand d’autres imbuvables, Monsieur Willem ? Vous n’avez, hélas, que l’embarras du choix… Ah ! J’oubliais… Un chouette petit dépliant avec les dessins de Willem inspirés par la crise du Covid 19 vous est offert avec l’achat de cet incontournable !

Les imbuvables par Willem, Les Requins Marteaux, 2020 / 17€

Un boulot pris à l’origine pour un ou deux ans, juste après les études terminées. Trente ans après, il y est toujours, par peur du chômage, par lâcheté ou manque de choix, peu importe… Trente ans à bosser dans cette usine de produits chimiques avec une peur au ventre justifiée car la mort rôde, fauchant les hommes au cours de terribles accidents du travail ou les détruisant à petit feu dans des maladies jamais reconnues comme professionnelles… Une usine classée Seveso, comme celle qui a explosé à Toulouse ou plus récemment à Rouen (LA « putain d’usine » ?)… C’est ce quotidien que nous dépeint Jean-Pierre Levaray dans une adaptation de ses romans, superbement illustrée par un Efix au mieux de sa forme qui a su retranscrire à la perfection son propos. Trois histoires réunies en un seul volume (« Putain d’usine« , « Les fantômes du vieux bourg » et « Tue ton patron« ) pour nous décrire le quotidien de ces hommes partagés entre la résignation (il faut bien vivre…) et la révolte qu’ils mettent en oeuvre au cours de bras de fer avec un patronat qui ne leur jette au passage que quelques miettes… Des hommes qui perdent leur vie en la gagnant, la sacrifiant sur l’autel du monde du travail et du capitalisme inhumain. Des hommes broyés dans les rouages d’une usine qui se gave en ogresse sur les ouvriers qui la font tourner, éliminant sans états d’âme les maillons devenus inutiles en cas de baisse de bénéfices, pour complaire aux actionnaires… Le propos est rude et la colère palpable au fil des pages de cette « Putain d’usine » qui fait prendre conscience à ceux qui y ont échappé de la réalité implacable du monde ouvrier. La tendresse y est présente aussi, à travers les portraits émouvants et poignants de camarades disparus, par accident, maladie, ou par l’abus d’alcool, seul moyen pour certains d’apaiser leur mal de vivre… Comme est omniprésente la fraternité et la solidarité qui relient ces hommes entre eux. Quant au dernier chapitre, « Tue ton patron », il met en scène la vengeance d’un ouvrier licencié, prêt à tout pour éliminer celui qui a fait basculer sa vie dans le néant… Un roman graphique engagé, magistralement réalisé par un militant anarchiste qui nous offre son vécu de manière brute, comme un mal nécessaire pour nous ouvrir les yeux. « Putain d’usine » a également été mis en images par Rémy Ricordeau dans un film documentaire que je vous invite vivement à visionner (édité par Les Mutins de Pangée, en DVD et VOD sur lesmutins.org)

Putain d’usine : la totale par Efix et Jean-Pierre Levaray, Petit à Petit, 2019 / 30€

Rien ne va plus sur Terre. Une terrible pandémie, ayant pour conséquence d’effacer les visages des humains, laisse les scientifiques de tous poils totalement impuissants : pas le moindre début de commencement d’idée n’a germé dans le cerveau des plus pointus spécialistes pour éradiquer ce fléau… Jusqu’au jour où un chercheur borgne (un de ses yeux s’est déjà fait la malle) découvre sous son microscope une bactérie qui pousse un étrange cri… Cri qui a vraisemblablement le pouvoir de guérir cette fichue maladie, puisque son oeil a miraculeusement repris sa place sur son visage ! Cette découverte risquant fort de le rendre célèbre dans le monde entier (et de l’enrichir à millions), notre chercheur décide donc d’en savoir plus sur cette bestiole… Il découvre que son fameux cri n’est autre que celui de Tarzan (le célèbre « OOOIIIIEEEIIIIOOOOOO !!!!!! ») et que le microbe cinéphile (et fort doué en calcul mental) est fou amoureux de Jane. Et justement, à propos de Jane… L’infiniment petit à tronche de Gollum refuse de s’égosiller une fois de plus si on ne lui amène pas illico presto la « Toajêne » de ses rêves… Impossible de ne pas s’attacher à ce microscopique « Moatarzan »… Et de ne pas éclater de rire sous l’imagination débridée de ce scénario totalement déjanté qui réserve de désopilantes surprises ! Quant au dessin (dont le trait m’a quelque peu évoqué celui de Gotlib dans certaines planches), il est à son image : furieusement drôle et décalé ! J’adoooore !

Toajêne par Bruno Bozzetto et Grégory Panaccione, Delcourt, 2020 / 19,99€

Fabcaro a le chic et choc pour décortiquer le comportement de ses congénères à la loupe (pas si grossissante que ça). Il nous en avait déjà donné un aperçu au cours d’une première tournée (chronique ici !) qui, loin de nous avoir mis la gueule de bois, nous avait plutôt donné le goût d’y revenir le plus vite possible ! Et bien, le revoilà de retour pour une deuxième tournée toute aussi généreuse que la précédente, voire encore plus savoureuse ! Fabcaro nous y renvoie nos travers de manière aussi implacable qu’hilarante dans les situations absurdes (mais tellement humaines !) qu’il met en scène. Mes préférées (choix cornélien…) ? Ses suggestions de cadeaux de Noël (une box week-end chiant : « Puy de Dôme et dépression » ou « Lozère et scarification), la grève des plombiers protestant contre le projet de loi visant à limiter la raie du cul apparente à 6,5 cms, la compétition d’enfilage de couette (tout le monde s’y reconnaîtra… Ou je suis la seule à galérer ???), le parcours du combattant pour devenir locataire (bulletins de salaire, déclaration d’impôts, copies d’anglais de 3ème, IRM du pancréas, caution des parents, des grands parents et de la cousine de Bill Gates, photo de vous devant le Taj Mahal avec cinq japonais et trois pangolins… Ah ! Il en manque un…) ou la dure peine requise contre un criminel, condamné à rester deux ans assis à côté d’un piano SNCF à écouter des gens jouer le thème d’Amélie Poulain… Allez, Fabcaro, on est déjà prêts pour une troisième tournée du même tonneau ! En attendant, subtile délectation à toutes et à tous car vous allez vous régaler !

Open Bar 2ème tournée par Fabcaro, Delcourt, 2020 / 12,50€

La vie ne vaut rien… Mais rien ne vaut la vie ! Pour preuve, à son approche, on a tous tendance à vouloir s’y raccrocher de toutes nos dernières forces… Comme les malheureux mis en scène par Marc Dubuisson et Thierry Martin qui se rebellent, en vain bien sûr, contre la farceuse faucheuse qui les chope au moment où ils s’y attendent le moins ! Cet album franchement mortel, composé d’une centaine de gags macérés dans l’humour le plus grinçant et le plus noir (what else ?), nous délivre les mille et une ruses, toujours inattendues, de cette employée zélée à la conscience professionnelle sans faille… Mortellement drôle !

Mortel par Marc Dubuisson et Thierry Martin, Delcourt, 2020 / 9,95€

Soif ! La revue qui abreuve votre curiosité !

Les éditions Petit à Petit ont toujours eu à cœur de rendre accessibles les savoirs au plus grand nombre en imaginant un genre nouveau : le docu-BD.

Avec cette optique en ligne de mire, cette chouette maison d’édition vient de lancer « Soif ! » (en partenariat avec la Fondation Flaubert de l’Université de Rouen). Un nom approprié pour une revue (ou « mook » pour être plus précis : contraction de magazine et de book) qui nous propose de satisfaire notre soif de curiosité en nous donnant des clés pour comprendre et analyser le monde qui nous entoure grâce aux toutes dernières avancées de la recherche… Racontées en bandes dessinées ! Une manière ludique et originale d’offrir au grand public une meilleure visibilité du travail des scientifiques dans tous les domaines des sciences humaines (de la psychologie à l’histoire, en passant par la sociologie et le sport) à travers de passionnants dossiers d’une dizaine de pages accompagnés de leurs docu-BD. Le premier numéro (illustré par Alfred… La classe !) aborde ainsi treize thématiques déclinées par des spécialistes des sujets abordés (« Au coeur des villes polaires », « Handicap, au-delà des clichés », « Peut-on réinventer les systèmes bancaires ? », « République : des citoyens sous surveillance ? », « Qu’est-ce que l’égalité en entreprise ? », « L’étonnant Monsieur Lachâtre », « Nager coordonné », « Quel avenir pour notre humanité connectée ? », « Comment juger les terroristes ? », « Sont-ils heureux à l’école ? », « L’exil politique ne date pas d’aujourd’hui », »Dans les coulisses des concours de beauté », « La protection des pauvres et ses limites »). Des suggestions culturelles vous sont ensuite proposées (livres, revues, numérique, BD, essais, cinéma, séries) ainsi qu’une interview de Michel Bussi (parrain de la campagne de financement participatif). Quant aux docu-BD, ils sont signés par Nicolas Pona, Eddy Simon, Emmanuel Marie, Céka et Wallace (pour les textes), Sylvain Dorange, Halim Mahmoudi, Kyung Eun Park, James Blondel, Anne Perrine Couët, Emmanuel Lemaire, Thierry Chavant, Joël Alessandra, Laurence Clément, François Foyard, Jena, Sylvain Bauduret et Efix (pour les dessins). Soif ! a décidément sa place à la maison pour se cultiver et se détendre en famille, mais aussi en bibliothèque et en milieu scolaire… Pensez à vous abonner, particuliers ou collectivités !

Soif ! / Petit à Petit / 16,90€ le numéro (abonnement 4 numéros : 67,60€)

Christine Le Garrec